À l’écran

"La Syndicaliste", quand la justice humilie les femmes pour servir le grand patronat

Tristane Chalaise

"La Syndicaliste", quand la justice humilie les femmes pour servir le grand patronat

Tristane Chalaise

Affaire Maureen Kearney-Areva, affaire d’État ? Dans son film, Jean-Paul Salomé revendique une vision personnelle des faits. Il n’en reste pas moins une mise en récit intéressante et glaçante, de ce que justice et pouvoir veulent dire lorsqu’ils se mélangent aux intérêts de la filière nucléaire.

Affaire Maureen Kearney-Areva, affaire d’État ? Dans son film, Jean-Paul Salomé revendique une vision personnelle des faits. Il n’en reste pas moins une mise en récit intéressante et glaçante, de ce que justice et pouvoir veulent dire lorsqu’ils se mélangent aux intérêts de la filière nucléaire.

Sorti le 1er mars, le film de Jean-Pierre Salomé est une adaptation de La Syndicaliste l’ouvrage que la journaliste Caroline Michel-Aguirre a publié en 2019 sur Maureen Kearney, responsable syndicale CFDT chez Areva entre 2004 et 2012, « lanceuse d’alerte » et victime d’une « affaire d’État » qui ne dit pas son nom.

Le film s’ouvre par l’agression de « la syndicaliste », incarnée par Isabelle Huppert. Un matin de décembre 2008, Maureen Kearney est retrouvée chez elle, ligotée sur une chaise, bâillonnée, le visage recouvert d’une cagoule, un « A » gravé au couteau sur le ventre, couteau dont le manche est enfoncé dans son vagin. Articulé autour de cet événement, le film raconte, dans une première partie plus ramassée, l’affaire politico-financière qui précède l’agression, avant d’aborder, dans une seconde, l’affaire judiciaire qui s’ensuit.

En dépit de certaines maladresses, le premier volet du film permet de planter le décor. Mais également de comprendre que le titre, et l’affiche du film, où l’on voit Maureen entourée d’ouvrières d’Areva, ont pu nous induire en erreur sur qui est vraiment cette « syndicaliste ». Maureen est en effet syndiquée à la CFDT. Mais loin d’être une militante de terrain, proche de la base des salariées, ce n’est pas Laurent Amédéo, le personnage de fiction incarné par Vincent Lindon dans le film En guerre, de Stéphane Brizé, sorti en 2018, et consacré à un combat syndical pour la survie d’une usine. Maureen, elle, est une bureaucrate syndicale, bien installée dans les locaux d’Areva, pas très loin de la patronne. Responsable CFDT, on la voit d’abord « négocier le poids des chaînes » lors de la fermeture d’une usine hongroise, faisant pression sur le gestionnaire local pour obtenir des indemnités de licenciement et un plan de formation. On découvre ensuite la relation complice qu’elle entretient avec Anne Lauvergeon, incarnée à l’écran par Marina Foïs. Maureen « fait équipe » avec la dirigeante d’Areva sur fond d’une sororité revendiquée par les deux personnages attestant sans doute, du même coup, de la position sociale réelle de la syndicaliste, dont le train de vie est en effet bien plus proche de celui de la patronne que de celui des ouvrières hongroises qui viennent de se faire licencier. Si Maureen joue la coquetterie prolétaire en roulant en Twingo, elle vit dans un joli pavillon de banlieue et se rend régulièrement dans sa résidence secondaire, les pieds dans l’eau du lac d’Annecy.

Tout bascule néanmoins pour Maureen lorsqu’Anne Lauvergeon est remplacée à la tête d’Areva par Luc Oursel, dont le rôle est joué par Yvan Attal. Une prise de poste qui, dans le scénario, coïncide plus ou moins avec la découverte par la dirigeante syndicale d’un accord secret signé en 2012 entre Areva et la Chine, avec en ligne de mire l’absorption de l’entreprise par EDF. Pas toujours très claire sur les enjeux politico-financiers de l’affaire, cette partie du film semble surtout vouloir mettre des noms sur les responsables du plan de licenciements de 2015 et de la dilapidation du « savoir-faire français » au profit de la Chine – un patriotisme économique qui semble être, pour le réalisateur, une préoccupation aussi centrale que la vague de licenciement qui s’ensuit. On voit ainsi à l’écran Arnaud Montebourg (Christophe Paou), tandis que sont nommés, pêle-mêle Nicolas Sarkozy et François Hollande qui lui succède au même moment à l’Elysée. Plutôt que de s’adresser aux salarié-e-s d’Areva, Maureen, « lanceuse d’alerte », endosse pour la bonne cause son rôle de bureaucrate proche du pouvoir : contacts dans la presse, rendez-vous secrets avec Lauvergeon, remise de documents aux députés à l’Assemblée Nationale, jusqu’au point d’orgue d’un rendez-vous avec le président de la République – qui n’aura finalement jamais lieu, Maureen étant agressée le jour même.

