La révolution, c’est pour quand ?

Interview de Nico Del Caño, candidat de l’extrême gauche argentine

Interview de Nico Del Caño, candidat de l’extrême gauche argentine

A une semaine du premier tour des présidentielles, Nicolás Del Caño, candidat du Front de Gauche et des Travailleurs – Unité revient, pour RPDimanche, sur les principaux enjeux de la campagne électorale en Argentine et sur les perspectives pour le FIT-U et pour le PTS, dont il est membre de la direction nationale.

Pour commencer, pourrais-tu revenir sur la façon dont se présente la conjoncture électorale en Argentine ?

La situation argentine est marquée par de profondes contradictions. Le pays a été tout bonnement hypothéqué, avec une dette qui avoisine les 100% du PIB, complètement subordonné au Fonds Monétaire International (FMI). Plus d’un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, l’inflation, pour l’année en cours, dépasse les 50% et on veut condamner la jeunesse au chômage et à la précarité. Pendant ce temps, le secteur bancaire, les entreprises publiques de service et les grands exportateurs ont engrangé des bénéfices faramineux. Pendant ses quatre années de gouvernement, Macri a présidé, sans fard, ce qui se présentait comme le Conseil d’administration de la bourgeoisie.

Dès que la campagne pour les PASO, les élections primaires du mois d’août, a été lancée, le régime a tout fait pour imposer l’idée d’une polarisation entre, d’un côté, le macrisme et, de l’autre, le Frente de Todos, conduit par Alberto Fernández et Cristina Kirchner. Cela s’est traduit par un revers cinglant pour le gouvernement, qui a été devancé de près de 16 points (31,8% contre 47,8%) par l’opposition. Ce vote sanction a donc été canalisé par le péronisme, qui a absorbé en son sein la quasi-totalité des courants de gauche, des mouvements sociaux et de ce que l’on appelle, ici, la « gauche populaire » et qui serait l’équivalent, en France, de la « gauche de la gauche » ou de la gauche radicale. Tout semble indiquer que ce scénario va se répéter, dans une semaine, lors du premier tour, le 27 octobre.

Dans ce cadre, le Front de Gauche et des Travailleurs – Unité [« Frente de Izquierda y de los Trabajadores – Unidad », FIT-U] a mené une bataille contre le courant qui nous a permis d’obtenir 700.000 voix lors des primaires, soit un peu plus de 2,8%. C’est ce qui nous a permis de nous situer comme la quatrième force sur l’échiquier électoral et de nous consolider comme un pôle indépendant de classe, anticapitaliste et révolutionnaire au niveau national, et qui défend la perspective d’un gouvernement des travailleurs. Dans le panorama actuel, très marqué par les espoirs de changement après quatre années de droite à la tête du pays, ce n’est pas rien. Cela fait maintenant huit ans que le FIT obtient entre 1,2 millions et 700.000 voix aux élections nationales, en fonction des scrutins, davantage, d’ailleurs, dans le cadre des élections législatives qu’aux présidentielles. C’est ce qui nous a permis d’avoir 40 député.es à différents niveaux, national, provincial et municipal. Cette année, par ailleurs, le FIT est devenu le FIT « Unité » en s’élargissant au MST et regroupe en son sein la quasi-totalité de l’extrême gauche argentine à commencer par le PTS, le PO, IS et, dernièrement donc, le MST.

Le fait d’avoir réussi à se maintenir tout au long de ces années comme une alternative en termes d’indépendance de clase face aux différents blocs bourgeois fait du FIT-U, aujourd’hui, une expérience sans précédent dans l’histoire de l’extrême gauche argentine. Depuis la moitié du XX°, l’extrême gauche argentine s’est toujours développée en oscillant entre les deux grands pôles qui ont caractérisé la politique dans ce pays avec, d’un côté, le pôle péroniste et, de l’autre, le pôle républicano-libéral.

