Impérialisme et patriarcat

Islamophobie, une violence faite aux femmes

Ariane Anemoyannis

Islamophobie, une violence faite aux femmes

Ariane Anemoyannis

Agression d’une mère voilée, loi d’interdiction du voile pour les accompagnatrices scolaires, fichage des étudiantes musulmanes. Le discours du gouvernement appelant à une "société de vigilance" pour combattre l’"hydre islamiste" a engendré une déferlante islamophobe qui s’incarne dans la multiplication des prises de position et actions stigmatisant et violentant les musulman.e.s. Et les femmes, encore une fois, sont la cible privilégiée de cette nouvelle chasse aux sorcières.

Une « question » qui vient de loin

Il est important de revenir sur le lien, central, entre islamophobie et impérialisme français, pour pouvoir comprendre pourquoi le voile obsède tant l’Etat encore aujourd’hui. De la colonisation de l’Algérie jusqu’aux politiques dans les quartiers populaires, l’impérialisme a évolué mais son objectif reste celui d’exercer une domination sur les pays semi-coloniaux et les populations issues de l’immigration.

Si le voile polarise les débats télévisés aujourd’hui, il préoccupe dès les premiers instants de la colonisation de l’Algérie en 1830. Le maréchal Bugeaud, qui a dirigé les opérations expliquera que "les arabes nous échappent parce qu’ils dissimulent leurs femmes à nos regards". Pour les colons, dévoiler les femmes algériennes permet d’asseoir leur domination sur la population colonisée en humiliant les femmes. Le patriarcat est ainsi utilisé à des fins impérialistes et se met en place une politique de dévoilement des femmes. "Ayez les femmes, les autres suivront" pour reprendre l’expression de Frantz Fanon, militant anticolonial.

Le voile est ainsi tourné en dérision, ou érotisé : sur les représentations de l’époque, on en fait tantôt un objet risible, tantôt un objet de désir. Les femmes sont dénudées mais conservent leur foulard sur la tête, symbole de leur exotisme. Les campagnes de propagande se succèdent, invitant les femmes à se dévoiler. L’affiche de propagande la plus connue étant celle-ci : "N’êtes-vous pas jolies ? Dévoilez-vous !". Mais surtout, durant la guerre d’Algérie, ce sont des dévoilements forcés qui ont lieu sur les places publiques, pour mater le mouvement de libération nationale en procédant à des spectacles de violence et d’humiliation des femmes algériennes.

L’Etat français va ainsi nier le statut de sujet à la femme qu’il opprime, en la réduisant à son corps ou aux habits qu’elle porte. Elle devient un objet de conquête, de désir, et de méfiance que l’impérialisme ne va cesser de vouloir contrôler et dominer.

Et si les termes du débat évoluent dans les années 1960 suite aux mouvements de libération nationale et des luttes antiracistes, l’impérialisme ne disparaît pas pour autant et le discours des puissances coloniales va être adapté au nouveau rapport de force mondial.

On passe donc de la hiérarchie des races à la hiérarchie des cultures. Ça n’est plus l’homme blanc qui est supérieur à l’homme noir ou arabe mais sa culture qui est plus progressiste et moderne tandis que celle des autres serait est arriérée et misogyne. Cela permet à l’Etat français d’éluder complètement les questions sociales. En effet, en se focalisant sur les questions religieuses et culturelles et en essentialisant l’homme musulman comme machiste et brutal, les inégalités sociales profondes dont souffrent les populations issues de l’immigration sont non seulement évacuées du devant de la scène, mais surtout justifiées au regard de leur identité culturelle supposée.

Une violence d’Etat qui vise en premier lieu les femmes

Dans ce contexte d’offensive islamophobe du gouvernement, qui appelle à construire "une société de vigilance" pour combattre "l’hydre islamiste", les projecteurs sont une nouvelle fois braqués sur la religion musulmane, et le port du voile est évidemment mis au premier plan. Cela a pour conséquence de faire des femmes musulmanes les principales victimes de cette déferlante.

