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Quand ceux d'en bas veulent décider

Grèves, blocages et protocoles sanitaires : quand les profs et lycéens tiennent tête au gouvernement

L'absence de mesures sanitaires dans les établissements scolaires a déclenché une mobilisation inédite en plein confinement. Dans plusieurs collèges et lycées, profs et élèves imposent un protocole sanitaire qu'ils ont eux-mêmes établi, contre l'avis de la hiérarchie. Sous pression, le ministre Blanquer a fait des concessions qui montrent la possibilité de faire plier gouvernement et d'obtenir les embauches nécessaires pour mettre en place des mesures sanitaires efficaces.

Mahdi Adi

7 novembre 2020

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Rassemblement de profs devant la DSDEN du 93 à Bobigny le 5 novembre 2020

« Impossible à appliquer », c’est ainsi qu’une professeure du collège Romain Rolland de Sartrouville dans les Yvelines, interrogée par Révolution Permanente, qualifie le protocole sanitaire « renforcé » avec lequel le gouvernement entend maintenir les établissements scolaires ouverts depuis la rentrée lundi dernier. D’après son témoignage, aucun matériel sanitaire n’a été fourni dans ce collège de banlieue parisienne : « On n’a pas de masques. Le gouvernement a déclaré que les masques de marque DIM qui nous avaient été distribués sont toxiques, et à la rentrée on n’a rien eu de nouveau. Il n’y a pas non plus de renouvellement de stocks de gel hydroalcoolique et de lingettes ». Un sentiment de mépris accentué par l’instrumentalisation du meurtre abominable de Samuel Paty et « l’hommage volé » par le ministère de l’Éducation Nationale qui a refusé le temps de concertation prévu lundi matin entre les enseignants pour préparer l’hommage et les discussions avec les élèves.

Quant au personnel censé assuré l’entretien des locaux, l’enseignante raconte : « le protocole est aberrant puisqu’il ne prévoit aucune embauche de personnel de propreté. Donc la dame en charge de l’entretien doit nettoyer en deux heures 840 surfaces, c’est-à-dire quatorze salles avec les tables, les chaises, les tableaux, le sol, les poignées de porte. C’est impossible ». C’est la raison pour laquelle les personnels du collège ont exercé leur droit de retrait pour cause de Danger Grave et Imminent (DGI), une procédure légale qui leur permet de cesser le travail tant que les conditions pour assurer leur santé ou leur sécurité ne sont pas mises en place par l’employeur.

« On veut des mesures sanitaires pour que l’école reste ouverte » : grève, débrayage et droit de retrait des enseignants et personnels de l’éducation

Cette situation, loin d’être exceptionnelle, se retrouve dans la plupart des établissements scolaires. Pour Gabrielle, enseignante au collège Diderot à Aubervilliers dans le 93, le protocole sanitaire « renforcé » du gouvernement n’est rien d’autre que « de la communication politique ». « Il n’y a aucune nouvelle mesure à part renforcer l’aération des salles – ce qu’on faisait déjà avant – et remettre un sens de circulation dans les établissements pour éviter le brassage des élèves, ou faire en sorte que les élèves restent dans la même salle, ce qui est impossible dans un collège comme le nôtre où il n’y a déjà pas assez de salles en temps normal » explique-t-elle.

Comme au collège Romain Rolland, les personnels du collège Diderot avaient demandé la banalisation d’une demi-journée de cours le mercredi matin « pour pouvoir réfléchir à la mise en place d’un réel protocole sanitaire », ce qui leur a été refusé par la direction. « Donc on a été 28 à débrayer, et on a élaboré une nouvelle proposition de protocole sanitaire qui tiendrait compte des nécessités sociales et sanitaires », relate Gabrielle. Des revendications sanitaires adossées à la nécessité d’embaucher des personnels de nettoyage, des agents supplémentaires pour dédoubler les services de cantine, ainsi que des Assistants d’Éducation (AED) chargés de surveiller les élèves pendant les pauses.

