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Souffrance au travail

France Télécom : le management qui tue

Ce jeudi 9 mai a eu lieu le troisième jour de procès de France Télécom, où sept dirigeants sont jugés pour « harcèlement » et « complicité » devant le tribunal correctionnel de Paris. Leur responsabilité dans les cas de suicides et de dépressions qui ont eu lieu à la fin des années 2000 se confirme à mesure des témoignages. L’affaire, sans précédent pour une firme du CAC40, met douloureusement en relief les conséquences de la privatisation et des méthodes de management néolibérales.

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Un délégué syndical SUD-PTT, une inspectrice du travail, ainsi que le directeur du cabinet en charge du rapport sur les conditions de travail ont témoigné ce jeudi 9 mai, aux côtés de 168 proches et salariés qui se sont constitués partie civile. Le rapport détaille une situation insoutenable pour le personnel, et ce alors qu’ils avaient alerté depuis 2009 le Ministère du Travail ainsi que le procureur de la République sur la mise en danger de la vie des salariés. Au total ce sont 39 victimes retenues par la justice, dont huit sont tombées en dépression, douze qui ont tenté de mettre fin à leurs jours, et dix-neuf qui se sont suicidées entre 2007 et 2009.

L’avocat de la défense pensait s’être lavé les mains en plaidant, en début de semaine dernière, que les demandes d’expertises ne représentaient à cette époque qu’une minorité. Sauf que ses propos sont en contradiction avec les rapports des délégués CHSCT, des syndicats et des agents de tout grades, qui pointent précisément les tactiques de harcèlement et de pressions au sein de l’entreprise. Loin d’être un phénomène à la mode « Werther » comme le décrivent éhontément les dirigeants, les suicides et les dépressions sont les résultats directs du plan « NExT » et de son jumeau dans les ressources humaines, le plan « AcT ». Les lettres ciblant France Télécom ainsi que les derniers gestes des victime, comme Rémy L., 56 ans, qui s’est immolé devant un des sites de l’entrepris, ne laissent pas de doute sur ce qui pesait réellement sur les salariés, au point que l’inspectrice du travail déclare qu’en « 27 ans de travail, des lettres comme ça, je n’en ai jamais eu. »

Il faut savoir que le processus de privatisation remonte à 1990 où le rapport Prévost (l’équivalent du rapport Spinetta) préconise l’éclatement des PTT (pour Postes, Télégraphes et Téléphones, dont l’administration était gérée par l’État) ce qui crée La Poste et France Telecom. L’ouverture à la concurrence est entamée en 1996 et France Télécom s’ouvre aux marchés financiers, rachète les opérateurs Orange UK (anglais) et Mobilcom (allemand), ce qui en fait en 2001 l’entreprise la plus endettée du monde à hauteur de 70 milliards de dettes. L’État détenant des parts, le déficit va alors être bouché par une politique de réorganisation brutale dont les réformes néolibérales des gouvernements suivants ont notamment été la caution.

Ainsi, il s’agit dès 2004 de mettre en place la suppression de 22 000 postes, soit 20 % des salariés, ainsi que d’effectuer 10 000 changements de métier principalement vers les postes les plus éprouvants (comme ceux des plateformes téléphoniques), avec 6 000 nouvelles offres d’emplois précaires. Un objectif à réaliser en moins de trois ans qui vise à augmenter le rendement par le travail en continu, et pour lequel les dirigeants de France Télécom sont prêts à appliquer des stratégies managériales brutales pour économiser sur le dos des employés, traités dès lors comme de la marchandise recyclable.

En 2006, après un échec des négociations avec les syndicats, la direction de France Télécom privatise l’entreprise et se lance dans cette restructuration d’ampleur. Un cinquième des effectifs est liquidé en trois ans avec de nombreuses mutations de postes, et le réaménagement des mobilités est imposé à ceux qui restent. France Télécom sait alors jouer sur les statuts des salariés, obligeant ceux qui sont restés fonctionnaires de l’Etat à changer de poste et de site, tout en harcelant ceux qui sont pourtant encore sous contrat privé d’offres d’emplois moins qualifiés.

Parallèlement, pour garantir le succès de ses objectifs, la direction finance en 2005 une école de management à Cachan pour apprendre à licencier. L’un des cursus porte d’ailleurs le nom du plan social, NExT (pour nouvelle expérience technologique), et enseigne par des jeux de rôle à « se mettre en situation de convaincre quelqu’un qui ne voulait pas partir ». Les managers, « courroies de transmission » de l’entreprise, voient ainsi leur prime varier et leur revalorisation se faire selon le « taux de décrutement » obtenu, et tous les coups sont permis : fixer des objectifs irréalisables, déménager des services entiers sans prévenir, faire disparaître des chaises de bureau...