Une semaine après l’attaque au couteau du 3 octobre à la Préfecture de Paris, 286 personnes ont défilé en l’espace d’une semaine sur les plateaux télé et se sont prononcées sur le voile. Parmi elles, aucune femme voilée. Les médias se sont empressés de réaliser toute une ribambelle de sondage sur le port du voile, son interdiction pour les sorties scolaires et dans l’espace public, sur la religion musulmane et sa dangerosité. En « demandant » l’avis des auditeurs, les médias parviennent à légitimer la politique du gouvernement. En effet, s’appuyant sur les débats polarisés par la question du voile, ce dernier peut ensuite légiférer sous prétexte que cette dernière serait d’ordre public et préoccuperait les électeurs.

Cela légitime donc la législation raciste qui succède au discours : quelques jours après l’attaque au couteau à la Préfecture, la proposition de loi sur l’interdiction pour les mères accompagnatrices de porter le voile est votée au Sénat. Cette nouvelle loi, qui doit encore franchir la majorité à l’Assemblée nationale, s’inscrit dans une longue lignée de réglementation islamophobe. Après 2004, ce sont en effet plusieurs arrêtés municipaux qui ont prohibé aux femmes voilées l’accès à la plage ou à la piscine, comme à Grenoble cet été.

On assiste donc à une marginalisation croissante des femmes dans l’espace public. Les femmes musulmanes ne sont tolérées que dans l’enceinte de la sphère privée, là où personne ne les voit et où elles réalisent l’ensemble des tâches domestiques à l’abri des regards. Comme le disait Souad au micro de France Inter, "Les femmes voilées, on nous aime bien quand on doit voter, faire le couscous ou les gâteaux…". Ou alors, elles sont tolérées par le capital, très tôt le matin, ou tard le soir, quand les bureaux sont vides et qu’il s’agit d’y faire le ménage.

Mais cette offensive ne s’arrête pas là. En parallèle de la législation raciste, ce discours du gouvernement entraîne une déferlante de haine qui pénètre la rue et l’espace public, où sont de plus en plus fréquemment harcelées, agressées et insultées les femmes portant le voile. Selon le CCIF, 75% des victimes d’islamophobie sont des femmes. L’Etat et les médias, en créant et cultivant un discours islamophobe qui fait l’amalgame entre foulard islamique et terrorisme, est responsable de l’ensemble des déclinaisons de haine que prend cette offensive, y compris les plus violentes comme l’attentat à la mosquée de Bayonne ou la multiplication des agressions de rue contre les femmes voilées.

Instrumentaliser le féminisme pour continuer d’exercer une domination sur les populations immigrées

Aujourd’hui, le gouvernement et la classe politique justifient cette offensive par une certaine idée du féminisme ou, plutôt, sa déformation instrumentale. Mais cette instrumentalisation du combat contre l’oppression patriarcale à des fins impérialistes naît de la contre-offensive bourgeoise sur les acquis de mai 68 et de la deuxième vague féministe des années 1970.

À la fin des années 1980, un débat public émerge autour de la laïcité et de son application par les usagers du service public. En 1989, trois élèves sont renvoyées d’un collège de Creil par le principal (qui sera, par la suite, élu député RPR), ce dernier estimant, alors, à défaut de toute législation, que le port du foulard au sein de l’établissement scolaire enfreint le principe de laïcité.

Alors que le gouvernement tarde à s’emparer de l’affaire, c’est un groupe de féministe qui décide d’interpeller l’Etat pour qu’il légifère sur la question et interdise le voile, qui serait le symbole absolu de la domination de la femme. Le meeting féministe à La Mutualité cette même année, organisée par des figures du féminisme de la deuxième vague comme Gisèle Halimi, va acter, en France, la naissance du féminisme civilisationnel. En considérant les femmes musulmanes comme les dernières victimes du patriarcat, qui aurait par ailleurs disparu en Occident, ce féminisme devient la courroie privilégié de l’impérialisme.