D’ailleurs les salles exiguës dans lesquelles « les distanciations sociales sont impossibles à respecter car il y a trop d’élèves », ainsi que le manque de personnel ne datent pas d’hier dans ce collège de Seine-Saint-Denis. « On n’a pas attendu le Covid, cela fait des années qu’on fait des réclamations là-dessus » affirme avec lassitude cette prof de Français qui enseigne depuis 11 ans et se définit comme « quelqu’un qui n’est habituellement pas de toutes les grèves », mais que « l’hypocrisie de l’institution » a mis « aujourd’hui très en colère ». Avant de conclure : « pour nos élèves qui vivent avec leurs parents parfois vulnérables, on veut que l’école reste ouverte afin de pouvoir maintenir la continuité pédagogique, c’est pour cela qu’on veut des mesures sanitaires à la hauteur »

« On veut protéger nos proches » : le cri d’alerte des lycéens

En région parisienne, pointe avancée de la contestation dans les établissements scolaires pour imposer un protocole sanitaire à la hauteur, les profs avaient déjà mis en place dès mercredi des protocoles sanitaires décidés dans les Assemblées Générales et les commissions d’hygiène, contre l’avis de leur hiérarchie, dans plus de 22 lycées. Structurés autour du dédoublement des classes et de la réduction du nombre d’heures de cours des élèves afin de faire cours en demi-groupe, ces protocoles ont pour objectif d’éviter le brassage des élèves et de permettre le respect les distanciations sociales.

De telles mesures ne vont pas sans remettre en cause les autorités académiques et ministérielles, ainsi que le plan du gouvernement pour confiner le pays tout en cherchant à préserver l’économie et les profits du grand patronat à tout prix. De fait, dans une telle conjoncture, les établissements scolaires jouent le rôle de « garderie du MEDEF » pour laisser les parents aller travailler pendant que les enfants sont à l’école. Mais l’absence de protocole sanitaire à la hauteur fait craindre aux lycéens de devenir des vecteurs de transmission du virus et de contaminer leurs familles. C’est en ce sens que la principale préoccupation que les élèves exprimaient sur les blocages de lycées ces derniers jours était de « protéger nos proches » et refuser d’être une variable dans l’équation malsaine du gouvernement qui impose de choisir entre « l’économie ou la vie ».

Ces derniers jours, cette préoccupation sanitaire a joué le rôle d’étincelle dans les lycées. Fréquemment, elle s’est couplée à la frustration engendrée par le confinement de la vie sociale, l’incertitude sur l’avenir liée à la crise économique et parfois par l’étouffement sécuritaire qui règne dans les quartiers populaires ainsi que l’ambiance islamophobe résultant de l’offensive du gouvernement sur le terrain de l’extrême-droite,. Ainsi des blocus à l’initiative des lycéens se sont multipliés, réunissant parfois les profs et les parents d’élèves, et se confrontant à chaque fois à la police. En plein confinement, c’est tout un arsenal répressif qui a été déployé contre les lycéens ces derniers jours, autant dans les villes de la périphérie qu’en plein centre de Paris où la police a verbalisé, matraqué et gazé les jeunes – voir parfois même les journalistes comme au lycée Colbert.

Face à la mobilisation des profs et des lycéens, Blanquer forcé de reculer

Après l’éphémère épisode d’union nationale décrété au lendemain de l’assassinat de Conflans-Sainte-Honorine, cette mobilisation a constitué la première réponse sur le terrain de la lutte des classes à la gestion sécuritaire et désastreuse de la crise sanitaire par le gouvernement. C’est d’ailleurs la crainte d’un « effet tâche d’huile » qui explique l’acharnement répressif contre les lycéens ainsi que les annonces de Jean-Michel Blanquer pour étouffer la colère. Libérer 50% du temps dans certains lycées passe encore, mais pour ce qui est des collégiens et des écoliers, cela devient contradictoire avec l’injonction faite aux parents de continuer à travailler.

