[ENTRETIEN]

Françoise Vergès : "Décoloniser le féminisme"

Francoise Vergès

Françoise Vergès : "Décoloniser le féminisme"

Francoise Vergès

Paru il y a quelques semaines aux éditions La Fabrique, l’ouvrage de Françoise Vergès, politologue et militante, ne cesse de faire débattre. RPDimanche lui a posé quelques questions.

Pour commencer, partons des définitions. Féministe n’est pas toujours un terme facile à porter, comme tu le rappelles, pour toutes les femmes et pour bien des raisons historiques. Le féminisme décolonial recoupe/circonscrit un camp dans le champ féministe, qui s’éloigne d’autres courants féministes. Comment se dessine donc ce camp historiquement (en rapport à l’héritage des luttes anticoloniales) et puis actuellement dans le panorama du féminisme français ?

Historiquement, on peut tirer plusieurs fils : la fidélité aux luttes de femmes dans les luttes anticoloniales à leurs théories et leurs pratiques, à des luttes que l’on dirait « intersectionnelles » aujourd’hui ; une offensive contre ce que j’appellerai l’anti-anticolonialisme, c’est-à-dire, en Occident et notamment en France, tout un discours qui tend à déligitimer les luttes anticoloniales en disant « regardez ce que cela a donné : dictature, violation des droits des femmes, homophobie, censure… » ; une offensive contre le féminisme que j’appelle civilisationnelle qui, au nom des droits des femmes, soutient le néolibéralisme et l’impérialisme et qui est l’héritier d’un féminisme colonial.

En France, l’insistance sur l’existence d’un féminisme universaliste est propre à ce pays qui serait, pour toute une caste, porteur du seul universalisme qui mériterait d’être défendu. Les féministes civilisationnelles n’ont aucun argument, ce n’est que de la rhétorique avec des mots comme « valeurs », « égalité des femmes et des hommes », et des attaques contre ce qui serait du « racialisme » et de « l’indigénisme ». Rien sur la situation des femmes en France, d’abord les femmes racisées en butte au racisme systémique, aux discriminations à l’emploi, au logement, à la santé, à l’éducation. Rien sur le néolibéralisme qui dévaste le monde et augmente la vulnérabilité à la mort, qui est au cœur du capitalisme racial. Ce féminisme civilisationnel a le soutien de journalistes, d’intellectuel.le.s, et de femmes et d’hommes du monde politique de la gauche à l’extrême-droite. Sara Farris a nommé fémonationalisme, ce point de convergence entre féminisme, monde des affaires et extrême-droite où l’islamophobie joue un grand rôle. Je souhaite élargir l’analyse de Sara Farris, dont j’ai beaucoup appris, en la resituant, pour la France, dans son histoire coloniale et sa politique postcoloniale.

On peut se référer à plusieurs termes pour décrire ces féminismes : fémonationalisme, fémo-impérialisme, fémo-colonialisme, féminisme blanc-bourgeois. Quand je propose féminisme civilisationnel, je souhaite signifier son ancrage dans l’impérialisme européen qui s’appuie sur cette conviction en une supériorité civilisationnelle, culturelle, scientifique, technologique qui a accompagné la division du monde entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas.

Un féminisme décolonial part de ce constat – autant l’oppression épistémologique que les politiques de dépossession, les politiques de destruction des peuples et des environnements, la colonialité du genre, l’imposition de normes de genre, de sexualité, de bonne vie – pour dégager une politique et une pensée multiforme et multidimensionnelle, au-delà des catégories globalisantes.

Comme le dit la quatrième de couverture, ton livre pose « les questions qui fâchent » traditionnellement, notamment dans le débat français. Le questionnement explicite du mythe de la sororité absolue par le fait d’évoquer les distinctions, les divergences et aussi les conflits entre femmes blanches et racisées fait scandale. Il ne s’agit pas néanmoins pour toi de tracer des barrières mais de réfléchir également aux alliances et convergences possible entre des subjectivités distinctes. Quel rôle joue la classe et l’exploitation au travail dans la recomposition de ces alliances ?