En avançant que la religion musulmane est la plus arriérée qui soit et opprime les femmes par essence, il accompagne les opérations militaires et l’ingérence économique et politique dans les pays semi-coloniaux.

En affirmant que l’égalité homme-femme a été atteinte en Occident, il permet à l’Etat de mater l’héritage politique de la deuxième vague féministe des années 1970, qui faisait du patriarcat l’un des piliers du capitalisme à abattre pour parvenir à l’émancipation de tous. La libération des femmes ne passerait plus par la lutte contre l’ensemble du système, mais par un combat individuel contre "les pères et les frères", uniques ennemis de la femme musulmane.

Ce féminisme s’inscrit complètement dans la période néolibérale qui s’ouvre à la fin des années 1980. Le capitalisme comme étant « la fin de l’histoire » s’accompagne d’un féminisme qui vient renforcer les politiques impérialistes de la France vis-à-vis des populations issues de l’immigration. Tout en niant également l’histoire du mouvement des femmes dans le monde arabo-musulman qui s’est construit autour de la lutte contre l’impérialisme et de la lutte contre les institutions religieuses et patriarcales.

Sous le quinquennat Macron, ce féminisme est encore d’actualité. En niant le statut de sujet de la femme musulmane - ou de la femme à laquelle on assigne le statut bien commode de « femme musulmane » - pour en faire une simple victime de sa propre culture, ou à l’inverse en l’assimilant au statut de complice du terrorisme lorsqu’elle revendique son choix de porter le voile, le féminisme du gouvernement instrumentalise la question de l’émancipation au service de politiques racistes et islamophobes.

Marlène Schiappa, ministre de l’égalité homme-femme est un des symboles de ce féminisme impérialiste. Les brigades anti-harcèlement dans le métro qu’elle a instaurées servent en réalité à contrôler plus facilement les hommes issus de l’immigration que l’Etat considère comme sauvages et plus enclins à l’agression sexiste ou sexuelle. Également, la proposition récente d’expulser les étrangers coupables de harcèlement sexuel permet au gouvernement d’appliquer une politique migratoire répressive en contournant les mécanismes de contrôle compétents en la matière.

La question de la liberté, une déviation qui rejoint la politique gouvernementale

En écho à ce féminisme impérialiste, plusieurs courants politiques à gauche estiment que le port du voile ne peut être librement consenti par les femmes.

S’il est certain que les institutions religieuses sont en dernière instance des institutions réactionnaires qui participent à la dilution des intérêts de classe derrière l’idée de communauté et ont intérêt au maintien de l’ordre établi où les exploités et les opprimés se réfugient dans la religion pour échapper à la misère, il en va différemment pour les pratiques cultuelles individuelles. Celles-ci ne participent pas au maintien de l’ordre établi en ce qu’elles ne sont que le produit des interprétations par les croyants de la religion.

Savoir si le voile serait un choix dicté par le patriarcat ou une liberté absolue qu’ont les femmes est une fausse question dans la mesure où les choix se font toujours sur la base de conditionnements idéologiques émanant de la société dans laquelle nous vivons et traversée par le patriarcat qui se décline de façon différente, ici comme ailleurs. Ce qu’il est nécessaire de dénoncer est donc la polarisation du débat public et de certains courants politiques sur la question du voile comme unique expression de la domination patriarcale intériorisée qu’il faudrait combattre, y compris par une législation répressive. Par ailleurs, et indépendamment de la position que nous pouvons avoir, en tant que féministes révolutionnaires et anticapitalistes, le voile que choisissent d’endosser des femmes (sans qu’il le leur soit imposé par leur propre entourage) est également, dans les pays impérialistes, vécu ou porté comme symbole d’une identité alternative ou de résistance face au racisme institutionnel qui s’exprime, au quotidien, contre les populations stigmatisées. Ne pas considérer cet aspect, c’est également nier aux femmes voilées leur statut de sujet.

