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Entretien

Islamophobie, racisme et vote des quartiers populaires : entretien avec Rafik Chekkat

Islamophobie, quartiers populaires, racisme, luttes sociales dans la présidentielle : à quelques jours du deuxième tour, RP s'est entretenu avec Rafik Chekkat, militant antiraciste, animateur de islamophobia.fr et membre de la Coordination contre la loi séparatisme.

Julien Anchaing


et Mahdi Adi

22 avril 2022

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Entretien réalisé par Julien Anchaing pour Révolution Permanente
Rafik Chekkat est fondateur et animateur de islamophobia.fr, et membre de la Coordination contre la loi séparatisme

Révolution Permanente : A la suite du premier tour, Emmanuel Macron est érigé par certains comme un « barrage contre l’extrême droite ». Quelle est sa capacité réelle à capitaliser sur le vote dit « musulman » et des quartiers populaires ?

Rafik Chekkat : Le premier tour a été marqué par un vote semble-t-il massif en faveur de Jean-Luc Mélenchon de la part des personnes musulmanes et des habitantes et habitants des « quartiers populaires » (formule pudique à gauche pour désigner le plus souvent les populations noires et arabes). Cela ne traduit pas une adhésion franche et entière au programme de l’Union populaire (que beaucoup ne connaissent pas), mais un choix en faveur du « moindre mal ». L’élection de JL Mélenchon n’aurait pas mis fin à l’islamophobie (il est fantaisiste de soutenir le contraire), mais aurait calmé ses formes étatisées les plus brutales (certaines perquisitions, dissolutions et fermetures d’établissements). Dans l’état actuel de surenchère nationaliste, c’eût été déjà une avancée, un répit temporaire.

Parler en revanche de « vote musulman » ou des « quartiers populaires » me parait excessif, car il n’y a rien qui ressemble dans cette campagne à une « politique musulmane » ou à un programme concret, argumenté et chiffré en faveur desdits « quartiers populaires ». On reste le plus souvent à un grand niveau d’abstraction sur ces sujets. A la suite d’une campagne de communication efficace, de militants et relais engagés pour faire le rappel, un choix pragmatique s’est opéré en faveur du candidat insoumis. Pour le second tour, malgré des appels paniqués à faire barrage à Le Pen, beaucoup rechignent à apporter leur voix au président sortant. L’abstention qui était déjà élevée au premier tour (ce qui relativise l’idée d’un vote musulman et des quartiers massif), sera sans doute plus forte encore.

RP : La grande mosquée de Paris a appelé à soutenir Emmanuel Macron, ce qui apparaît comme une contradiction importante avec le bilan clairement islamophobe de son premier quinquennat. Qu’en penses-tu ?

RC : Ce soutien en faveur de Macron n’a rien d’étonnant. La Grande Mosquée de Paris est une institution mise en place par l’État pour servir ce dernier, et non les musulmans. Elle occupe certes une fonction symbolique (un bel édifice avec son jardin au sein de la capitale), mais surtout d’encadrement et de surveillance de la communauté musulmane. Avec cette institution, on se trouve au cœur de l’ « islam de France » dont les origines coloniales sont très marquées : de la nomination des agents du culte dans les colonies, jusqu’à l’inauguration en juillet 1926 de la Mosquée de Paris (« édifice facile à surveiller » selon la formule de Lyautey), en passant par la désignation à sa tête en 1957 de Hamza Boubekeur pour ses multiples services rendus à la France durant la guerre d’indépendance algérienne.

Hamza Boubekeur s’est en effet distingué à partir de mai 1957 par la participation sans faille de la Mosquée de Paris à la traque des militants FLN. Son fils Dalil Boubekeur, recteur de la mosquée de 1992 à 2020, a prolongé le legs paternel en se faisant le soutien zélé de toutes les politiques sécuritaires et islamophobes des majorités successives. Avec tous les représentants de cet « islam officiel », l’actuel recteur, Chems-Eddine Hafiz, continue de promouvoir l’image de communautés musulmanes soumises et totalement dépolitisées. Mais tout le monde a compris depuis longtemps que les institutions musulmanes mises en place par l’État sont au service de l’État, non des musulmans.

RP : Pendant le débat, Emmanuel Macron s’est dit opposé à l’interdiction du voile dans l’espace public prônée par Marine Le Pen. Il a aussi annoncé lors de son discours du dimanche 10 avril, une « lutte résolu[e] contre le séparatisme islamiste ». Qu’est- ce que cela augure pour son potentiel futur quinquennat ?

RC : Entre Macron et Le Pen, des différences existent bien en matière d’islamophobie. Mais ce sont des différences de degré et non de nature. La majorité actuelle a très largement participé et alimenté le matraquage politique et médiatique contre le foulard dit islamique. Les agressions violentes de femmes musulmanes à Montpellier (par un policier à la retraite) ou à Clichy-La-Garenne (par des policiers en uniforme cette fois), témoignent des effets concrets de ce matraquage. Prôner l’interdiction du foulard dans l’espace public comme Le Pen, estimer comme Macron qu’il « ne fait pas partie de la civilité française », ou comme JM Blanquer que « le voile n’est pas souhaitable », cela revient à délimiter l’espace public en disant clairement à qui il appartient de plein droit, et qui en est exclu. Et des personnes (agents de l’État ou non) comprennent ces prises de position islamophobes comme des autorisations symboliques de passer à l’acte. D’où les agressions de ces derniers jours, qui risquent de se multiplier tant que le fond de l’air restera islamophobe.