Sur la question de la classe, je pars de l’analyse de l’intellectuel africain-américain, Cedric Robinson dans Black Marxism. The Making of a Black Radical Tradition : le capitalisme racise, il produit de la racialisation. Robinson réécrit l’histoire de la race en Europe, la race n’est pas un accident, une fabrication tardive pour expliquer la traite transatlantique, l’exploitation des corps noirs, leur transformation en objets à trafiquer, vendre, louer, acheter qui seraient dès lors, jetables. Il situe cette racisation en Europe, il la voit comme inséparable de l’histoire de l’accumulation des richesses qui fera de l’Afrique un réservoir de capital. Cela a été pour moi très éclairant, car je pense que la part de l’esclavage colonial comme contribuant à l’émergence du travailleur blanc/noir, comme modèle d’exploitation (et on sait que l’architecture de la plantation – très moderne par ailleurs – offrira un modèle à celle de l’usine) est minoré. L’histoire du travail et du Capital et de la classe sociale commencerait avec l’industrialisation en Europe. C’est réellement négliger toute une histoire ! Des ouvrages récents ont mis en lumière les liens entre esclavage colonial, race et capitalisme, dans la continuité du travail de Cedric Robinson, je pense aux travaux de Sven Beckert, Empire of Cotton, Walter Johnson, River of Dark Dreams et Edward Baptist, The Half Has Never Been Told qui tous offrent une nouvelle histoire du capitalisme. Toute une école de la tradition radicale noire – Angela Davis, Robyn Spencer, Ruth Wilson-Gilmore, Gaye Theresa Johnson, Robin D.G. Kelley, etc.—ont renouvelé l’analyse du capitalisme.

Pour recomposer des alliances, plusieurs étapes sont nécessaires. Par exemple pour la France, une relecture de l’histoire de la classe ouvrière et des processus de son blanchiment (le petit livre de Jacques Le Gall, La question coloniale dans le monde ouvrier, 1830-1962 est très éclairant à ce sujet, qui montre comment s’opère le blanchiment de la classe ouvrière et le rôle crucial qu’y jouent des dirigeants socialistes et communistes), et notamment, des femmes blanches de la classe ouvrière ; une attention à la racisation et féminisation du travail –les femmes racisées et le travail en France ; un respect et une écoute attentive des demandes et aspirations des femmes et hommes racisé.e.s ; un abandon total et définitif du paternalisme, de la croyance en la supériorité de formes d’organisation et de luttes. Comprendre que pour des racisé.e.s, leurs luttes sont aussi en relation avec ce que l’Occident impose au Sud global.

Pour penser des alliances, il faut, j’en suis persuadée, partir de la situation des plus vulnérables, des plus précarisées par le néolibéralisme et ce sont toujours des femmes racisé.e.s et parmi elles, celles qui forment la majorité des travailleuses du soin/nettoyage (nettoyer, c’est prendre soin).

Mais aussi reconstituer les itinéraires d’exploitation et de bonne conscience qui vont ensemble. Quelques exemples récents. Ici, je reprends un article : « au Royaume-Uni, des tee-shirts “Girl Power” à but caritatif ont été vendus alors qu’ils ont été fabriqués dans une usine du Bangladesh où plus de 100 travailleuses ont affirmé avoir été licenciées après s’être mis en grève pour protester contre les bas salaires. Au prix de 28 livres (32 euros- mais les ouvrières recevaient 50 centimes par tee-shirt), les vêtements étaient vendus en ligne par le site F=et proclamaient être une “source d’inspiration et d’indépendance pour les filles”. En effet, pour chaque tee-shirt vendu, 10 livres (11 euros) étaient reversés à Worldreader, une association qui procure des tablettes de lecture à des enfants africains » [1]. Deuxième exemple : un clip de la marque Nike de février 2019 qui met en scène des sportives avec en voix off Serena Williams listant toutes les indignités, insultes et discriminations dont les femmes sont victimes dans tous les sports. Le clip est très, très bien fait, et à la fin Serena Williams dit « Crazy ? Fine. Show them what crazy can do » et apparaît sur l’écran « It’s only crazy until you do it. Just do it » et le logo de Nike. C’est une publicité pour les produits Nike, pas un documentaire, va t’on me dire. Et féministe en plus : des femmes fortes, déterminées, qui confrontées au racisme et au sexisme, ne se laissent pas faire. Troisième exemple : Décathlon met en vente en ligne un hijab pour le footing. En France, de la gauche à l’extrême-droite, l’islamophobie au nom des droits des femmes se déchaîne. Le sport libère la femme, blablabla. Parmi les protestations contre cette islamophobie, l’argument libéral du droit individuel, de la liberté individuelle qui est refusée aux femmes musulmanes. Dans chaque cas, les produits sont fabriqués en grande majorité par des femmes racisées des pays du Sud, à peine payées, confrontées au refus de syndicalisation, à la répression.

