[Édito]

La fin de la fin de l’histoire

Camille Münzer

La fin de la fin de l’histoire

Camille Münzer

Qui aurait parié que trente ans après la chute du mur de Berlin, le monde serait en proie à une série d’insurrections populaires simultanées aux quatre coins du monde ?

Certainement pas les classes dominantes, qui se sont trouvées surprises et en partie désarçonnées devant les contestations qui ont éclaté un peu partout dans le monde. Après une douzaine de jours, la crise révolutionnaire en Équateur a fait reculer provisoirement le gouvernement de Lenin Moreno aux ordres du FMI. Au Liban deux semaines de manifestations historiques ont provoqué la démission du premier ministre Saad Hariri. Enfin – sans mentionner les soulèvements à Hong Kong, en Haïti ou en Irak – au Chili, où la situation semble le plus avancée, la jeunesse et les travailleurs ont défié la répression sanglante de Sebastián Piñera, le forçant à lever l’état d’urgence et le couvre-feu, suite à deux grèves générales, et à reculer, sans pour autant que la situation ne soit stabilisée, pour le patronat et le gouvernement. Nous serions entrés dans un deuxième cycle de la lutte de classes (après un premier cycle qui a suivi immédiatement la crise économique de 2008) dont le début aurait été marqué par l’irruption des Gilets jaunes sur la scène hexagonale, il y a bientôt un an.

Il faut saisir l’importance des différents processus de contestation et des journées révolutionnaires qui se déroulent, en cet instant même, sous nos yeux. Le moment néolibéral du capitalisme impérialiste s’est installé et devenu hégémonique à partir des années 1980, mais il a définitivement assis sa domination après la chute du mur de Berlin et de l’effondrement de l’URSS. La bourgeoisie nous avait promis au lendemain du 9 novembre 1989 tantôt la fin de l’histoire, tantôt la disparition du prolétariat et du conflit capital-travail, tantôt un monde où il n’y aurait pas d’alternative à l’ordre capitaliste. Souvent les trois scénarios en même temps. De manière générale, son offensive idéologique a failli imposer l’idée que l’on serait sorti de l’époque des révolutions. Pourtant, trente ans après la chute du Mur, jamais le spectre des révolutions n’a autant plané sur la situation mondiale. Certes, cet ordre a commencé à entrer en crise il y a une dizaine d’années, d’une part, en raison de la crise économique de 2008 et ses suites et, d’autre part, en raison de la complexification des rapports inter-impérialistes et entre l’impérialisme dominant quoi que déclinant, à savoir l’impérialisme étatsunien, et ses concurrents directs.

Ce n’est pas étonnant alors que les classes dominantes regardent le passé avec nostalgie, se lamentant car toutes ces promesses ont été balayées par la crise économique et par le retour de la lutte de classes. Les commentateurs de l’anniversaire de la chute du mur lisent la situation actuelle de manière désabusée, rappelant combien ils ont été naïfs d’avoir pensé que la démocratie libérale et la « prospérité économique » n’allaient pas rencontrer de nouveaux obstacles après 1989. Francis Fukuyama lui-même, l’homme qui avait décrété la « fin de l’histoire » et la démocratie libérale comme horizon indépassable de l’humanité, ne peut désormais nier les « effets désastreux » du néolibéralisme et en conclut que « certaines choses dites par Marx se sont révélées être vraies »…

Aujourd’hui, si des éditorialistes s’inquiètent du « désordre démocratique » en Europe, de l’anarchie de la politique internationale et du retour du protectionnisme, d’autres regardent encore plus inquiets du côté des soulèvements populaires contemporains. En effet, si les épisodes de lutte de classes intenses ne sont pas une nouveauté (il suffit de penser aux printemps arabes) les soulèvements actuels marquent définitivement les limites de la restauration bourgeoise initiée avec la chute du mur de Berlin. Mais, surtout, à défaut de proposer un horizon systémique distinct, les mouvements actuels signifient un saut qualitatif au niveau des méthodes et des formes de lutte, beaucoup plus directes, sortant du cours habituel et routinier des manifestations syndicales et ciblant le plus souvent directement les représentants du pouvoir politique. Ce n’est pas un hasard si les manifestants chiliens ne s’insurgent pas seulement contre le gouvernement de Piñera et la hausse du prix de ticket de métro ; ils le font aussi contre l’héritage des trente dernières années de néolibéralisme. « No son 30 pesos, son 30 años », ce ne sont pas 30 pesos, mais 30 ans, clament-ils dans les manifestations à Santiago et ailleurs. Peut-être faudrait-il dire 45 ans, puisque le néolibéralisme a fait du Chili un laboratoire politique et économique après le coup d’État d’Augusto Pinochet le 11 septembre 1973. Peu de temps après, les « Chicago Boys », conseillers de Thatcher et de Reagan dans les années 1980, faisaient leur entrée dans le pays.