Ce qu’il faut retenir, je crois, c’est que nous sommes à la veille d’une crise importante, au niveau national, et que le FIT-U y arrive en tant que pôle indépendant, désormais consolidé. Alors, bien entendu, nous représentons une minorité politique, mais nous sommes loin d’être marginaux. Le FIT-U a un certain poids, acquis de haute lutte, au sein des organisations de travailleurs, des organisations étudiantes et au sein du mouvement des femmes, notamment. Le fait que nous ayons lutté de façon conséquente contre le macrisme mais que nous ayons, parallèlement, maintenu une position intransigeante vis-à-vis du kirchnérisme, nous donne une visibilité et une reconnaissance qui va au-delà de celles et ceux qui votent pour l’extrême gauche. C’est un acquis du FIT-U, lié à la façon dont nous avons été conséquents, dans toutes les luttes auxquelles nous avons participé, et lié également à la cohérence politique du Front. Ce « dialogue » qui existe et qui va au-delà de l’électorat d’extrême gauche se voit, par exemple, à travers nos instruments de communication. Dans le cas de La Izquierda Diario, le quotidien en ligne du PTS, nous avons dépassé, au mois d’août, les 3 millions de visites mensuelles. Nous sommes devenu une référence qui dépasse, et de loin, celles et ceux qui soutiennent le FIT.

Comment est-ce que le FIT-U a abordé cette campagne anticapitaliste et révolutionnaire, non pas de façon routinière, mais avec un fort contenu subversif ?

Le FIT-U est la seule formule électorale qui dise la vérité aux travailleurs et aux travailleuses. Comme on le répète, dans nos spots électoraux, « le macrisme s’en va, mais le FMI va rester ». Alberto Fernández, le candidat du Frente de Todos a répété des dizaines de fois qu’il avait l’intention de payer la dette, une dette illégitime, frauduleuse et illégale. Lors du premier débat électoral, dimanche dernier, il n’a pas hésité à dire qu’une bonne partie du financement de la dette contractée sous Macri avait fini dans les poches de ses amis. Mais en même temps, au centre du programme économique de Fernández, il y a la nécessité de trouver les dollars nécessaires pour payer cette même dette. De notre côté, nous disons clairement que c’est aux capitalistes de payer pour la crise, qu’il faut inverser l’ordre des priorités et faire passer le travail, les salaires, l’éducation et la santé avant la dette. Nous affirmons clairement qu’il faut refuser de payer cette dette, qu’il faut nationaliser le secteur bancaire sous le contrôle des travailleurs pour freiner la fuite de capitaux et établir un monopole du commerce extérieur, aujourd’hui contrôlé par les grands groupes exportateurs.

Par ailleurs, nous insistons clairement, dans cette campagne, sur le fait que pour faire tout ce qu’il a pu faire au cours de ces quatre dernières années, Macri a pu compter sur des complices. Il n’a jamais disposé que d’une minorité au Parlement. Nombre de politiciens qui, aujourd’hui, font partie du Frente de Todos, à l’instar de Sergio Massa ou des gouverneurs de provinces péronistes, ont joué un rôle clef pour soutenir Macri et lui permettre d’avoir une majorité pour faire passer un certain nombre de contre-réformes, comme celle des retraites en décembre 2017. Le cas de Mariano Arcioni est assez parlant. Il s’agit du gouverneur de la province de Chubut, dans le Sud du pays. C’est un homme de confiance de Fernández, mais il mène une politique très dure de coupes budgétaires dans sa province et réprime très brutalement la grève en cours que mènent les fonctionnaires et les enseignants dans la province. Ces gouverneurs, ainsi que les députés répondant à eux au Congrès, sont ceux qui ont empêché que soit adoptée la loi sur l’IVG pour laquelle des centaines de milliers de femmes se sont battues. Ce sont ces gouverneurs qui, au niveau des provinces, soutiennent l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste, l’exploitation des mines à ciel ouvert, l’utilisation massive de pesticides qui détruisent l’environnement et la santé des populations, et ce pour le plus grand profit d’une poignée de multinationales qui se remplissent les poches. Enfin, un autre acteur très important du Frente de Todos, c’est la bureaucratie syndicale péroniste. C’est elle qui a joué un rôle clef pour garantir la « paix sociale » et pour laisser passer les attaques de Macri, et ce notamment après les journées de mobilisation de décembre 2017 contre la réforme des retraites au cours de laquelle des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, affrontant les forces de répression et plaçant le gouvernement sur la sellette.