C’est pourquoi jeudi soir, le ministre de l’Éducation Nationale a adressé une lettre aux professeurs et aux chefs d’établissement dans laquelle il explique qu’« il convient désormais que chaque lycée établisse un plan de continuité pédagogique, mis en œuvre jusqu’aux prochains congés scolaires, qui garantisse au moins 50% d’enseignement en présentiel pour chaque élève », avant d’annoncer que les E3C n’auront pas lieu cette année et seront remplacé par du contrôle continu.

Ce recul important de la part du ministre – qui avait refusé d’accorder la moindre concession aux enseignants mobilisés l’an dernier contre la réforme du Bac – témoigne de la capacité à faire plier le gouvernement par la lutte. Il montre aussi la volonté du gouvernement de désamorcer la mobilisation dans un secteur explosif de la jeunesse afin d’éviter qu’elle ne s’étende aux collèges et écoles primaires, ainsi qu’à d’autres secteurs du monde du travail, et qu’elle se développe au travers de revendications plus offensives sur l’embauche de personnels et d’enseignants, pour le moment largement en retrait sauf dans certains cas.

Mais la formule du ministre reste volontairement floue, puisqu’elle laisse à l’autonomie des chefs d’établissement – et donc des rapports de force locaux – la mise en place des demi-groupes. D’autre part elle ne dit mot sur l’application de cours en distanciel qui implique une charge de travail supplémentaire pour les enseignants ainsi que la mise à disposition de matériel informatique et d’une connexion internet pour les élèves qui n’en bénéficient pas chez eux. Ou alors elle implique la baisse de moitié du nombre d’heure pour les élèves. De même, le remplacement des E3C par du contrôle continu implique le renforcement des inégalités territoriales entre les élèves, avec un « bac au rabais » dans les lycées les moins côtés. Enfin et surtout, le ministre circonscrit la mise en place des demi-groupes aux lycées, évacuant la question des collèges et écoles primaires pourtant pas moins susceptibles de devenir des foyers de transmission du virus alors que la seconde vague s’annonce d’ores et déjà plus meurtrière que la première, « plus haute et plus longue » des propres dires du ministre de la santé Olivier Véran.

Imposer des protocoles sanitaires à la hauteur : « cela veut dire embaucher des profs et des personnels en plus »

Interrogé sur RTL ce vendredi au sujet de la mobilisation en cours, le ministre de l’Education Nationale a tenté de noyer le poisson en affirmant que les établissements scolaires « ne sont pas particulièrement des clusters ». Une affirmation pourtant contradictoire avec la note confidentielle que s’est procuré Europe 1 dans laquelle le Directeur Général de la Santé, Jérôme Salomon, juge que le reconfinement ne produit pas les effets escomptés sur la courbe épidémique, notamment en raison des établissements scolaires où le virus continue de se propager.

Une situation alarmante qui pousse, en particulier dans les collèges où le gouvernement continue à refuser la revendication minimale des demi-groupes, à appliquer un protocole sanitaire décidé par les professeurs en concertation avec les parents d’élèves, et contre l’avis des autorités académiques. Comme au collège Barbara à Stains, où, partant du constat que « le protocole national est largement insuffisant », les profs et personnels se sont réunis en assemblée générale dès lundi pour élaborer un protocole sanitaire. Un protocole qui prévoit notamment la mise en place de demi-groupe, refusé par le rectorat, alors que 90% des professeurs avaient exercé leur droit de retrait la veille.

Face au refus de la hiérarchie d’appliquer ce protocole, les personnels se sont mis en lien avec les parents d’élèves avec qui ils ont discuté « d’actions conjointes ». Élise, professeure dans ce collège, raconte qu’« avec l’élaboration du protocole, on a l’impression de se réapproprier notre lieur de travail, et ça crée un enthousiasme immense ». Malgré tout, cette prof d’histoire-géographie relativise : « La difficulté à laquelle on a été confrontés, c’est qu’on a un gros manque d’effectif d’agents de service, et d’effectifs de vie scolaire ». C’est pour cette raison que l’AG des trois collèges mobilisés de Stains qui s’est réunie ce vendredi, revendique dans un communiqué des embauches d’agents et d’AED ainsi que la construction d’un quatrième collège dans cette ville populaire du 93.