RP : La campagne a ouvert de nombreux débats au sein des quartiers populaires et des mouvements qui luttent contre l’islamophobie. Penses-tu que l’Union Populaire puisse véritablement représenter les intérêts des personnes musulmanes et des quartiers populaires ?

RC : Je ne sais pas s’il y a eu tant de débats dans les milieux que tu cites. On a surtout eu droit à de grands discours généraux sur les « quartiers populaires » et la lutte contre l’islamophobie. Mais ça s’arrête là. L’effervescence avait (pour le meilleur et pour le pire) surtout lieu sur les réseaux sociaux. Rarement élection n’aura suscité tant de controverses, d’échanges passionnés, voire même d’agressivité. La cuvée 2022 du feuilleton phare de la politique française porte la marque de la brutalité du premier quinquennat Macron. La casse sociale, l’implacable répression de toute forme de contestation, la lutte contre le « séparatisme islamiste » et la gestion chaotique de la pandémie, ont de toute évidence laissé des traces.

Au-delà de cet état de tension, ce qui me semble inédit, c’est le ralliement (parfois moyennant finances) de figures des mouvements de l’antiracisme et des quartiers populaires à la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Des personnes qui ne juraient jusque-là que par l’autonomie, l’auto-organisation, l’approche décoloniale, ont subitement adopté, avec la ferveur du converti, la religion du vote. Certaines en sont même devenues des fanatiques. Qu’il soit motivé par l’opportunisme ou le découragement, ce coming-out en faveur de la gauche parlementaire indique que les notions d’autonomie, d’auto-organisation et de radicalité sont à repenser collectivement. En quoi une figure républicaine-patriotique comme JL Mélenchon, qui se réclame de De Gaulle et Mitterrand en matière de politique étrangère et exalte le patriotisme économique français, en quoi cette figure est-elle décoloniale ? Certaines choses m’échappent.

Ce qui est sûr, c’est que les luttes des quartiers populaires et contre l’islamophobie n’ont qu’un rapport très faible avec la plongée dans la lutte des places pour exister au sein d’appareils hyper centralisés où les élections sont érigées en horizon politique indépassable. Les formations politiques devraient idéalement se mettre au service des luttes. Au cours de cette élection, on a essayé de faire exactement l’inverse : des personnes qui se réclament de luttes passées se sont mises au service de l’Union populaire. Et la question de l’autonomie est passée par pertes et profits. Dans Black Lives Matter, l’autrice afro-étatsunienne Keeanga-Yamahtta Taylor a montré comment l’adoption d’une stratégie électoraliste par le « black power » était la conséquence d’une crise majeure au sein du mouvement. Après l’effervescence créatrice des débuts, le repli électoraliste (conjugué il est vrai à la féroce répression gouvernementale) a sonné la fin du mouvement.

RP : Le prochain quinquennat - quel qu’il soit - sera marqué par une offensive antisociale et néolibérale importante. Quel lien vois-tu entre les attaques contre le monde du travail et l’offensive islamophobe à laquelle on assiste dans le pays ?

RC : Rappelons d’abord que le racisme a en Europe partie liée dès l’origine avec les rapports de production capitalistes. L’affirmation n’a pas vocation à servir de simple rappel historique. Elle permet d’entrevoir l’un des aspects de l’oppression raciale, qui la fait exister de manière institutionnalisée afin de justifier et légitimer le traitement inégal et discriminatoire dont sont victimes certains groupes de personnes. Et en temps de crise, le racisme devient même « un facteur déterminant du consensus qui relativise les clivages de classes » (Balibar).

Sous couvert de l’obtention de quelques avantages symboliques, le racisme, dans une société hiérarchisée par la classe et les rapports de genre, est le moyen par lequel les Blancs renforcent la domination sur eux-mêmes. Certains discours à gauche isolent artificiellement cette fonction du racisme et considèrent que la réactivation d’un discours identitaire n’a pour seul objectif que de contrer le mouvement social. Disjoint de la « question sociale », le racisme est qualifié de simple diversion, un coup tactique destiné à réorienter la colère populaire et à satisfaire la fraction la plus réactionnaire de l’électorat.

Le premier défaut de cette lecture instrumentale est d’ôter toute autonomie d’action aux classes populaires, condamnées à céder aux sirènes racistes venues d’en haut et à demeurer ainsi les victimes permanentes et historiques de la duperie des classes possédantes. Faire du racisme une simple manœuvre de diversion, c’est marquer en outre un refus de « prendre au sérieux ce que les racistes eux-mêmes proclament » selon la formule d’Arendt.

Si les gouvernements successifs ont pu aussi aisément jouer la carte du racisme, c’est bien parce que les thématiques du communautarisme, de l’islamisme, de l’insécurité ou de la vague migratoire, font l’objet depuis des années d’un matraquage médiatique. C’est surtout que les rapports sociaux de race jouent à plein, produisent leurs effets, permettant aux autorités de s’appuyer sur eux. Réduire le racisme à une stratégie gouvernementale pour dévier la colère des classes populaires blanches vers d’autres cibles, c’est oublier que le racisme a des effets très concrets sur les vies de millions de personnes. On ne prenant pas à bras-le-corps cette question, les forces progressistes laissent un boulevard au camp de la réaction et se tirent une balle dans le pied. Elles se condamnent à terme à l’impuissance politique, voire même à disparaître. Voilà comment le piège du racisme se referme sur la gauche.


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