Quand le ballon rond faisait peur à la dictature

Football, Sócrates et démocratie corinthienne

Claude Piperno

Football, Sócrates et démocratie corinthienne

Claude Piperno

Fric, dictature et football font bon ménage. Le Mondial au Qatar en dit quelque chose. Mais cela n’a pas toujours été le cas. En témoigne l’expérience du Corinthians, mythique club de São Paulo aux avant-postes des combats contre l’autoritarisme et les injustices, au début des années 1980.

[Illust. Sócrates et ses coéquipiers, portant un maillot incitant à aller voter contre la dictature militaire brésilienne]

Fric, dictature et football font bon ménage. Le Mondial au Qatar en dit quelque chose. Mais cela n’a pas toujours été le cas. En témoigne l’expérience du Corinthians, mythique club de São Paulo aux avant-postes des combats contre l’autoritarisme et les injustices, au début des années 1980.

Au Brésil, des militaires aux ordres de Washington prennent le pouvoir en 1964. Ils dirigent le pays d’une main de fer, pendant plus de vingt ans, mais dès la fin des années 1970, ils ont affaire à une intense poussée ouvrière, populaire et démocratique, une sorte « d’années 68 » à retardement. Dans un pays comme le Brésil où le football fait partie intégrante de la vie quotidienne, le ballon rond n’est pas complètement étranger à ce climat, ni à la lutte des classes. Dans ces combats, le Sport Club Corinthians Paulista, plus connu sous le simple nom de « Corinthians », prend toute sa part.

Le club, fondé en 1910, est l’un des plus titrés du pays. Il a remporté, entre autres, deux Coupes du monde des clubs, sept championnats du Brésil ou encore trente victoires au championnat de São Paulo. Certes, comme le rappelle Wladimir, emblématique défenseur du Corinthians entre 1972 et 1985, « la période la plus dure de la dictature était derrière nous, [à la fin des années 1970] mais c’était tout de même toujours la dictature ». São Paulo et sa banlieue industrielle se trouvent alors au cœur de la contestation contre les galonnés et les stades sont souvent choisis par les grévistes pour y tenir leurs AG. Dans les tribunes et sur le terrain du stade historique du Corinthians, plus connu sous le nom de Pacaembu, se jouent les prolégomènes de ce qui sera par la suite le Parti des Travailleurs de Lula ainsi que le processus de rénovation syndicale qui aboutira à la naissance de la Centrale Unique des Travailleurs (CUT).

Un toubib, un gamin, un défenseur et un sociologue pour changer l’histoire d’un club

Au tout début des années 1980, le Corinthians est loin d’être au sommet de sa gloire. Mais la situation change du tout au tout en 1982. Pourquoi ? « Parce qu’il existe parfois des hasards dans l’Histoire, raconte le journaliste sportif brésilien Juca Kfouri, qui participe de près à cette époque à l’expérience des Corinthians. Les hasards, c’est quand dans un même endroit, des personnes un peu bizarres qui sont sur la même longueur d’onde se rencontrent et commencent à faire des choses ensemble ». Toujours selon le témoignage plein de tendresse de Kfouri, ces personnes un peu étranges sont Sócrates, avant-centre, « un type tout maigrichon [d’où son surnom, « Magrão »], qui avait fait médecine [d’où son second surnom, « Doutor Sócrates], mais qui avait fini par opter pour le foot, et qui était capitaine de l’équipe nationale », Walter Casagrande, brillant attaquant, « une espèce de révolté qui fumait des joints après l’entraînement, un gamin à peine sorti de l’adolescence » et Wladimir Rodrigues dos Santos, arrière latéral gauche portant le maillot numéro 4, « un gars sorti d’on ne sait où, à la personnalité extraordinaire ». À la tête de ce club en pleine déconfiture arrive en 1982 « un jeune sociologue gauchiste qui n’a aucune idée de ce qu’est vraiment le foot », Adilson Monteiro Alves.

Savoir ce qu’il ne faut pas faire, c’est déjà savoir « que faire »

Monteiro Alves ne fait pas mystère de son incompétence. Lors de sa première rencontre avec les joueurs, il leur dit : « je ne [sais] absolument pas quoi faire. En revanche, je leur dis également que ce dont je suis convaincu, à savoir ce qu’il ne faut plus faire. Il faut en finir avec l’autoritarisme et le conservatisme ». C’est ainsi que la discussion avec les joueurs, mais également l’ensemble de l’encadrement et des salariés du club, du préparateur physique jusqu’au guichetier du stade s’engage. « Cette première réunion, raconte Monteiro Alves, a duré dix heures. Tout le monde voulait parler. Et pendant deux ans, on n’a pas arrêté de débattre ».

C’est ainsi qu’en pleine dictature naît la « democracia corinthiana », sur la base d’un principe d’une grande simplicité : un homme = une voix. L’axiome vaut pour tout le monde, du joueur au masseur en passant par le président du club. « On décidait tout ensemble, à la majorité des votants. On décidait de la tactique sur le terrain, des conditions de transfert, du salaire. Pendant les déplacements où l’on devait prendre le bus, on votait même pour savoir s’il fallait ou non s’arrêter pour aller aux toilettes », se souvient Zenon, le mythique avant-centre à moustache qui jouait à l’époque aux côtés de Sócrates.

