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"quand le diable sortira de la salle de bain"

Interview de Sophie Divry

Sophie Divry a été journaliste à La Décroissance . Devenue écrivaine, elle est l’auteure de plusieurs romans : "La Cote 400", traduit en cinq langues, « Journal d'un recommencement", "La condition pavillonnaire". En 2015, elle publie " Quand le diable sortit de la salle de bain".

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  •  1 Comment en êtes-vous arrivée à essayer de vivre de votre plume ?

    Cela se fait sans décision vraiment claire. J’ai une formation de journaliste, car j’ai toujours voulu écrire et voyager. Au bout de quelques années, je suis passée à mi-temps dans mon travail pour écrire. Et puis la littérature a pris de plus en plus de place dans ma vie, jusqu’à prendre toute la place… J’ai été au chômage et aux minimas sociaux mais, heureusement, mon quatrième livre et des bourses m’ont permis de commencer à vivre de ma plume, au moment où ça allait devenir franchement difficile matériellement de continuer un tel pari. J’ai eu beaucoup de chance.

  •  2 Vous avez travaillé au journal La Décroissance . Vous avez écrit sur la pauvreté, sur l’enfermement dans la normalité petite-bourgeoise. Est-ce que vous avez eu l’impression d’être rapidement cataloguée par les journalistes, par les critiques, dans la condition de la jeune romancière de gauche engagée ? Ou, au contraire, ressentez-vous une vraie curiosité par rapport à ce qui vous distingue du tout venant de l’autofiction habituelle ?

    Vous savez, sauf exception, très peu de journalistes lisent La Décroissance, et encore moins les critiques littéraires. Les domaines sont bien séparés dans les rédactions. Ce qui fait que je suis arrivée en littérature comme une parfaite inconnue. Ça m’allait bien justement pour ne pas être « cataloguée » comme vous dîtes, et qu’on me juge sur mes travaux littéraires, pour leurs qualités littéraires. En ce sens, j’ai été agréablement surprise de la réception de La Condition Pavillonnaire, en 2014.

    Personnellement, je ne pense pas qu’il faille refourguer en douce ses théories politiques aux lecteurs ; en ce sens, mon engagement est tellement ancré qu’il transparaît dans tous mes livres. Alors autant faire de la littérature la plus pure possible, car toutes vos pages seront toujours empreintes du cri profond qui vous habite. Que ce soient les premiers mots de mon premier livre « Réveillez-vous ! », ou tout ce qui agite les autres, qui pourrait se résumer à : Peut-on s’en sortir tous seul face à ce monde, ou faut-il, malgré tout, essayer d’être tous ensemble ?

  •  3 Votre premier roman – La cote 400 (10/18) - est un long monologue qui se déroule dans un lieu éminemment collectif, un de ces rares lieux gratuits et publics qui existent encore : la bibliothèque. Pourquoi avoir situé votre roman dans ce cadre bien particulier ? Pourquoi parler des bibliothèques publiques aujourd’hui ?

    J’ai eu l’idée de faire d’une bibliothèque un lieu de récit à force de les fréquenter dans mon quotidien. Je voulais aussi faire rire. Et puis je voulais écrire une sorte de revanche de l’humble, du public, de l’oublié, sur le privé, le riche, le bling-bling. Mais je ne voulais pas faire un panégyrique d’un lieu public, ce que je cherchais était plutôt de l’ordre d’une variation presque musicale autour du thème de la bibliothèque : à la fois refuge, lieu de culture, lieu de drague, lieu de passage, de travail, etc.

    Ce qui m’a plu, c’est de prendre une héroïne maniaque et antipathique, et de la suivre au moment où tout explose. Elle s’aperçoit que, sans les autres, sans les lecteurs, sans l’humanité avec toute son impureté, il n’y a pas d’accès à la culture qui soit une libération. Le livre a eu un petit succès en Angleterre, où les défenseurs des public libraries s’en sont servi pour lutter contre les fermetures imposées par les politiques d’austérité.

  •  4 Rien de plus difficile pour un(e) auteur(e) que d’expliquer le succès de son œuvre, mais quelles raisons pouvez-vous mettre en avant pour comprendre l’intérêt que votre dernier roman Quand le diable sortit de la salle de bain (Ed. Notabilia) a soulevé ?

