Débrayage sous les tropiques

La Havane. Grève générale le 1er janvier (1959)

Jean Baptiste Thomas

La Havane. Grève générale le 1er janvier (1959)

Jean Baptiste Thomas

La force de la classe ouvrière, quand elle rentre massivement dans la bataille, est un déterminant historique. On le constate, aujourd’hui, en France, en termes de potentialités. On l’a vu, récemment, lors des révolutions arabes, en Tunisie et en Egypte, lors de la chute de Ben Ali ou de Moubarak, à l’hiver 2011. Il y a un peu plus de soixante ans, à Cuba, lors d’une Saint-Sylvestre toute particulière, c’est également une grève qui allait modeler très fortement la physionomie de l’île pour les décennies suivantes.

[Crédits : Burt Glinn]

Selon la légende dorée véhiculée par le régime cubain post-révolutionnaire, le début de tous les changements sur l’île coïncide avec l’entrée de l’Armée Rebelle dans la capitale, le 8 janvier 1959, après la fuite du dictateur pro-étatsunien Fulgencio Batista, une semaine plus tôt. C’est ce que l’on voit notamment dans les clichés les plus connus, dont ceux du photographe new-yorkais Burt Glinn, saisis sur le Malecón, le long boulevard de front-de-mer qui sépare la ville du Golfe de Floride.

En novembre 1959, cependant, devant les délégués du Xème Congrès de la Centrale des Travailleurs Cubains, Fidel Castro, alors tout jeune Premier ministre d’un gouvernement qui ne se dit pas encore socialiste, admet que « la classe ouvrière (…) s’est transformée, en raison de ses efforts, en raison de sa victoire depuis le Premier janvier [1959], en un facteur prépondérant et décisif de la vie politique du pays car c’est la classe ouvrière qui a donné, avec la grève générale appelée par l’Armée Rebelle, le coup de boutoir final (….), c’est la grève générale qui nous a ouvert les forteresses de la capitale et c’est la grève générale qui a donné tout le pouvoir à la Révolution [1] ». L’hommage que rend Castro aux travailleurs ne relève pas de la simple tournure démagogique à laquelle le « leader maximo » est familier. C’est une véritable reconnaissance du rôle essentiel joué par le monde du travail, organisé, ou non, politiquement et syndicalement, au cours de l’étape décisive de la chute de la dictature.

Au cours du second semestre 1958, en effet, Batista se retrouve extrêmement affaibli, lâché y compris par ses anciens parrains nord-américains. Ces derniers ne sont cependant pas décidés de voir de jeunes révolutionnaires démocrates-nationalistes, à l’instar de ceux qui animent le Mouvement du 26 Juillet de Castro, le renverser et prendre la place de leur marionnette. Au plus haut sommet de l’armée, les intrigues vont bon train pour déplacer Batista et le remplacer par un gouvernement militaire par intérim. Il s’agit d’une vieille ficelle du Département d’Etat pour se séparer d’un ancien dictateur-ami devenu trop encombrant et ravaler la façade du pouvoir sans perdre la main. Ainsi, même si, militairement, les troupes rebelles de Castro tiennent plusieurs positions dans l’extrême Est et dans le Centre de l’île, aucune des grandes villes du pays ne sont en leurs mains, et moins encore Santiago de Cuba ou La Havane.

Le régime est, certes, extrêmement fragilisé, en raison des assauts que mènent depuis plusieurs mois les guérilléros qui ont réussi à briser leur isolement géographique et à sortir de leur réduit de la Sierra Maestra ; mais également parce que la bourgeoisie et le tuteur étatsunien a retiré son soutien à Batista. C’est dans ce cadre, donc, que de façon spontanée ou, du moins, sans appel immédiat de ses directions combatives, liées au M26 et à d’autre courant progressistes, opposés à l’appareil syndical bureaucratique, corrompu et pro-batistien, le monde du travail commence à se jeter dans la bataille, notamment dans la capitale, à la fin du mois de décembre 1958. Ce n’est pas la première fois, en réalité, que le prolétariat cubain et ses secteurs oppositionnels entament un bras-de-fer avec le régime. Après le débarquement des « barbudos », en décembre 1956, il y a eu la grève générale de juillet 1957 à La Havane et Santiago, à la suite de l’assassinat de l’une des chevilles ouvrières du M26 dans les villes, Frank País, puis une nouvelle tentative en avril 1958. Si ces deux expériences sont des échecs, elles contribuent à l’érosion du régime militaire.

La troisième tentative est la bonne, en revanche. Fin décembre 1958, l’affrontement est violent, et se déplace, presqu’immédiatement, dans la rue et sur un terrain militaire. Dans la nuit du 31 au 1er janvier, les premiers échanges de tirs ont lieu entre les opposants au régime et les forces de police. Parmi les francs-tireurs de la Saint-Sylvestre, il y a notamment de nombreux employés des transports en commun de la capitale qui ont pillé des armureries et des commissariats. Les chauffeurs de « guagua » sont bientôt rejoints par les dockers, mais aussi par les travailleurs des industries graphiques, par celles et ceux des manufactures de tabac, ainsi que par les employés, secondés par la jeunesse. L’activité un 1er janvier est toujours réduite. Cette année-là, néanmoins, elle est complètement paralysée. De sporadiques, dans un premier temps, les affrontements deviennent de plus en plus fréquents.