Les femmes en première ligne des soulèvements

En 2018, la renaissance d’une vague féministe au niveau mondial était le signe avant-coureur d’un retour de la lutte des classes à échelle internationale : mouvement de masse contre les féminicides en Amérique du Sud, mobilisations pour le droit à l’avortement en Irlande et Pologne, renouveau de la grève des femmes le 8 mars.

Aujourd’hui, cette accélération de la lutte des classes est indéniable et en quelques mois, depuis le mouvement des Gilets jaunes, plusieurs phénomènes de révolte populaire ou de très intense contestation de l’ordre établi ont éclaté. Encore une fois, ce sont les femmes qui sont en première ligne des combats populaires et révolutionnaires, représentant un des secteurs clés de ces mobilisations offensives, qui ne font aucun compromis avec le pouvoir et ses institutions.

À partir de ces expériences de lutte des femmes, non seulement l’idée du voile comme rempart absolu à l’émancipation s’avère erroné, mais celle-ci semble surtout s’acquérir par la lutte. Au Soudan, la révolution a reçu le nom de "révolution des femmes", et sa figure la plus emblématique est celle de Alaa Salah, qui harangue la foule debout sur une voiture. En Algérie, les femmes ont constitué un secteur clé du processus de contestation du pouvoir, qui a avancé des revendications spécifiques à cette frange particulièrement exploitée et opprimée de la population, comme celle de l’abolition du code de la famille. En Irak, ce sont de nouveau les femmes qui, malgré une très forte répression, défient le pouvoir, et s’attaquent au régime et ses autorités confessionnelles et politiques.

En France, combattre l’islamophobie est impératif pour construire le 5 décembre

En France, l’offensive islamophobe initiée par le gouvernement sert les intérêts du pouvoir, dans une situation d’extrême explosivité où les femmes pourraient ici aussi, jouer un rôle d’ampleur.

Comme l’explique Françoise Vergès dans son livre Pour un féminisme Décolonial, les femmes immigrées, qu’elles soient ou pas de religion musulmane ou qu’on les y assigne, sont celles qui travaillent dans la sous-traitance et les entreprises de nettoyage au service des multinationales, se levant tôt le matin et se couchant après tout le monde le soir pour que les travailleurs puissent participer à la production le lendemain.

En étant les plus précaires de la classe ouvrière, ces femmes représentent un secteur combatif et déterminé si elles entrent en mouvement, qui n’a rien à perdre que ses chaînes. En ce sens, elles pourraient jouer un rôle de taille dans les mobilisations qui se profilent, et le gouvernement a intérêt à les intimider. Le discours islamophobe vise donc à les contenir de différentes manières : par la violence que cela engendre dans la rue et l’espace public, par les législations racistes, mais aussi par l’émergence en réaction à la violence du souhait d’être « laissées tranquilles », alors même que ces femmes ont tout à gagner d’une mobilisation d’ampleur contre ce système qui les exploite et les opprime.

Ainsi, à quelques jours du 5 décembre, potentiel départ d’un mouvement d’ensemble contre Macron et ses attaques néolibérales, le discours islamophobe est à combattre activement. Construire la mobilisation du 5 décembre suppose également de penser une politique contre l’offensive islamophobe, pour dépasser les divisions au sein de la classe ouvrière et parvenir à un mouvement massif capable de gagner. Le 10 novembre à la manifestation contre l’islamophobie, mais aussi le 23 lors de la marche historique contre toutes les violences faites aux femmes, la réponse que donnent les femmes au gouvernement est la riposte dans la rue. La question d’un renouveau du mouvement féministe en France est posée, de même que ce mouvement soit capable de jouer un rôle décisif dans les prochaines séquences de la lutte des classes, ce qui ne pourrait que le renforcer. Mais pour cela, il est impératif de construire un féminisme anti-impérialiste, anti-capitaliste, et internationaliste qui, sans s’adapter aux discours du gouvernement, participe à la naissance d’un mouvement de femmes massif dans les luttes qui s’annoncent.

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