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International

France, Grèce, Portugal, Espagne... Un printemps de grèves en Europe et le potentiel de la classe ouvrière

Avec la France pour épicentre, une vague de grèves déferle dans plusieurs pays européens. Retour sur leurs limites et les potentialités.

Josefina L. Martínez

6 avril 2023

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Rien qu’au cours des deux derniers mois, une dizaine de journées de grèves et de mobilisations de masse ont eu lieu en France contre la réforme des retraites. L’application du très antidémocratique article 49.3 pour approuver la réforme des retraites, rejetée par la rue et la majorité de la population française, a constitué un saut bonapartiste de la part de Macron. Il a ouvert un tournant et une radicalisation de la lutte, avec la multiplication des mobilisations spontanées sur fond de maintien de grèves dures dans les secteurs stratégiques, de blocages de routes, d’occupations d’universités et d’affrontements avec la police. Le processus de lutte des classes en France est le plus avancé du continent, mais dans cet article, nous nous concentrerons sur ce qui se passe dans d’autres processus de grève en Europe, afin d’obtenir une image plus large et d’aborder certains des débats stratégiques qui s’ouvrent.

De l’autre côté de la Manche, le Royaume-Uni connaît sa plus grande vague de grèves depuis un demi-siècle, tandis que la Grèce a déjà connu trois grèves générales depuis l’accident de train fatidique du 28 février. En Allemagne, la plus grande grève des transports et des services publics depuis 30 ans a paralysé le pays le 27 mars, et au Portugal, les médias ont parlé en février d’un « hiver du mécontentement » en raison de la vague de grèves nationales des enseignants, des travailleurs de la santé et des cheminots. L’Europe n’a pas connu un tel scénario de grandes grèves simultanées dans plusieurs pays depuis au moins une décennie, dans les années qui ont suivi la crise capitaliste de 2008.

Les grèves comme catalyseur d’un mécontentement profond

Le 11 février, 140 000 enseignants sont descendus dans les rues de Lisbonne pour participer à la plus grande manifestation de ces dix dernières années dans le secteur. « Je suis ici pour mes élèves, pour mes collègues précaires, pour les questions concernant les travailleurs âgés, pour le gel (des salaires) » expliquait Maria Guerra, une enseignante de Leiria (à 150 km au nord de la capitale portugaise). « Epuisés » après la pandémie, les enseignants sont maintenant frappés par l’inflation. Si ces derniers manifestaient pour les salaires et leurs carrières, la grève a servi à exprimer un ensemble de griefs accumulés.

En Grèce, des grèves et des manifestations ont éclaté après l’accident de train qui a fait 57 morts le 28 février, parmi lesquels de nombreux travailleurs et étudiants. Mais dans ce pays aussi, la mobilisation exprime une colère accumulée pour de multiples raisons. « Le chagrin s’est transformé en rage pour les dizaines de camarades et de citoyens tués et blessés » déclarait le syndicat du rail dans un communiqué. Depuis, trois grèves générales ont été déclenchées les 8, 13 et 16 mars, auxquelles s’ajoutent des grèves dans le métro et deux semaines de grèves dans les trains nationaux et interurbains. À propos de la grève du 8 mars, appelée dans le secteur public, la presse internationale a souligné l’ampleur des manifestations et le fait que, dans toutes les villes, « on a remarqué un rôle de la jeunesse inhabituel dans les manifestations syndicales ».

