A propos de Chantal Mouffe

La déraison populiste

Christa Wolfe

La déraison populiste

Christa Wolfe

Chantal Mouffe apparaît comme la théoricienne de la France Insoumise : on a lu avec attention les analyses et les idées qu’elle développe dans son livre le plus récent, Pour un populisme de gauche (Albin Michel, 2018). Prenant acte de l’impossibilité d’une stratégie révolutionnaire, à laquelle s’identifie l’extrême gauche, elle y dessine une nouvelle orientation stratégique dont le but serait la « radicalisation de la démocratie »

La démocratie radicale, et le reste suivra

Chantal Mouffe apparaît comme la théoricienne de la France Insoumise : on a lu avec attention les analyses et les idées qu’elle développe dans son livre le plus récent, Pour un populisme de gauche (Albin Michel, 2018). Prenant acte de l’impossibilité d’une stratégie révolutionnaire, à laquelle s’identifie l’extrême gauche, elle y dessine une nouvelle orientation stratégique dont le but serait la « radicalisation de la démocratie ».

Mouffe commence son texte avec une question que l’on partagera volontiers avec elle, en se demandant comment « saisir la nature de la conjoncture actuelle ». Il s’agit donc de partir d’une analyse objective de la situation ouverte par la crise de 2008 et de voir quelles sont les potentialités qui s’ouvrent dans le moment présent pour s’en emparer dans une perspective de gauche. On sait qu’une stratégie politique a besoin d’un tel effort de catégorisation, nécessaire pour articuler le « maintenant » et une orientation politique. Mais il apparaît très vite que ce travail a déjà été fait, puisque l’époque est d’emblée posée comme « populiste » par Mouffe, et le concept va voyager dans tout le livre sans que lui soit opposées d’autres catégories possibles.

« Moment populiste » donc, et si le livre consiste essentiellement à prescrire à l’extrême gauche de se saisir de cette logique populiste, on est conduit aussi à se questionner sur une telle stratégie, destinée à imposer une « nouvelle hégémonie » alors que Mouffe annonce d’emblée que ce moment populiste a été ouvert par l’extrême droite. On aurait pu parler de « moment réactionnaire » et la stratégie aurait sans doute été bien différente ; mais de la réaction, la gauche ne peut rien faire, alors qu’apparemment du populisme, on peut s’arranger – selon Mouffe.

Deux faits convergent vers la formation de ce moment : d’abord, la multiplicité et la variété des demandes sociales, qui ne sont plus simplement des demandes de classes mais viennent de milieux socialement distincts et ne s’attaquent pas aux mêmes structures de domination. Les « mouvements sociaux » vont du féminisme à l’anti-racisme, des batailles écologistes aux luttes LGBTQI. Selon Mouffe, cette diversité vient perturber la tradition marxiste qui pense encore que l’économie surdétermine les demandes sociales et qu’une analyse en termes de classes sociales permettra de penser et d’articuler une telle efflorescence de demandes démocratiques.

On ne sait pas trop s’il reste encore une grille de lecture classiste chez Mouffe, tant la notion lui paraît inopérante. En revanche, cette grille lui semble un vieux fétiche de l’analyse politique – et en cela, Mouffe appartient bien à son époque, dans la mesure où l’effort des gouvernements du néo-libéralisme a justement consisté à faire disparaître toutes les formes de solidarité et de sentiment d’appartenance de classe, pour individualiser autant que possible les trajectoires sociales. Ergo, les demandes démocratiques sont singulières, et si elles forment des communautés, celles-ci ne peuvent s’analyser comme des demandes de classe. Mouffe fait fond sur le résultat d’une déstructuration sociale et d’une fabrication de la fragmentation sociale de notre classe – et pour elle, la reconstruction d’un front de classe est voué à l’échec. Une remarque tout de même : les Pinçot-Charlot, sociologues à l’ancienne peut-être, ne cessent de démontrer que si pour nous les classes ont disparu, il reste une classe très solidement structurée et très consciente, la classe bourgeoise. Pourtant, chez Mouffe, elle a disparu aussi.