Des débats et des AG en guise d’entraînement

Le but ? Aucun, si ce n’est de jouer. « Notre objectif, poursuit Zenon, c’était de faire tourner la balle, de jouer ensemble, que toute l’équipe soit derrière le ballon et les supporters également ». « Le plus inattendu pour l’époque, souligne Plinio Labriola, historien du foot, c’est qu’avec ce système démocratique, les joueurs commencent à faire des prouesses ». « Le vendredi soir et le samedi, se rappelle Monteiro Alves, on organisait des débats avec des artistes, des militants, des étudiants, des sociologues. Et plus les gars discutaient, mieux ils jouaient sur le terrain, le dimanche ». Les résultats, en effet, ne se font pas attendre. Le club sort de la « Taça de Prata », sorte de deuxième division brésilienne à l’époque, et gagne, en 1982 puis en 1983, le championnat « paulista » contre le grand rival, le São Paulo FC.

L’enthousiasme, chez les supporters, va grandissant. Il déborde largement les « torcidas » traditionnelles du Corinthians, qui regroupent le noyau dur de ses fans. « En revanche, se rappelle Kfouri, les joueurs avaient toute la bonne bourgeoisie de São Paulo à dos, sans parler des militaires ». En effet, la presse, aux ordres du régime, les traitent de « communistes barbus ». Parmi eux pourtant, seul Sócrates porte une barbe à la Che Guevara. Mais la mauvaise foi est de mise… Cet acharnement s’explique par le fait que les joueurs ne se contentent pas simplement de jouer, de bien jouer, et de jouer « en démocratie ». Mais il est toujours compliqué de critiquer les champions, encore plus de les réduire au silence.

Du terrain aux tribunes, contre la dictature militaire

Très rapidement, sur proposition d’un proche des joueurs, Washington Olivetto (qui finira par la suite publicitaire…), l’idée d’inscrire sur les maillots des slogans politiques voit le jour. L’un des premiers messages reprend en partie la police de la marque Coca-Cola et dit tout simplement « Democracia Corinthiana ». Le nom du club est éclaboussé par des tâches de sang, symbole de la brutalité des militaires contre l’opposition.

[Maillot des Corinthians revendiquant le « Que faire », marque de fabrique des footballeurs du club de São Paulo, en 1983]

En conférence de presse, les joueurs ne perdent pas une occasion de brocarder la dictature. Les militaires leur demandent d’arrêter de faire de la politique et de se taire, sans succès. Difficile, en effet, de tacler Sócrates qui devient véritablement, à cette période, « héros du peuple et du Brésil » pour reprendre l’expression d’Eric Cantona.

Ainsi, en 1982-1983, les joueurs du Corinthians vont accompagner, sur des bases démocratiques radicales, avec beaucoup de courage et une audace impressionnante, la poussée antidictatoriale que connaît le pays, les exigences d’ouverture politique et les revendications sociales qui s’expriment avec force dans les usines et dans la rue.

En finale de la très prestigieuse coupe de São Paulo qui clôture l’année sportive 1983, les joueurs du Corinthians sortent des vestiaires et pénètrent sur le terrain avec une banderole où l’on lit : « Gagner ou perdre ? Qu’importe. Mais toujours avec la démocratie ». Les 40 000 spectateurs du Pacaembu exultent. Les autorités se retirent de la tribune présidentielle. Le Corinthians gagne le match.

[Les joueurs descendant sur le pré, devant les caméras, le 14 décembre 1983]

L’héritage de Sócrates

Par la suite, en raison du départ de plusieurs joueurs, la démocratie corinthienne s’effiloche. L’expérience subit surtout le même phénomène que le reste du mouvement social brésilien. Après le pas de côté opéré par les militaires et à l’image des autres « transitions démocratiques » latino-américaines, il subit de plein fouet les conséquences de la « contre-révolution démocratique ». Le retour à un régime d’élections libres sous la houlette des partis de la bourgeoisie et avec le blanc-seing de Washington va en réalité permettre de dévier la poussée sociale, de désorganiser l’opposition ouvrière et d’appliquer, par la suite, les diktats néolibéraux du FMI et de la Banque mondiale, avec les conséquence sociales que l’on sait.

Néanmoins, pour les supporters et les amoureux-ses du ballon rond, l’épisode de la « démocratie corinthienne » reste gravé dans les cœurs. Il montre comment un sport d’équipe ne l’est pleinement que lorsqu’il est le plus généreux possible, sur le pré comme dans ses prises de position. Le football est collectif quand il réussit, pour reprendre l’expression de Plinio Labriola, « à briser les hiérarchies et à revenir à l’horizontalité du terrain ». C’est donc bien collectivement, qu’il est possible de penser, de croire et de supporter « un autre football » à des années-lumière de la veulerie actuelle et avec, en tête, le poing levé de Sócrates, quand il marquait ses meilleurs buts.

[Sócrates en 1983, devant ses supporters du Pacaembu].

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