Quelle réponse décoloniale ? La division production/consommation est très ancrée historiquement, elle a souvent été mise en lumière mais peu dans cet axe Nord/Sud (on peut le voir dès que les produits de l’esclavagisme se répandent en Europe : café, tabac, sucre, coton, sont consommés mais les conditions de production sont masqués, ce que des féministes abolitionnistes anglaises mettront en lumière dans leurs appels à boycotter le sucre au XVIII° siècle : consommer du sucre = soutenir la traite). Comment lutter ? Le commerce éthique ne suffit pas, c’est plus souvent un pansement sur une jambe de bois. Tout un système global qui se nourrit de ces asymétries. Faire fermer les usines dans le Sud global ne répond pas à la question : quel revenu alors pour ces femmes quand le reste des industries locales sont devenues sous-traitantes et que l’agriculture est sous la coupe de l’agro-business ? On voit bien que des réponses moralistes ou féministes civilisationnelles ne répondent pas à tous ces éléments. Il y a le combat immédiat : soutenir les femmes en lutte, insister sur la manière dont la racialisation aggrave l’exploitation – et pas seulement par les salaires mais aussi la santé psychique et physique- ne jamais lâcher cet aspect, montrer comment violence économique et violence sexuelle sont liés, se battre contre le patriarcat. Donc, que faire ? Pas de culpabilité ! Ça ne sert pas à grand-chose, mais redonner sens au monde où nous vivons, le dénaturalise, devenir curieuse toujours. Et lutter à sa place. Savoir sur quoi nos vies plus confortables s’appuient, sur l’exploitation de femmes et d’hommes. Même si notre confort n’est pas si élevé, en Europe, qui vit comme les gens du Sud global et je ne parle pas de la misère quotidienne mais d’avoir été privé depuis des siècles d’un droit à l’existence, ce droit fondamental que la philosophie des droits ne reconnaît pas, le droit à la dignité, qui forme la base de tant de luttes, cette notion, la dignité, si fondamentale et si signifiante pour les racisé.e.s que le philosophe Norman Ajari explore magnifiquement dans son ouvrage à paraître, La dignité ou la mort.

Ensuite, mener un travail de réflexion ardu pour réexaminer comment mener les luttes décoloniales dans le contexte actuel : mobilisation formidable des femmes dans le Sud global, plus grande émergence de groupes de femmes racisées dans le Nord, dévastation accélérée de la planète, les nouveaux défis posés par l’industrie de la surveillance et de l’intelligence artificielle. Nous vivons un moment passionnant mais qui requiert un effort d’analyse au-delà des catégories globalisantes.

Le discours du care est devenu un thème classique dans le débat féministe contemporain. Tu radicalises ce discours en parlant d’une « économie de l’usure et de la fatigue des corps racisés » (p. 115). Pourrais-tu nous en dire davantage ?

Je suis frappée par la fatigue et l’épuisement des racisées induit par le travail du care afin que des femmes aient accès au repos, à toutes les formes de soin de soi qui sont offerts – yoga, méditation, etc. Le soin de soi doit devenir une revendication décoloniale, le droit au repos doit être une exigence. Toute l’économie néolibérale repose sur l’effort personnel que chacune peut fournir, la preuve qu’elle doit donner d’être capable de prendre sur elle le stress, la fatigue psychique et physique pour prouver qu’elle mérite d’être une travailleuse. Le corps devient capital à faire fructifier et je dois me montrer capable de le faire fructifier, d’être performante. Ce n’est pas la double journée de travail dénoncée à juste titre par les féministes ou du partage des tâches qu’il s’agit mais d’un système qui repose sur l’extraction des corps racisés. Un extractivisme qui ne concerne pas seulement l’épuisement des matières dites premières mais l’épuisement d’une matière première, le corps fabriqué comme racisé, source infinie d’exploitation.