C’est que le populisme ne partage pas la société selon la ligne sociale des classes : il oppose l’élite et le peuple. C’est le deuxième fait qui impose de comprendre l’époque comme populiste. Et cette division a d’abord été l’oeuvre de l’extrême droite, qui a ainsi pu récupérer une partie des demandes sociales des classes populaires. Il s’agit donc pour Mouffe, une fois le constat fait que le « peuple » a besoin du « populisme » pour lutter contre les élites, de lui proposer un populisme, mais de gauche cette fois. La stratégie est claire : un moment populiste s’est ouvert à l’extrême droite, qui a su rallier à lui les demandes populaires, mais en leur donnant une orientation nationaliste ; il s’agit donc de proposer un espace équivalent à gauche, pour attirer le peuple, et en proposant une orientation « progressiste » – c’est le mot de Mouffe et, merveille, il est à la mode.

On sait le devenir d’un tel pari : une telle construction en miroir, qui en réalité consiste à courir derrière l’extrême droite, oblige à des concessions programmatiques hasardeuses. La manière dont la France Insoumise peine à fixer un discours sur la question des migrations en est l’exemple le plus récent, après les errances de J.-L. Mélenchon à propos des « travailleurs détachés ». Mais le « moment populiste » force à des concessions sérieuses, sans doute. La citation de Machiavel qui ouvre le bouquin vient faire résonner à nos oreilles le fameux adage : pour une fin progressiste, tous les moyens sont justifiés. Quelle fin, d’ailleurs, vise le populisme de gauche ?

En finir avec Marx

D’emblée, on est certain d’une chose : la stratégie de Mouffe est d’abord une stratégie électorale, et on dirait qu’une telle stratégie doit ratisser large. La méthode consiste à construire, de demandes sociales en demandes sociales, des « chaînes d’équivalences » pour transformer ces demandes diverses en une volonté commune, qui sera représentée par un parti dans le débat public. Et tout ça va faire des subjectivités politiques.

Comme Mouffe le répète à plusieurs reprises : le marxisme est un essentialisme de classe alors qu’elle, elle est post-structuraliste, et « les identités politiques ne sont pas l’expression directe de positions objectives au sein de l’ordre social ». Donc les marxistes se trompent de méthode et Mouffe nous donne l’impression qu’ils sont assez gentils pour simplement attendre que les consciences s’alignent sur la réalité objective. Cela nous alerte, évidemment. Il nous faut relire Marx urgemment, et condamner cet essentialiste qui croit que les identités politiques sont l’expression directe des positions objectives. Comme si tout le travail de Marx n’avait pas en réalité commencé autour de la notion « d’aliénation », ce mouvement qui vrille la possibilité de penser d’abord sa situation objective dans la société. Mouffe semble proposer de prendre les consciences comme elles sont, et en définitive de les laisser aussi comme elles sont, comme si la réalité sociale n’était pas changeante et la conscience également. Le populisme est un « moment », pas un devenir. Pour une stratégie électorale, si la photo est bonne, elle peut suffire.

L’essentialisme dont parle Mouffe semble servir à la critique de l’objectivité. La classe objective, qui permet de lire une réalité sociale et les demandes qui en émanent, ayant disparu, est donc devenue la vieille lune de ces marxistes qui radotent que la position sociale reste un déterminant politique crucial. Certes, ces positions deviennent de plus en plus floues aux acteurs sociaux eux-mêmes, et les récentes modifications des statuts et du droit du travail rendent cette réalité de plus en plus disparate. Mais encore une fois, et puisque Mouffe cherche un adversaire, la classe sociale qui reste compacte et solide, c’est la bourgeoisie. Avec quelques identifiants clairs, voire une ou deux chaînes d’équivalences, on pourrait tout à fait imaginer définir et construire une classe « non-bourgeoise ». Un vibrant retour à Marx, pour faire pendant à la « vibrante démocratie » que Mouffe appelle de ses voeux.

Ces prémisses étant posées : refus de toute objectivité « forcée » de l’analyse sociale et acquiescement joyeux à l’état des consciences contemporain, Mouffe peut donner le sens de sa méthode populiste. Il s’agit de reconstruire une hégémonie politique sur la gauche, maintenant que l’hégémonie néo-libérale est entrée en crise et que le populisme d’extrême droite a déjà commencé à piquer la vedette. La question étant électorale, le problème est essentiellement politique. Le but final de Mouffe est la « radicalisation de la démocratie ». Laquelle ? La démocratie libérale, celle qui s’est constituée dans la tension entre liberté et égalité et qui, pour l’instant, est capturée par le libéralisme économique au détriment de la revendication d’égalité. Il faut donc faire pencher la balance de l’autre côté, du côté de l’égalité et de la souveraineté populaire, et ce, au moyen d’un populisme de gauche.