Dans certaines villes, comme Patras, Volos, Héraklion et Mytilène « des manifestations d’une telle ampleur n’avaient pas été observées depuis la fin de la dictature en 1974 ». Lors de la grève générale du 16 mars, à l’appel des centrales syndicales des secteurs public et privé, de l’ADEDY (confédération des syndicats des fonctionnaires publics) et de la GSEE (confédération générale des travailleurs grecs), les aéroports ont été vidés, aucun navire n’a quitté les ports reliant les îles, tandis que les trains, le métro, les bus et les taxis ont été arrêtés. La grève a été forte dans le secteur public, dans la santé et l’éducation, et des manifestations de masse se sont répétées dans les principales villes, aboutissant à des affrontements avec la police et à une forte répression policière. Des images inédites depuis avant l’arrivée au pouvoir de Syriza en 2015. La détérioration des services publics est une conséquence directe des privatisations et des plans d’austérité imposés par la Troïka depuis 12 ans, mis en œuvre par les conservateurs, mais aussi par les néo-réformistes de Syriza. À cela s’ajoute aujourd’hui une aggravation de la crise due à l’inflation, accélérée par la guerre en Ukraine.

L’envolée de l’inflation est également à l’origine de la plupart des grèves en Allemagne, organisées depuis plusieurs mois dans les hôpitaux, l’enseignement, la poste et les ports. La « méga-grève » des transports du 27 mars a paralysé le géant allemand. L’inflation en Allemagne a atteint 8,7 % en février ; les syndicats EVG (du rail) et ver.di (des services) réclament une augmentation des salaires de 10,5 %, alors que le patronat n’offre que 5 % et une prime supplémentaire. L’union des deux syndicats est inédite ces dernières années. La grève a été accompagnée de manifestations dans des dizaines de villes allemandes et a suscité un débat considérable dans les médias. Pourtant, malgré l’agitation patronale contre la grève dans les jours qui l’ont précédée, la journée s’est déroulée dans le calme. Jusqu’à présent, les syndicats n’ont pas proposé de poursuivre la lutte et ont annoncé qu’ils retourneraient à la table des négociations salariales.

Les professionnels de la santé disent non !

Au Royaume-Uni, le pic de mobilisation a été atteint lors de la grande grève du 1er février. De nombreux journalistes l’ont qualifiée de grève générale dans les faits, car elle regroupait des grèves de cheminots, de fonctionnaires, d’infirmières, de pompiers, d’enseignants, de professeurs d’université et d’autres secteurs. Ce jour-là, 500 000 travailleurs sont descendus dans la rue pour protester contre l’augmentation du coût de la vie.

Dans le secteur privé, les grèves de ces derniers mois ont permis de remporter d’importantes victoires. Par exemple, à la mi-février, les chauffeurs de bus londoniens ont levé leur grève après avoir obtenu une augmentation record de 18 %. Dans le secteur public, le gouvernement de Sunak a maintenu une ligne dure et un discours presque thatchérien contre les grévistes, promouvant une nouvelle législation antisyndicale. En conséquence, la vague de grèves dans le secteur public a pris une tournure plus politique de confrontation ouverte avec le gouvernement.

Plus récemment, Sunak a tenté de conclure des accords séparés avec différents syndicats. Le 16 mars, un accord a été signé avec les syndicats du NHS (service national de santé) pour mettre temporairement fin aux grèves, sur la base d’une offre d’augmentation de salaire de 5 % et de primes pour le travail en cas de pandémie. Selon la loi britannique, les périodes de consultation doivent être ouvertes aux membres. Les syndicats, à l’exception de UNITE, ont présenté l’accord comme un triomphe et ont appelé à soutenir les consultations, qui se dérouleront jusqu’à la mi-avril.

Le plus intéressant est qu’au cours des dernières semaines, une campagne intersyndicale a été lancée pour appeler au rejet de l’offre salariale du gouvernement, à la fois parmi les travailleurs du NHS et dans les syndicats de l’éducation. Sous le slogan « Les travailleurs du NHS disent NON ! », des campagnes ont été lancées avec des arguments expliquant pourquoi ils devraient rejeter les offres actuelles et poursuivre les grèves (bien qu’il n’y ait pas de propositions concrètes à cet égard). Dans un communiqué, ils déclaraient : « nous avons été des héros pendant la pandémie, mais dès que nous avons essayé d’améliorer nos salaires, nous sommes devenus l’ennemi. Nous savons que des gens nous soutiennent dans tout le pays et nous ne devons pas céder aux tentatives de division. Restons forts, restons en colère, restons ensemble, toutes catégories, toutes disciplines, tous syndicats confondus ».