Ton livre exprime une forte critique à l’égard du féminisme néoliberal et revitalise la lutte féministe contre le capitalisme racial et patriarcal. En quoi ton propos se rapproche du manifeste "Féminisme pour le 99%" de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, trois des organisatrices de l’International Women Strike ?

Mon propos se rapproche évidemment du manifeste Féminisme pour le 99% de C. Arruzza, T. Bhattacharya et N. Fraser, mais je suis aussi proche des féministes des peuples autochtones qui parlent de dé-patriarcalisation des luttes, des Palestiniennes qui luttent contre l’apartheid colonial, des féministes dans le Sud global, du mouvement pour l’abolition des prisons que mène notamment Angela Davis, des mouvements contre la violence policière. En d’autres termes, j’essaye d’éviter de me confiner à une méthode d’analyse. J’ai besoin de savoir ce que d’autres font, écrivent, je suis par exemple très intéressée par les travaux de primatologues, d’anthropologues et d’archéologues, car cela me donne une idée du temps long et accès à d’autres compréhensions du vivant. Je m’intéresse beaucoup aux débats sur l’Anthropocène/Capitalocène, j’ai d’ailleurs écrit un article sur le Capitalocène racial. Je suis une grande lectrice de fiction, où je trouve souvent de quoi alimenter ma réflexion.

La tribune parue il y a quelques jours sur Libé fait appel à un féminisme universaliste en dénonçant les « impostures décoloniales, indigénistes, racialistes, postmodernes » et ressemble fort à une réaction rageuse aux propos de ton ouvrage. L’imposture est évidemment toute du côté de la posture « civilisationnelle » d’un tel discours. Néanmoins comme répondrais-tu à la thèse selon laquelle « seule la vision universelle du féminisme est à même de créer des solidarités » ? Quelles formes de solidarité possibles du point de vue du féminisme décolonial ? Un autre universalisme est possible ?

Les formidables mouvements féministes dans le Sud global – Brésil, Argentine, Mexique, Inde, Afrique du sud…- ont fait resurgir ce qui existait déjà dans des féminismes des années 1970 dans le Tiers monde, mais qui a été recouvert par la décennie de la femme (sic) de l’ONU et l’offensive néolibérale. Quand je dis que les droits des femmes dans les mains des féministes civilisationnelles sont devenus une des cartes maîtresses du néolibéralisme et de l’impérialisme, ce n’est pas une opinion, c’est une analyse. C’est une carte maîtresse ! Car qui peut être contre les droits des femmes ? Il faut donc libérer, si je puis dire, les droits des femmes dont souvent la philosophie appartient à la tradition libérale européen (au sens de philosophie d’égalité réformiste qui certes néglige race et classe le plus souvent mais néanmoins propose des réformes dont peuvent être bénéficiaires les femmes – divorce, accès à des droits civiques, à l’avortement et la contraception- donc sont eux-mêmes limités), il faut les libérer du néolibéralisme tout en sachant qu’ils ne suffisent pas, justement parce que classe et race n’y sont pas analysés. L’égalité de genre ne peut être l’objectif d’un féminisme décolonial.

Un autre universalisme est-il possible ? Sans doute. Mais prenons le temps. Ne répondons pas à l’injonction de (sur) production. Résistons à l’économie de la vitesse et de l’accélération. Certes, nous observons la rapidité avec laquelle des notions sont absorbés, des figures deviennent marchandise, un 8 mars devient l’occasion de vendre (McDo qui renverse son M pour en faire le W de Women…), tout cela magnifié par les réseaux sociaux. On me pose parfois la question : mais ne faut-il pas inventer un nouveau vocabulaire ? Bon, d’abord, je n’ai aucun talent pour ça donc je ne vais pas être d’un grand secours. Ensuite, ce n’est pas si facile d’offrir un vocabulaire de libération qui résonne globalement. On voit que les mots « liberté, respect, dignité, égalité » continuent à résonner profondément. Continuons à leur donner cette dimension radicale et révolutionnaire qui fait se lever des peuples et fait trembler les puissants.

Propos recueillis par RPDimanche

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[1The Guardian, 01/03/2019, repris par Courrier International
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