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Frictions inter-européennes

L’hiver n’est pas encore là mais les relations franco-allemandes sont déjà glaciales

Comme lors de la crise du Covid, les logiques de protection des intérêts nationaux, y compris au détriment des Etats partenaires, est de retour dans l’UE. Et les capitalistes français risquent d’en sortir perdants.

Philippe Alcoy

24 octobre 2022

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La semaine dernière, l’annulation d’un conseil interministériel franco-allemand annuel a exposé au grand jour le froid actuel qui pèse sur la relation entre les deux pays. Beaucoup l’ont rappelé : ce n’est pas la première fois que cela arrive. Certes. Mais le contexte politique, économique et international actuels donne à cet évènement un caractère particulier. C’est le deuxième report de cette rencontre qui devait avoir lieu l’été dernier. Au début on affirmait que ce second report était dû à une question d’agenda. Plus tard, de part et d’autre, on a avoué qu’il existait des différends sur des sujets importants entre les deux gouvernements. La rencontre se tiendra, en principe, en janvier. Mais le fond du problème pour les dirigeants des deux Etats, et des autres membres de l’UE, c’est ce que cela révèle de l’état des relations franco-allemandes.

Il existe des inquiétudes profondes à court et à long terme dans les ministères européens. En effet, en même temps qu’elle a changé la situation internationale, la guerre en Ukraine a accéléré et approfondi des tendances déjà à l’œuvre. L’attaque de la Russie contre l’Ukraine a alarmé les dirigeants de certains pays européens, à commencer par l’Allemagne, sur l’état de leurs forces armées. Et même s’il existait déjà avant la guerre une inquiétude à ce sujet dans le pays, l’invasion de Poutine a servi d’élément déclencheur pour que le gouvernement allemand annonce un plan de financement de son armée de 100 milliards d’euros. Parallèlement, la politique commune de sanctions à l’égard de la Russie adoptée par l’UE a ouvert beaucoup d’incertitudes concernant l’approvisionnement de gaz depuis la Russie. En effet, avant la guerre celui-ci comptait pour 40% des importations gazières de l’UE (aujourd’hui on parle d’un maigre 9% avec un risque de coupure totale).

C’est précisément sur ces deux points que les différences franco-allemandes se sont creusées. La France avait d’abord salué la décision allemande de se réarmer. D’abord parce que selon Paris cela pouvait aller dans le sens de créer une force armée européenne, central pour « l’autonomie stratégique européenne » que la France appelle de ses vœux. Surtout, la France voyait dans le réarmement allemand une opportunité pour dynamiser son industrie de l’armement, espérant non seulement que son partenaire accélère les projets déjà en cours (« avion de chasse du futur », « char du futur ») mais qu’il s’approvisionne auprès de ses entreprises.

Or, depuis l’annonce du réarmement allemand, Berlin n’a pris que des décisions qui ont déplu Paris. Dans un article récent, Le Figaro résume la situation affirmant que « Paris s’inquiète pour sa part d’une possible « course aux armements » intraeuropéenne et déroule la liste des autres contentieux bilatéraux : mi-mars, la Bundeswehr commandait à l’américain Lockheed Martin 35 exemplaires de chasseurs F-35 destinés à remplacer sa flotte de Tornado, en reléguant Eurofighter dans l’arrière-boutique. Or l’Allemagne est elle-même impliquée dans le consortium européen ». A cela il faut ajouter le projet de « Bouclier anti-missiles européen » que l’Allemagne a annoncé mi-octobre, impliquant 15 pays européens membres de l’OTAN mais qui exclut des puissances de l’UE telles l’Italie, la France ou l’Espagne. Un projet qui non seulement implique l’achat de matériels militaires aux Etats-Unis et à Israël, mais qui rentre en concurrence avec un système similaire développé par la France et l’Italie.

Toujours selon Le Figaro, « les atermoiements allemands à l’égard de son partenaire s’expliquent naturellement par le tropisme sécuritaire américain du pays, au moment où Joe Biden s’implique résolument au sein de l’Alliance. Ainsi en va-t-il de l’achat des chasseurs F-35, susceptibles de porter la charge nucléaire, et des Poseidon [avion patrouille fabriqué par Boeing] (…) Dotée enfin d’une miraculeuse manne budgétaire, la Bundeswehr, handicapée par des décennies de sous-investissement chronique, a désormais besoin de matériel « prêt à l’emploi », justifie son inspecteur général, Eberhard Zorn, quitte à délaisser les projets en gestation avec la France ». Autrement dit, pour les dirigeants français l’Allemagne est en train de se réarmer « sur le dos » de ses partenaires.