Aujourd’hui, Fernández défend l’idée qu’il faut tisser un « pacte social » entre ces bureaucrates, les gouverneurs et le patronat qui s’est enrichi sous le macrisme. Le monde du travail n’a rien à attendre de bon de ce genre d’opération et c’est pour cela que nous devons nous tenir prêts. Au cours du premier débat présidentiel, le 13 octobre, j’ai demandé à Fernández s’il était disposé à revenir sur toutes les contre-réformes du macrisme, contre les retraités ou encore sur l’augmentation des tarifs des services que les ménages les plus modestes ne peuvent payer. Bien entendu, il ne m’a pas répondu, car il se prépare à administrer ce que le macrisme va lui laisser en héritage.

La campagne a permis de gagner des sympathies et d’élargir le soutien dont bénéficie le FIT-U, mais est-ce que vous l’avez également conçue comme une campagne au service des luttes et pour la construction d’un courant militant, pour la révolution ?

Cette lutte politique à laquelle je faisais allusion, ce n’est pas seulement les candidates et les candidats du FIT-U qui l’ont menée, mais l’ensemble des militantes et militants, sur nos lieux de travail, d’étude, dans la rue, mais également sur les réseaux sociaux où nous essayons de donner libre-cours à toute la créativité dont la jeunesse est capable, en utilisant les nouvelles technologies pour diffuser nos idées. Récemment, et nous ne l’avions encore jamais fait à ce niveau-là, nous avons organisé un énorme meeting en coupant la principale artère de la capitale, l’avenue 9 juillet, qui jusqu’alors était « réservée » aux meetings des partis de la bourgeoisie ou aux rassemblements appelés par la bureaucratie syndicale. Nous avons relevé ce défi, dans la rue, en portant comme slogan que la crise devait être payée par les capitalistes. C’était une façon également de répondre au candidat du Frente de Todos qui se voit déjà comme le prochain locataire de la Casa Rosada, le siège de l’exécutif, qui se trouve pas très loin de là où nous avons organisé le meeting, et qui ne cesse de dire qu’il ne faut pas descendre dans la rue pour défendre nos droits. Simultanément, ce même jour, nous avons organisé des meetings dans les principales villes du pays, à Córdoba, à Rosario ou encore à Neuquén, à Tucumán et dans d’autres localités.

Alors que la bureaucratie syndicale maintient la chape de plomb de la passivité, alors que l’inflation continue à avancer et à rogner les salaires comme jamais, en tant que Frente de Izquierda et en tant que PTS nous avons participé à toutes les luttes de la dernière période, aux mobilisations des chômeurs, aux combats contre les licenciements et contre les fermetures d’entreprises mais également, par exemple, en étant aux côtés des fonctionnaires et des enseignants de la province de Chubut qui sont en grève contre le non-paiement de leurs salaires depuis plusieurs semaines. En réalité, si l’on regarde en arrière, le FIT-U n’aurait jamais pu exister sans une extrême gauche qui a su se lier aux principales batailles qu’a menées l’avant-garde ouvrière au cours des dernières années. Dans le cas du PTS, nous avons toujours été en première ligne dans les principaux conflits ouvriers qui ont eu lieu à la fois sous le kirchnérisme (dans l’industrie alimentaire, à Kraft, mais aussi dans le secteur du rail, dans le secteur des équipementiers automobile, à Lear, dans l’industrie graphique, avec la lutte de RR Donnelley, pour ne citer que quelques exemples), mais également sous Macri (avec la lutte à Pepsico, au cours des journées de mobilisation contre la réforme des retraites, en décembre 2017, etc.). Dans nos spots électoraux, on insiste sur le fait que nous sommes « aux côtes des travailleurs, comme depuis toujours ». On ne fait que répéter ce qui est, pour nous, un motif de fierté et ce pour quoi nombre de travailleuses et de travailleurs nous reconnaissent, au-delà y compris de celles et ceux qui votent pour l’extrême gauche.

Par ailleurs, au cours du week-end du 12 et 13 octobre, des milliers de camarades du courant Pan y Rosas, le courant féministe socialiste le plus important au niveau national, ont participé à la Rencontre Plurinationale des Femmes et des LGBTQI, qui s’est tenue cette année à La Plata. Les camarades y ont mené une bataille politique d’autant plus importante que le FIT-U est la seule force politique qui a inscrit dans son programme, noir sur blanc, que nous soutenons le droit à l’IVG et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Dans l’ensemble des listes, y compris au sein du kirchnérisme, on ne compte plus les candidates et les candidats qui sont opposés aux droits des femmes et qui sont complètement subordonnés aux Eglises, et ce à commencer par les gouverneurs péronistes qui soutiennent le Frente de Todos.