Ici, l’analyse de Mouffe tend à la contemplation des mobiles de Calder : la démocratie libérale est un champ où certaines articulations peuvent bouger entre liberté et égalité. Ces points nodaux peuvent être pondérés dans une logique progressiste, vers plus d’égalité. Sans que le champ lui-même n’ait à subir de modifications profondes : il ne s’agit pas de formuler des voeux de révolution, mais de ranger la chambre de la démocratie libérale différemment et tout le monde sera un peu plus content.

Même sur la question pourtant fondamentale de la démocratie représentative, Mouffe ne prononce pas d’anathème. La représentation lui semble le moyen le plus indiqué pour créer ces fameuses « subjectivités politiques qui ne s’expriment pas directement, etc... » Là, c’est quand même très dur. La représentation est l’instrument de la dépossession du politique des classes les plus exploitées ; pour Mouffe, elle est le moyen de créer du politique pour le peuple. On en tire la conclusion évidente que ce n’est en fait pas la fabrication d’une classe politique qui gêne le populisme de gauche ; en définitive, le peuple restera toujours un mineur sous tutelle. Simplement, le populisme de gauche en prendra mieux soin que d’autres populismes ou que l’extrême centre. C’est là qu’on y gagne, apparemment. Vibrante démocratie, on vous dit.

Echec au centre, le retour de la politique

Là où Mouffe est peut-être la plus intéressante, c’est lorsqu’elle analyse le moment que certains théoriciens ont qualifié « d’extrême centre ». C’est-à-dire le moment où l’ensemble des partis dits « de gouvernement » ont convergé vers le consensus néo-libéral et ne se sont plus présentés que comme des gestionnaires de l’ordre des choses, centre-gauche ou centre-droite. Quoiqu’on pourrait aussi bien dire, en réalité, que l’ensemble des gouvernements ont connu un fort tropisme sur leur droite, qui les a faits se rallier aux intérêts et à l’orientation de la classe dominante.

La querelle a un intérêt, mais quoi qu’il en soit, Mouffe explique que l’enjeu du populisme est de proposer à nouveau un clivage, après le consensus. De refaire de la politique, après la post-politique. Et de régénérer la démocratie après la post-démocratie. Et peu importe finalement, nous dit Mouffe, que Syriza ait échoué en adoptant la stratégie du populisme de gauche. A ce moment de la lecture de Mouffe, on ne sait plus trop si on est en train de prendre une leçon de réalisme politique – contre ceux qui militent encore pour une révolution – ou de s’acharner contre des faits qui semblent têtus – puisque si Syriza a échoué, il reste que « cela n’invalide pas la méthode ».

Mais on voit en fait que le refus d’utiliser les vieilles lunes marxistes, comme la classe ou l’aliénation, a une conséquence lourde sur l’ensemble du programme populiste : Mouffe propose certes de refaire de la politique et on la suit là-dessus, mais en acceptant non seulement les subjectivités telles qu’elles ont été lourdement fabriquées par l’individualisme néo-libéral, mais aussi tout le champ politique qui s’est construit autour du compromis de l’après-guerre, comme si le partage entre capitalisme et démocratie s’était fait sans arrière-pensée. Le cadre de la démocratie libérale est le terrain de jeu où doivent à nouveau s’affronter la droite et la gauche, et si la gauche l’emporte, la démocratie gagnera du terrain sur l’exploitation capitaliste. Du mobile de Calder qui servait à la critique de l’économisme marxiste, on est passé à un vibrant espoir – et si ça a toujours échoué ailleurs, cela n’invalide sans doute pas la méthode – que le politique va pouvoir prendre la main sur les intérêts matériels très concrets – et très solidement classistes – de la bourgeoisie. Ce serait un peu facile de reparler d’illusions réformistes, après l’échec du réformisme. Mais on en a bien envie.

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