Tout cela réactive à Paris le « syndrome des sous-marins australiens ». De fait, la France et les projets européens n’offrent pas les mêmes garanties que les Etats-Unis pour l’Allemagne. Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis sont les garants de la sécurité allemande. Même si au cours des dernières décennies Berlin avait développé une politique commerciale à l’égard de la Russie espérant qu’elle tempère les ambitions russes en Europe centrale et de l’Est, notamment après la chute de l’URSS, aujourd’hui ces conditions ont changé et l’Allemagne se rapproche plus décidément des Etats-Unis.

Cette perspective effraye la France qui se sent de plus en plus « satellisée » dans une UE dominée par l’Allemagne et alignée derrière les Etats-Unis. En ce sens, Les Echos écrivent que « la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a confirmé le déplacement du centre de gravité de l’Europe à l’Est. La France a perdu un allié, certes compliqué, mais aux liens anciens et forts, quand l’Allemagne peut compter sur la solidarité des Etats d’Europe centrale et de l’Est. (…) Avec l’Allemagne, ils ont en commun d’être exposés à la menace russe tant sur le plan militaire qu’énergétique. Il y a une communauté de destin qui se forge, communauté qui ne comprend pas la France ».

L’autre grand point de frictions entre la France et l’Allemagne concerne le secteur énergétique. Alors que la semaine dernière les chefs d’Etat de l’UE sont arrivés à un accord sur un feuille de route sur le plafonnement du prix du gaz (sous des conditions imposées par Berlin), les désaccords sont loin d’être résolus. En effet, la France et d’autres pays du sud de l’Europe voulaient mettre en place un plafonnement des prix d’importation du gaz et des mécanismes d’importation communs des différents Etats européens afin d’éviter que les prix de l’énergie explosent encore plus pendant l’hiver. L’Allemagne s’y opposait car elle craignait que ces mesures aient pour conséquence de réduire l’offre vis-à-vis de l’UE, les producteurs préférant vendre leur gaz sur d’autres marchés. En ce sens, si la feuille de route est une concession allemande, elle doit encore aboutir à des mesures concrètes et une nouvelle réunion n’est pas exclue pour peaufiner la position commune.

Certains reprochent également à Berlin d’avoir voté un bouclier énergétique de 200 milliards d’euros pour protéger ses ménages et entreprises sans avoir consulté préalablement ses partenaires européens. Les Etats plus pauvres et avec moins de ressources que l’Allemagne, qui ne peuvent pas appliquer le même type de mesures, voient dans cette attitude une preuve d’individualisme et de l’isolationnisme allemand. C’est cela d’ailleurs qui explique la réticence allemande à appliquer un plafond aux prix du gaz : le bouclier énergétique suffira protéger les ménages et entreprises allemandes… au grand dam des autres Etats membres incapables de faire de même.

Sur ce terrain la France semble avoir elle aussi envoyé un message à l’Allemagne. En effet, juste avant le début de la réunion des chefs d’Etats et de gouvernement à Bruxelles, la France, l’Espagne et le Portugal ont dévoilé leur plan de construire un pipeline reliant Barcelone et Marseille dans une sorte d’union énergétique entre les trois pays. Ce projet intéresse l’Allemagne qui faisait pression sur la France depuis des mois (aux côtés de l’Espagne) pour la construction d’un gazoduc qui relirait l’infrastructure gazière de la péninsule ibérique au reste des l’Europe (spécialement à l’Allemagne) à travers les Pyrénées. La France pour des raisons supposément écologiques s’opposait au projet. Cette annonce du pipeline BarMar résout partiellement ce différend mais l’Allemagne en a été tenue à l’écart. Et même si les délais et les coûts du projet ne sont pas encore connus, il semblerait que la France entend jouer de la « diplomatie des pipelines » vis-à-vis de l’Allemagne, dans un chantage à peine voilé afin d’obtenir des concessions de la part de Berlin sur des sujets délicats.

Ce que toutes ces tensions au sein de l’UE montrent c’est que face à des crises profondes les différentes bourgeoisies tendent de plus en plus à protéger leurs intérêts nationaux, au détriment, s’il le faut, des autres Etats appartenant au même espace politico-économique. En même temps, la crise énergétique et les redéfinitions d’alliances et de rapports de forces internationaux suite à la guerre en Ukraine commencent à mettre en lumière des brèches (anciennes) au sein de l’UE avec des pays au nord et à l’Est du continent, regroupés autour de l’Allemagne et de plus en plus alignés sur les Etats-Unis d’une part, et un autre groupe de pays dits « du sud » autour de la France, de l’autre. Ces blocs sont loin d’être cristallisés et exempts de contradictions, mais c’était l’un des paris de Poutine. Il faudra voir si ces frictions sont suffisantes pour rompre l’unité occidentale vis-à-vis de la Russie et sa guerre en Ukraine, ce qui semble peu probable pour le moment.

Les travailleurs et travailleuses ainsi que les classes populaires doivent dans ce contexte refuser de tomber dans les logiques nationalistes véhiculées par les classes dominantes, les exploiteurs du continent dans chaque pays qui ne poursuivent que leurs propres intérêts.


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