Enfin, et c’est quelque chose de très important pour nous, tout au long de la campagne, nous avons perçu la vague de sympathie très importante qui nous vient de plusieurs secteurs de la jeunesse. Je crois, pour ma part, que c’est l’un des phénomènes les plus enthousiasmants de cette campagne et qu’on peut le sentir, très concrètement, dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans les lycées et les écoles où nous faisons campagne avec les camarades du FIT-U. C’est là-dessus également que nous faisons le pari, car la jeunesse est une force absolument fondamentale pour donner corps à un projet révolutionnaire qui vaille la peine d’être défendu.

Pour finir, quelles sont les perspectives pour le Front d’un point de vue unitaire, y compris en ayant comme horizon un dépassement du FIT-U en termes partidaires, comme le défend le PTS ?

Comme je te le disais, l’Argentine est aujourd’hui à la botte du FMI. Dans le débat présidentiel du 13, nous avons insisté sur l’importance de la situation en Equateur, où les classes populaires ont montré qu’il était possible de battre en brèche les plans du FMI, par la mobilisation. Ce n’est pas un hasard si le reste des candidats, y compris Fernández, n’ont absolument rien dit à ce propos. C’est pourtant bien l’Equateur, aujourd’hui, qui nous montre le chemin à suivre. C’est par la lutte de classe qu’il est possible de battre en brèche les politiques austéritaires comme l’a montrée également la mobilisation des Gilets Jaunes en France. C’est pour cela que nous devons nous préparer.

Pour nous, au PTS, la campagne ne vise pas simplement à remporter des sièges dans les parlements, au niveau national et provincial. En premier lieu, elle nous sert à construire une force militante, lutte de classe, anticapitaliste et révolutionnaire. Tout dans notre intervention, que ce soit dans les élections ou dans les instances élues, est orienté au renforcement des conditions pour la bataille extra-parlementaire. Pour cela, il faut développer des courants autonomes ayant cette perspective, que ce soit dans les organisations de masse, dans les syndicats, dans le mouvement des femmes, dans le mouvement étudiant. Des courants qui puissent être des acteurs capables d’agir dans les moments de radicalisation et d’intensification de la lutte de classes, pour y développer l’auto-organisation, le front unique, pour dépasser la bureaucratie syndicale et défendre un programme indépendant et hégémonique de façon à imposer, une fois pour toutes, que ce soit aux capitalistes de payer pour la crise. C’est ce que nous défendons en tant que FIT-U.

Pour ce qui est du FIT-U, comme je te le disais au début de cet entretien, nous sommes convaincus qu’il s’agit d’une conquête très importante. Il s’agit d’un front électoral, fondamentalement programmatique, qui défend un programme de transition qui a pour objectif un gouvernement des travailleurs et des travailleuses sur la base de la mobilisation des masses. Le prochain gouvernement péroniste va essayer d’imposer une issue pro-capitaliste à la crise actuelle. Au-delà des discours démagogiques et des promesses des candidats, cela veut dire qu’ils voudront faire payer la facture de la crise au monde du travail et aux classes populaires. C’est en ce sens également que nous pensons qu’il est urgent d’avancer dans la proposition que nous défendons, en tant que PTS, depuis un certain temps, à savoir la construction d’un parti unifié de la gauche révolutionnaire et socialiste.

L’existence, aujourd’hui, d’un pôle d’indépendance de classe, anticapitaliste et révolutionnaire, permet de penser que, cette fois-ci l’extrême gauche ne va pas se mettre à la remorque ou se diluer au sein des différents courants pilotés par des fractions de la bourgeoisie. Qu’à mesure où la crise va aller en se développant et que nous assisterons à un aiguisement des affrontements de classe, qu’il pourra y avoir une rupture d’une frange significative de la très hétérogène mais également très puissante classe ouvrière argentine, de la jeunesse précarisée, allant des chômeurs aux secteurs syndiqués, des fractions combatives du mouvement étudiant, du mouvement des femmes et chez les intellectuels, une rupture, donc, avec les différents courants qui prônent la conciliation de classe, fondamentalement avec le péronisme et ses différentes expressions. Et que ces différents secteurs puissent converger dans un parti révolutionnaire avec l’extrême gauche lutte de classe.

Propos recueillis par JB Thomas. Trad. CT

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