Le changement survenu pour les classes dominantes en 1989 n’est pas des moindres. Lorsque le Parti socialiste ouvrier hongrois décide d’entamer une série de réformes politiques et économiques du pays début 1989, dont le multipartisme (au risque de perdre les élections suivantes), les mutations sont aussi hautement symboliques : outre un changement de nom et un abandon des références à la dictature du prolétariat et au marxisme, les délégués du parti au pouvoir entonnent désormais l’hymne hongrois Dieu bénisse les hongrois lors des congrès de l’organisation. En Pologne, en juin de la même année, la bureaucratie stalinienne accepte pour la première fois de partager le pouvoir. Il ne s’agit pas d’une « victoire » arrachée par la menace d’un soulèvement populaire ou d’une grève générale, comme cela a été le cas par le passé dans le pays, mais d’une initiative prise par la bureaucratie arrivée à l’épuisement et face au succès, lors des législatives, des listes conduites par Solidarnosc partout là où le mouvement était autorisé à se présenter. Plus tôt dans l’année, dans les pays Baltes, des partis politiques indépendants et pro-capitalistes sont autorisés à se constituer. Partout en Europe de l’est, la bureaucratie cherche le plus souvent à s’auto-réformer en 1989. Ces libertés politiques et syndicales, réclamées légitimement par la population, vont très vite s’accompagner aussi par la restauration capitaliste faute de directions révolutionnaires à la tête des mouvements et fruit, également, de l’écrasement préalable et systématique par la bureaucratie stalinienne de toutes les tentatives de révolution politique menées par les masses à l’est du Rideau de fer au cours de la seconde moitié du XX°.

En Allemagne de l’est, la crise de la bureaucratie se traduit tout d’abord par une fuite massive de familles en direction de l’Autriche et de la République fédérale allemande dès que les contrôles cessent à la frontière entre la RDA et la Hongrie voisine. Mais cette crise se transforme ensuite en des manifestations qui ressemblent des centaines de milliers de personnes début octobre. À ce moment, les manifestants proclament « nous sommes le peuple » contre la bureaucratie. Aux yeux de la plupart des courants trotskistes suivant le mouvement avec enthousiasme, ce mouvement marquait le début d’une révolution politique et anti-bureaucratique, comme il y en a eu par le passé dans d’autres pays du bloc de l’est (Berlin, 1953, Hongrie, 1956, Tchécoslovaquie, 1968, etc.).

Ce n’est que dans un second temps que le mécontentement populaire est dévié par des directions pro-capitalistes sur la voie d’une « contre-révolution démocratique » porteuse de restauration capitaliste, le tout piloté d’une main de maître par Helmut Kohl. « Nous sommes le peuple » est remplacé par « nous sommes un peuple » lors d’une réunification « par le haut et depuis l’Ouest », c’est-à-dire sans traité, sans référendum et sans nouvelle Constitution : « À partir du 3 octobre 1990, la RDA cesse simplement d’exister pour se changer en cinq nouveaux Länder de la RFA. ». En ce sens, la réunification des deux Allemagnes, présentée par la mémoire officielle comme l’avènement du règne de la liberté et de la démocratie, s’est traduit par une véritable colonisation de la RDA par la RFA et un renforcement de l’impérialisme allemand. L’inflation et le chômage explosent en RDA, la production industrielle recule très fortement. Catherine Samary rappelle que la transition vers le capitalisme en Europe de l’est a été pour la plupart des pays l’équivalent de la Grande dépression. Plus généralement, la restauration bourgeoise a signifié la liquidation de ce qui subsistait des acquis de ce qui subsistait issus des processus révolutionnaires préalables ou de l’expropriation de la bourgeoisie qui avaient eu lieu.

La période ouverte par la chute du Mur a en effet été une période de restauration du pouvoir de la bourgeoise à l’échelle mondiale. Cependant, alors que les chefs d’État célèbrent en ce moment même les trente ans de la « fin de l’histoire », Merkel appelant, en écho à Kohl, et sans fard, à défendre « les valeurs qui fondent l’Europe, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’Etat de droit et la préservation des droits de l’Homme », les exploités et les opprimés du monde entier peuvent désormais fêter le retour de l’hypothèse révolutionnaire.

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