Ce n’est que le 2 janvier que, très officiellement, Fidel Castro lance un appel à la grève générale révolutionnaire qui ne saurait cesser avant la chute de la dictature. L’idée est d’empêcher l’état-major et l’ambassade étatsunienne de manœuvrer en nommant un cabinet civico-militaire par intérim et l’appel est lancé au nom du Front Ouvrier National Unifié, réunissant à la fois le M26 mais également les secteurs syndicaux d’autres organisations, dont ceux dirigés par les communistes cubains du Parti Socialiste Populaire. Dans un sens, Castro prend le train en marche, mais il réussit (et continuera, par la suite), à le contrôler, ou plutôt à chevaucher la vague ouvrière et populaire.

Pour preuve cette photographie, absolument exceptionnelle, prise par Glinn, à La Havane, le 1er janvier 1959 au matin, et qui contraste avec les clichés les plus connus de l’entrée des « barbudos » dans les villes libérées. La photographie est un document précieux dans la mesure où il s’agit d’un des seuls témoignages graphiques de l’ambiance dans les rues de la capitale à cette date-là, attestant une auto-activité des masses populaires qui devance l’appel au soulèvement lancé par Castro. Elle s’inscrit en faux par rapport à la légende dorée d’un castrisme qui se voudrait avant tout expression d’une victoire par les armes et exclusive ou, du moins, prépondérante de la guérilla.

Photo-reporter pour Magnum, Glinn est arrivé au petit matin à La Havane. La veille, l’oreille collée à un poste radio pendant la soirée du Jour de l’An, il a tout laissé, à New York, afin de rejoindre Cuba et être aux premières loges pour vivre la fin de la dictature. Sur cette photo, donc, les hommes sont vêtus d’une « guayabera », la chemise droite à manches courtes traditionnelle de la zone caribéenne et qui se porte par-dessus le pantalon. Même si, selon Mao, la révolution ne devrait pas être un diner de gala, on a comme l’impression, en cette matinée de 1er janvier, que les personnages qui composent le cliché sortent tout juste de soirée. En réalité, certains combattent depuis la veille et ce sont, pour la plupart, des grévistes. Ils ont pris position devant un hôtel ainsi qu’un casino tenus par des proches de l’ancien dictateur. Les tirs sont sporadiques et la situation, est confuse : on le voit au geste de l’homme, à gauche, à l’arrière-plan, qui exige que les armes se taisent, d’un signe de la main ; on devine néanmoins à l’expression de ceux qui sont agenouillés, sur les marches, que la position batistienne qu’ils attaquent continue à résister. Parmi les assaillants, on remarquera qu’un seul a pris la peine d’enfiler un brassard distinctif. Il s’agit d’un militant clandestin du M26, le mouvement de Castro. Les autres ne sont pas identifiés, politiquement. On peut les imaginer militants du Directoire Révolutionnaire, un autre courant nationaliste de gauche qui combat la dictature et dont les détachements de maquisards, venus des collines de l’Escambray seront les premiers à rentrer dans La Havane, devançant de quelques heures la colonne de Guevara, ou encore du PSP, l’équivalent du PC cubain, dont la direction pro-Moscou a mis près de cinq ans avant de passer à l’opposition déterminée contre la dictature. Ou peut-être s’agit-il tout simplement de non-organisés, basculant résolument, comme des milliers d’autres, dans la lutte à partir de cette date centrale du 1er janvier.

La grève est officiellement levée par Castro le 4 janvier mais la dynamique sociale qui s’est enclenchée va continuer. La mobilisation générale va se poursuivre, à la fois dans les campagnes où les paysans pauvres, métayers et petits agriculteurs exigent que soient mises en œuvre les promesses de réforme agraire formulées par le M26 dans la Sierra, mais également dans les villes, autour des questions de loyers, de gel des tarifs des services publics, mais aussi de salaires et d’occupation des lieux de travail pour se faire entendre. Certes - et ce sera la plus grande limite de ce processus naissant - à aucun moment les exploité.es ne réussissent à mettre sur pied leurs propres organismes d’auto-représentation qui leur auraient permis d’assurer eux-mêmes la direction politique de cette révolution commençante. Le processus reste, de bout en bout, contrôlé, en dernière instance, par les secteurs les plus à gauche du M26 qui vont aller en se radicalisant à mesure où les Etats-Unis passent de l’animosité à l’égard du nouveau gouvernement à une attitude de franche hostilité qui se traduira par l’échec de la tentative d’invasion de la Baie des Cochons et la mise en place d’un blocus criminel, toujours en vigueur aujourd’hui par ailleurs. Cependant, c’est bien la grève générale de 1959 qui lance le monde du travail cubain ainsi que la jeunesse sur la voie de la mobilisation et de la résistance, chemin qu’ils ne quitteront pas avant la bureaucratisation complète du régime, son raidissement définitif et son alignement sans faille sur l’URSS et le socialisme de caserne à la fin des années 1960.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1F. CASTRO, El pensamiento de Fidel Castro. Selección temática, Tomo 1, vol. 2, La Havane, Ed. Política, 1983, p. 499
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