    C’est une bonne question, et un petit mystère. Pour moi, le succès ou l’insuccès d’un livre n’est en aucun cas un critère, ni dans un sens ni dans un autre, pour juger de sa qualité. La Condition Pavillonnaire, était un roman de facture relativement classique (l’histoire d’une vie simple, pour reprendre un mot flaubertien, puisque le livre est mis sous son patronage), il est abordable et a été bien reçu. Quand le diable sortit de la salle de bain{} est plus expérimental, le récit part dans tous les sens, les personnages interviennent pour le commenter, il y a du graphisme, des dessins, des listes, bref c’est complètement brindezingue. En l’écrivant, cela m’a donné beaucoup de joie et de liberté, car cette manière décomplexée d’écrire me permettait de traiter une matière très dure : le chômage, la pauvreté, la faim. Mais je pensais que personne ne comprendrait, que presque personne ne le lirait. Or, il a rencontré plus de public que La ConditionPavillonnaire. Déjà parce que le livre, à force de liberté de ton, est drôle, ou plutôt : comique, énergique. Ça change du plaintif autofictionnel dont vous parliez. Ensuite, parce que contrairement à ce qu’on pense, les lecteurs sont preneurs d’expériences de lectures éloignées de celles dont ils sont rebattus. Enfin, le thème du chômage est peu traité, et cela le distingue aussi des autres. Mais surtout, les libraires ont dû beaucoup le recommander, car ce sont eux, davantage que la presse, qui font vendre un livre. Je leur dois à tous mes remerciements !

  •  5 En vous lisant et en écoutant vos interviews, on est frappé de constater que votre dernier livre peut-être décrit comme appartenant à un genre, celui du roman où le personnage principal est dans la « dèche », à l’exemple du livre de Georges Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres . En quoi ce genre vous a-t-il inspiré ?

    Quand le Diable… s’inscrit absolument dans ce que j’appelle « la littérature de la dèche », et qui pourrait englober, par ordre chronologique, le livre d’Orwell, La Faim de Knut Hamsum, Amer Eldorado et Fuck America de Raymond Federman, Ripley Bogle de Robert Mc Liam Wilson. Ce sont des livres où on est embarqué, à la première personne, dans une expérience de grande précarité : famine, vagabondage, petits boulots, etc. Tous ces livres ont une grande énergie, une sorte de folie, de bonne humeur, comme un grand rire sardonique dans le fond de l’abîme.

    La pauvreté est en général peu abordée en littérature, car les écrivains sont plutôt du bon côté de la barrière sociale ; pour écrire, il faut avoir du temps, et ne pas devoir gagner sa vie dans l’urgence. Même après l’alphabétisation de masse, on reste tout de même dans une production qui témoigne d’une classe sociale élevée, voire très élevée.

    Cela me plaisait de continuer ce genre, au regard de ma brève expérience. Il faut que la littérature s’empare de ce qui « attend d’être dit », et le dise. Dire par exemple qu’aujourd’hui on ne va plus « au clou » comme chez Zola ou Vallés, mais qu’on vend des trucs via Internet, ça me semblait important.

  •  6 Vos livres ont tous en commun une certaine légèreté tout en abordant la folie, la solitude, la misère, vous êtes du côté de Desproges et Chris Marker qui disait « l’humour est la politesse du désespoir. » ? Et qu’en est-il votre esprit de sérieux ?

    Ce qui était très important pour moi était de ne pas faire un livre au style pauvre, parce que je parlais de pauvreté. La littérature peut briller de tous ses feux aussi pour parler de misère. Ce livre est aussi une lutte contre l’esprit de sérieux. A la manière dont le dénonçait Jean Dubuffet dans un texte que je vous invite tous à lire : « Avant-Propos pour une conférence populaire sur la peinture » (Prospectus et tous écrits suivants, vol.1). Le peintre dit bien qu’associer sans cesse l’art et le sérieux finit par stériliser l’imagination et terroriser le public, et que l’art, c’est la liberté. C’est le contraire de la répression.

  •  7 L’intensité de la lutte sociale se fait plus sensible, la Nuit Debout, les condamnations en justice de syndicalistes et les coups de matraque font la une. Comment ressentez-vous tout cela ?

    Je le ressens très mal, comme beaucoup de citoyens. Nous avions un gouvernement de social-libéralisme, du côté des riches de façon obscène et, depuis les attentats, il s’est doté d’une idéologie de pré-fascisme. Cela se voit avec la loi Urvoas, l’état d’urgence, le geste guerrier et l’idéologie brutale incarnés par Valls, les matraques sur les chairs lycéennes et les œillères sur les souffrances des migrants. Tout citoyen ne peut qu’être profondément inquiet par ce tournant historique. Alors cela fait du bien de voir l’effervescence de Nuit Debout ; même si ce mouvement, à mon humble avis, ne réussira qu’en faisant la jonction, au-delà des préjugés qu’on nous a inculqués de chaque côté, avec la jeunesse de banlieue, et en se donnant des objectifs clairs, susceptibles de mobiliser. Mais il y a une fenêtre possible pour changer les choses. Je regarde ça avec espoir, car le piège du système est de nous faire tomber dans la désespérance.


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