Cette première partie, parfois un peu bancale et caricaturale, sert surtout à introduire la seconde, centrée sur l’affaire judiciaire qui suit l’agression de Maureen. Car c’est là qu’est le cœur du sujet du film, et c’est là que Salomé parvient à toucher plus juste.

Pendant plus d’une heure, le spectateur se retrouve ainsi progressivement plongé dans le calvaire de Maureen, confrontée à une institution policière et judiciaire qui révèle son caractère pro-patronal, son intrication profonde avec les cercles du pouvoir, mais aussi son caractère profondément et brutalement patriarcal. Parce que ses agresseurs n’ont pas laissé de traces, parce que Maureen est une « mauvaise victime » - elle s’en rend compte elle-même -, sa parole est peu à peu mise en doute jusqu’à ce que, de victime, elle devienne coupable de sa propre agression. Le film met en scène les violences qui sont imposées à Maureen au cours de l’enquête, notamment la succession des examens médicaux et gynécologiques. Si l’on doit retenir une scène, c’est ainsi celle où le médecin de la police lui demande de reconstituer son viol avec, pour sous-entendu, de vérifier si son agression est vraisemblable. Alors que Maureen s’est rhabillée après à un énième examen, le médecin lui demande de s’asseoir sur une chaise et d’écarter les jambes, pendant qu’il lui enfonce un spéculum dans le vagin. Comprenant que refuser la désignerait comme coupable, Maureen finit par accepter, et le médecin de conclure : « vous voyez, ce n’était pas si difficile ! ».

Soumise aux pressions des enquêteurs, prise dans une affaire bâclée pour des raisons politiques, comme le laisse entendre le film (pièces à conviction non retenues par la police, éléments supprimés du dossier, preuves disparues, etc.), Maureen est menacée à plusieurs reprises par de mystérieux individus. Surtout, elle enchaîne les humiliations, que ce soit lors de ses auditions ou lors de son procès. C’est la combinaison menaces/humiliations qui, dans le film, la conduit à baisser les bras et à déclarer dans un premier temps, avant de se rétracter, qu’elle a elle-même mis en scène son agression.

Transparaît ainsi le rôle central des institutions policières et judiciaires dans la protection des capitalistes et des politiques. Si Maureen est finalement acquittée en appel, après avoir dû mener sa propre enquête pour prouver qu’elle ne s’est pas ligotée toute seule sur une chaise, « l’affaire Areva » n’est quant à elle jamais jugée. Pas plus qu’a été remis en cause le plan de licenciements de 2015 permis par la fusion Areva/EDF. De même, le film laisse entendre une convergence totale entre les directions d’entreprises et le gouvernement, dont les intérêts sont les mêmes. Nommé par le pouvoir politique, le PDG d’Areva est en ligne directe avec le ministre de l’Économie. Il lui tape d’ailleurs sur les doigts lorsque l’affaire commence à faire trop de bruit. Maureen fait par ailleurs les frais de sa compromission avec la direction : bien que responsable syndicale en cheville avec la direction d’Areva sous Lauvergeon, elle reste écartée des cercles réels du pouvoir, qui l’utilisent. Lors d’un de leurs rendez-vous au très chic Lutetia, Maureen comprend qu’elle est lâchée par sa grande amie, Anne Lauvergeon, alors pressentie pour entrer dans l’un des gouvernements Hollande.

Inégal dans la mise en récit et dans le rythme, le film de Jean-Paul Salomé a néanmoins le mérite de poser la question du rôle de l’institution judiciaire dans les sociétés capitalistes et de laisser transparaître l’intrication entre justice, pouvoir politique et pouvoir économique. Si on se demande, en sortant du film, si le réalisateur croit sincèrement à la possibilité d’une « sororité » entre une grande patronne, une bureaucrate syndicale et une gendarme, « La Syndicaliste » se montre toutefois particulièrement efficace pour souligner à quel point les violences patriarcales sont intégrées au processus judiciaire et utilisées pour transformer les victimes en coupables. Quand bien même ce ne serait pas son propos, le film dresse également un portrait intéressant des directions syndicales, de leurs compromissions et des illusions qu’elles entretiennent, y compris quand, en dernière instance, le système qu’elle a cotoyé pendant des années se met en mouvement pour écraser « la syndicaliste ».

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