En 2009, une grève de 30 % des salariés de France Télécom dénonce l’impact de la réduction massive des effectifs et les conditions de misère ayant engendrés les suicides. Dans un contexte d’ouverture à la concurrence, de tournant vers internet et les nouveaux moyens de communication, le ministre du Budget de l’Etat, alors interpellé par une sénatrice communiste, affirme que « ce drame ne saurait être mis en parallèle avec les orientations générales de l’entreprise ». A cette même époque, le délégué SUD-PTT, qui réalise une première étude auprès de 3 254 salariés par le biais d’un questionnaire sur les conditions de travail, se voit immédiatement censuré sous prétexte de « complot syndical ». Le questionnaire a eu néanmoins le temps de faire état du stress, ressenti par 60 % des répondants et dont 15 % évoque un fort sentiment de « détresse ».

Des mots mêmes de Didier Lombard, l’ex-PDG de France Télécom, il fallait faire « les départs d’une façon ou d’une autre. Par la fenêtre ou par la porte. » Et pour cause, malgré une productivité augmentée de 15 %, les salariés se sont retrouvés au pied du mur : « La direction a tout fait pour nier l’évidence (…) les déclarations unitaires du CHCST, les alertes des fédérations syndicales, les rapports de médecins du travail qui pointaient un climat délétère. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus le rôle de l’État dans ses différentes composantes, que ce soit le ministère du Travail ou les inspections du travail locales. Personne ne pouvait ou ne voulait croire que France Télécom était une entreprise violente » (source : 20Minutes). Une concurrence meurtrière encouragée par le sommet, et de laquelle ne sont pas directement responsables les directeurs d’unité de chaque France Télécom. Comme le souligne l’inspection du travail, ceux-ci « n’ont fait qu’appliquer des décisions et des méthodes prises au plus haut niveau du groupe », et doivent se sentir isolés face aux les positions des ex-dirigeants qui cherchent aujourd’hui à rejeter le problème sur leur dos. "Briser les repères, bousculer les habitudes, c’est éviter que ne se reforment les collectifs avec leurs pouvoirs de contestation, c’est maintenir les salariés dans un état d’insécurité, les contraindre à travailler en permanence au maximum de leurs possibilités, et à chercher sans cesse à se dépasser, à ne compter que sur eux-mêmes. C’est ainsi, pensent les directions et hiérarchies, que les salariés deviendront plus adaptables aux situations fluctuantes du travail.” Danièle Linhart, sociologue, dans « Modernisation et précarisation de la vie au travail ».

Muriel Pénicaud a, quant à elle, déclaré sur France Inter qu’« on ne va pas au travail pour mourir ». Dans ce cas pourquoi avoir activement participé au démantèlement de la SNCF l’année dernière, et que signifie cette leçon de morale ? Selon la ministre du Travail, on pourrait croire que les entreprises privées n’influencent pas l’Etat. Mais la course au profit s’installe si rapidement dans les secteurs publics que les institutions se montrent avec d’autant plus de relief comme les garants des rendements de la bourgeoisie. A ce titre, rappelons que le ministre porteur de l’éclatement des PTT disait déjà à l’époque : « C’est pour nous préparer à la concurrence, cela va favoriser l’emploi, cela va permettre de développer l’investissement. ».

Depuis 1997 la moitié des effectifs ont été supprimés à France Télécom, avec le recours accru à la sous-traitance, des délocalisations en Afrique du Nord (Maroc, Sénégal, Tunisie, Île Maurice) et les promesses de requalifications passées à la trappe. De façon similaire, les effectifs sont passés de 8 000 à 5 000 chez Bouygues, chez SFR de 13 000 à 8 000. Niveau qualité de service, si les prix restent « abordables » en apparence, la France est à la remorque des technologies d’Asie et d’Amérique du Nord, la recherche ayant été mise à l’écart par l’industrie. Le bilan est au final de 60 milliards d’euros de dividendes versés aux actionnaires, et deux milliardaires parmi les 10 premières fortunes de France (Patrick Drahi, homme d’affaire franco-israélien qui a racheté la filiale d’Orange en République dominicaine et Xavier Niel, patron de Free qui a racheté Orange Suisse), avec pour prix la sueur et le sang des salariés.

La destruction des services publics, la généralisation des méthodes managériales du privé et la précarisation des statuts sont les résultats des politiques néo-libérales offensives, dont France Télécom est l’un des exemples les plus révélateurs. Il ne date pas d’hier que les intérêts privés de patrons comme Lombard ou Pepy priment au détriment de la vie des salariés, ce qui est inévitable dans le cadre du système capitaliste. Mais à force d’être soumis aux délocalisations, aux fermetures des services, à la dégradation des conditions de travail et au manque évident de considération pour leurs vies, les employés savent qui sont ceux qui cassent réellement les hôpitaux, et de quel côté se situe l’État bourgeois. Et il dépend à notre classe de prendre conscience de sa force, comme le rappelle avec chaleur la déferlante de solidarité pour d’Eric, cheminot à Mantes-la-Jolie et convoqué récemment en conseil de discipline pour son activité syndicale.

Crédits photo : AFP ALAIN JULIEN


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