Le résultat de ces consultations définira les perspectives pour les mois à venir, même si la stratégie de la plupart des syndicats consiste à parier sur un changement électoral en 2024 qui porterait les travaillistes au pouvoir après plus d’une décennie de gouvernements conservateurs.

Les grèves dans le domaine de la santé ont été un élément commun à plusieurs pays à la suite de la pandémie. En Espagne, des manifestations massives pour la santé publique ont eu lieu dans plusieurs villes. À Madrid, une marée blanche a envahi les rues le 12 février, avec des centaines de milliers de personnes soutenant la grève des médecins de premier recours et s’opposant à la détérioration de la santé publique. Il y a aussi eu des luttes syndicales par secteurs et même des victoires, comme celle des travailleurs des magasins Inditex-Zara, qui ont obtenu des augmentations de plus de 15 %. Les directions syndicales maintiennent les grèves divisées par secteur, sans continuité et sans programme pour unir les travailleurs permanents et externalisés, ainsi que toutes les catégories à l’intérieur et à l’extérieur des hôpitaux.

Pour autant, les bureaucraties majoritaires n’ont pas appelé à une grève générale en Espagne depuis dix ans (la dernière remonte au 14 novembre 2012). Avec une inflation relativement maîtrisée à 3,3 % en mars (bien qu’elle atteigne 7,6 % dans l’alimentation), CCOO et UGT ont imposé une « paix sociale » aux côtés de la ministre du Travail du Parti communiste, Yolanda Díaz, et du gouvernement « progressiste » PSOE-Podemos. Dans une année d’élections fortes, avec des élections municipales et régionales en mai, et des élections générales en fin d’année, les bureaucraties et la gauche réformiste misent sur une campagne où la défense du moindre mal favoriserait la gauche, afin de maintenir le gouvernement de coalition avec le social-libéral PSOE.

Un retour inégal de la lutte des classes

Les processus de grève que nous avons traversés sont marqués par les nouvelles conditions économiques et politiques qui se sont ouvertes sur le continent après la pandémie, l’inflation et la guerre en Ukraine. Alors que les gouvernements des principales puissances européennes ont augmenté les budgets militaires et l’offensive guerrière à travers l’OTAN, le « front intérieur » a commencé à grincer et montre d’importantes contradictions. Cela se manifeste par le retour, bien qu’inégal, de la lutte des classes. Et comme les gouvernements répondent aux manifestations par des mesures plus bonapartistes et répressives, comme dans le cas de Macron, la colère s’étend.

Le point le plus avancé à l’heure actuelle se situe en France et ce qui s’y passe aura un impact au-delà de ses frontières. En effet, des tendances embryonnaires à l’auto-organisation de secteurs plus combatifs ont commencé à émerger, sur fond de grèves dures dont les secteurs ont cherché à se coordonner et critiqué l’attitude des bureaucraties syndicales.

Ainsi, dans plusieurs pays d’Europe, il semble y avoir un changement, marqué par des tendances plus fortes à l’intervention de la classe ouvrière, qui commence à se mobiliser dans des grèves pour le redressement des salaires ou des conditions de travail. Dans la plupart des cas, les bureaucraties syndicales parviennent à les diviser et à les pacifier. Comme le dit Santiago Lupe dans un article sur le sujet : « l’autre grand point commun entre les différentes bureaucraties nationales est qu’elles agissent comme un véritable bras armé de l’État pour veiller jalousement à ce que les grèves et l’agitation ouvrière ne se lient pas à une remise en cause des politiques impérialistes de leurs gouvernements respectifs ». Autrement dit, en essayant d’éviter de lier les luttes du « front intérieur » à une remise en question de la politique étrangère impérialiste des États.