Une revendication également exprimé par des lycéens, comme ceux de Paul Eluard à Saint-Denis qui estime clairement que « Blanquer a cédé » sous la pression de la mobilisation mais « les moyens ne sont pas mis en place ». L’un d’eux explique logiquement que pour maintenir les cours à 100% tout en garantissant la distanciation sociale « cela veut dire embaucher des profs et personnels, c’est le moyen qu’il faut nous donner pour qu’on puisse réussir ». Avant qu’un autre lâche « il faudrait qu’il y ait plus d’embauches, mais le gouvernement ne cherche pas à embaucher. Mais tant qu’il n’y aura pas assez de personnels on ne pourra pas prendre de vraies mesures ». Au final, une lycéenne conclut : « on va continuer les blocus jusqu’à ce qu’on soit écoutés ».

Car dans les lycées non plus, même après les annonces de Blanquer sur « l’autonomie des établissements », la mise en place des protocoles ne se fait pas sans résistance du côté de la hiérarchie. Au lycée Angela Davis à Saint-Denis, la direction continue de refuser sa mise en place jusqu’à mardi au moins, malgré quatre journées de grève consécutives. Une nouvelle démonstration que ce n’est que par la mobilisation et la construction du rapport de forces qu’il est possible d’imposer la mise en place de protocoles sanitaires à la hauteur.

Face à la répression et pour imposer des mesures sanitaires à la hauteur, la nécessité d’un plan de bataille

La reculade de Blanquer n’a pas suffit à éteindre la colère des profs, personnels, et des élèves. Dans les collèges les profs continuent à se mobiliser pour imposer un protocole sanitaire à la hauteur. Dans les lycées, les blocages ont continué dans certains lycées avec des scènes de révolte lycéenne à Nîmes, tandis que dans certains quelques lycées parisiens, mais aussi à Saint-Nazaire, Maisons-Alfort ou encore Limoges, des cars de CRS ont été envoyé pour réprimer les lycéens ce vendredi. Le 10 novembre circule comme la prochaine date de grève nationale, à l’appel d’une intersyndicale réunissant le SNES, la CGT, Sud et FO sous pression de la mobilisation. Pendant ce temps, les appels à la démission de Jean-Michel Blanquer, jugé responsable de la situation dans l’Education Nationale, se multiplient à la base.

Mais afin contrer le discours gouvernemental qui prétend avoir réglé la question dans les lycées, la mobilisation doit s’appuyer sur le soutien de l’opinion publique qui s’est exprimé à travers les parents d’élève, pour s’étendre et remettre en question la gestion catastrophique de la crise sanitaire par le gouvernement. Car aujourd’hui revendiquer des embauches dans l’Éducation Nationale est le corollaire indispensable à la mise en place de mesures sanitaires à la hauteur qui ne sacrifient pas les élèves et leurs familles, les organisations syndicales enseignantes ainsi que la gauche syndicale et politique doivent dénoncer la répression des lycéens qui se battent pour sauver des vies.

Plus encore, il s’agit pour les organisations syndicales de refuser de négocier sur des revendications minimales qui ne tiennent qu’à la mise en place de demi-groupes sans aucun moyens supplémentaires pour l’école publique. A ce titre, il est essentiel d’exiger des mesures d’urgence offensives telles que des embauches de profs et de personnels, ainsi que la mise à disposition de moyens matériels (locaux, matériel informatique) supplémentaires, seul moyen pour étendre le mouvement aux secteurs pas encore mobilisés, comme dans certaines régions de province où la question sanitaire est moins prégnante. Tout un programme qui reste suspendu à la capacité des profs et lycéens à s’organiser et se coordonner à la base, pour imposer leurs revendications, rompre avec la gestion établissement par établissement imposée par le ministère, unifier les personnels et usagers de l’Éducation Nationale, et s’adresser à l’ensemble de notre camp social.


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