Un autre élément important est la participation et la solidarité des secteurs de la jeunesse dans les mobilisations et les grèves, comme cela se produit particulièrement en France, mais aussi en Grèce et au Royaume-Uni. Une jeunesse frappée par la précarité, politisée par les mouvements contre la crise climatique, les mouvements féministes et antiracistes. Une jeunesse qui a le sentiment de ne rien devoir au capitalisme et qui fait un tournant à gauche à la faveur de nouvelles expériences de lutte. Il s’agit d’un contrepoids important aux idées dystopiques du « no future » et à l’individualisme présent de secteurs de la jeunesse, ainsi qu’à l’influence de l’extrême droite, qui cherche à capitaliser de manière réactionnaire sur le malaise.

La vague de grèves actuelle n’est pas encore comparable aux profondes poussées ouvrières et populaires du Mai 68, de l’Automne chaud italien et du Printemps de Prague, les dernières grandes poussées révolutionnaires de la classe ouvrière sur le continent européen, marquées par la radicalisation ouvrière et de la jeunesse. Leur souvenir émerge pourtant comme un flash, lorsque l’on voit des sections de la jeunesse française se mobiliser au petit matin pour soutenir un piquet de grève ouvrier et faire face à la répression policière, ou lorsque les travailleurs de la plus importante raffinerie de France appellent à la grève générale. Ces exemples nous permettent d’entrevoir le potentiel d’une classe ouvrière qui, lorsqu’elle est prête à se battre, peut rassembler derrière elle des sections de la jeunesse, des mouvements antiracistes et un féminisme lié à la lutte des classes, contre les gouvernements impérialistes et le capitalisme.

Depuis l’éclatement de la grande crise capitaliste de 2008 jusqu’à aujourd’hui, nous avons assisté à un retour de la lutte des classes qui s’est déroulée en plusieurs cycles, avec la limite de ne pas avoir dépassé jusqu’à présent le moment de la révolte (ou la combinaison de grèves partielles, contrôlées par les bureaucraties, avec des tendances à la révolte avec les gilets jaunes ou les mobilisations de secteurs de la jeunesse). Dans ce cadre, à maintes reprises, divers mécanismes ont fonctionné pour détourner la mobilisation vers différentes formes d’institutionnalisation, dans le but de parvenir à la recomposition des régimes politiques en crise.

La gauche réformiste regroupée en France autour de la figure de Mélenchon — soutenue même par des secteurs de l’extrême-gauche comme le NPA — tente de canaliser tout le mécontentement, les mobilisations et les grèves vers un hypothétique changement électoral et un « gouvernement de gauche » dans le cadre du régime bourgeois. Les directions syndicales au Royaume-Uni agissent de la même manière, pour renforcer la base électorale des travaillistes, de même que la gauche néo-réformiste espagnole, qui parie sur un nouveau cycle de politique du moindre mal.

Les processus actuels, comme celui qui se développe actuellement en France, et de manière plus embryonnaire dans d’autres pays, soulèvent de nouveaux enjeux. Face à la détérioration rapide des conditions de vie et au durcissement bonapartiste des gouvernements — qui accompagne sur le front intérieur la politique de réarmement impérialiste — des secteurs de travailleurs et de jeunes commencent à se radicaliser, tandis que de larges sections de la classe ouvrière commencent à se réveiller. Cela ouvre la possibilité d’avancer vers un nouveau moment de la lutte des classes, à condition que la politique des bureaucraties syndicales et des réformistes puisse être surmontée.

En France, nous menons ce combat à travers du Réseau pour la grève générale, pôle qui rassemble les secteurs militants, en appelant à former des comités d’action pour la grève générale et pour élargir les revendications afin d’unir toute la classe ouvrière et de généraliser la grève pour défaire Macron. La lutte politique et programmatique contre les bureaucraties et les courants réformistes est essentielle pour que les secteurs avancés de la classe ouvrière et la jeunesse fassent l’expérience de ces directions et tirent des conclusions sur la nécessité d’une perspective indépendante, anticapitaliste, socialiste et révolutionnaire.


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Josefina L. Martínez

Historienne, correspondante IzquierdaDiario.es

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