Analyse internationale

Réactualisation de l’époque de « crises, guerres et révolutions » et perspectives pour une gauche révolutionnaire

Claudia Cinatti

Matías Maiello

Réactualisation de l’époque de « crises, guerres et révolutions » et perspectives pour une gauche révolutionnaire

Claudia Cinatti

Matías Maiello

Les 13 et 14 mai, une session de la XIIe Conférence de la Fraction trotskyste pour la Quatrième Internationale s’est tenue en ligne. Une version du texte suivant a servi de base pour les débats, en plus d’autres articles et contributions. L’article que nous publions y incorpore des éléments issus de la discussion à la Conférence.

Une période où les tendances profondes de l’époque impérialiste à la guerre, crise et révolutions reviennent à nouveau au premier plan s’est ouverte. Sur le terrain militaire et géopolitique, ces tendances s’expriment dans la guerre en Ukraine, dans les tensions croissantes entre les Etats-Unis et la Chine, dans la tendance à la formation de blocs de puissances rivales, etc. Sur le terrain économique, elles s’expriment dans les incertitudes qui pèsent sur l’économie internationale, avec des menaces de nouvelles crises bancaires et de la dette. Enfin, sur le terrain de la lutte des classes, un nouveau cycle s’est ouvert, encouragé par les conséquences de la pandémie, de la guerre et du durcissement de la bourgeoisie et de ses États. Nous revenons ici sur chacun de ces éléments.

1. TENDANCES A LA CRISE

Sur les vulnérabilités du système bancaire et la possibilité de développement d’une nouvelle crise majeure

L’effondrement de la Silicon Valley Bank (SVB), suivi de celui de la Signature Bank, a fait resurgir la perspective inquiétante d’une crise du système bancaire, dans un contexte international marqué par la guerre en Ukraine.

Bien qu’il s’agisse de banques de taille moyenne dont le portefeuille de clients est dominé par les start-ups technologiques et les crypto-monnaies, la possibilité d’un bank run incontrôlé menaçait d’affecter le système dans son ensemble. En fait, l’effet de contagion a traversé l’Atlantique et atteint le Crédit Suisse, la deuxième plus grande banque suisse, qui a dû être sauvée par la Banque nationale suisse lorsque ses actions se sont effondrées.

Cette crise a mis en lumière les vulnérabilités du système bancaire qui, en 2018, sous l’égide de l’administration de Donald Trump et avec le soutien d’un secteur démocrate, s’est affranchi des réglementations (timides au regard de l’ampleur de la crise) qui avaient suivi la Grande Récession, comme les fameux « stress tests » pour les banques de la taille de SVB. À cela s’ajoute la bulle des start-ups, notamment technologiques, qui ont reçu d’énormes investissements en capital-risque avant même d’avoir dégagé le moindre bénéfice. Après une forte expansion au plus fort de la pandémie, les grandes entreprises technologiques ont réagi à la crise qui touche le secteur par une tendance croissante à la concentration et au licenciement de dizaines de milliers de travailleurs.

Pour éviter le scénario d’une crise généralisée, et compte tenu de la rapidité de la ruée (42 milliards de dollars de dépôts ont été retirés de la SVB en 10 heures), la Réserve fédérale (FED) et le gouvernement américain ont décidé de renflouer tous les dépôts, y compris les dépôts non assurés parce qu’ils dépassaient la limite de 250 000 prévue par la loi.

Politiquement, le plan de sauvetage est très impopulaire (« le socialisme pour les riches », comme l’a dit Bernie Sanders). C’est pourquoi Biden — qui tentera probablement de se faire réélire aux prochaines élections — a cherché à présenter ce renflouement comme étant « payé par Wall Street » et non par les contribuables, car les ressources proviennent d’un fonds financé par les grandes banques. Il est clair qu’il s’agit d’un transfert massif d’argent vers les grands investisseurs et capitalistes de la Silicon Valley, parmi lesquels figurent les principaux contributeurs aux campagnes démocrates ainsi que des libertariens d’extrême-droite favorables à Trump.

La réponse rapide de la FED et d’autres banques centrales a pour le moment contenu cette série de faillites et de paniques bancaires, en combinant sauvetages qui protègent les bilans des banques et nouvelle dynamique à la concentration bancaire, puisque des grandes banques comme JP Morgan ont pu acquérir les banques en faillites à des prix dérisoires. Pour autant, le fait que des scénarios plus catastrophiques ne se soient pas développés jusqu’au bout ne signifie pas que le danger d’une nouvelle crise bancaire ou financière ait disparu.

De fait, la guerre en Ukraine a approfondi les tendances structurelles qui se développaient ces dernières années, dans lesquelles se combinent aspects économiques, politiques et géopolitiques, dans le cadre d’un épuisement (ou d’une crise profonde) de la mondialisation néolibérale, qu’ont mis en perspective la grande récession de 2008 et, plus en général, le déclin de l’hégémonie nord-américaine et l’émergence de la Chine.

La cause immédiate de l’effondrement de la SVB est l’impact de la hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale sur les activités financières exorbitantes qui fonctionnaient sur la base d’un coût de l’argent proche de zéro. En ce sens, il ne s’agit que de la première manifestation des conséquences de la fin de l’ère de « l’argent facile » qui a prévalu au cours des 15 dernières années. Les programmes d’assouplissement quantitatif ont injecté d’énormes sommes d’argent dans l’économie, empêché les faillites bancaires et maintenu en activité les entreprises dites « zombies », au prix d’un gonflement des actifs et d’une croissance exponentielle de l’endettement public et privé.

La relation entre la crise et la hausse des taux présente une certaine analogie avec la crise des caisses d’épargne et de crédit (S&L) des années 1980, qui se sont effondrées avec les fortes hausses de taux d’intérêt mises en œuvre par Paul Volcker, alors président de la FED. Bien que dans ce cas les hausses soient modérées par rapport au début de l’administration Reagan, la FED a procédé en un an à la hausse des taux la plus accélérée de ces quarante dernières années. Les banques européennes ont fait de même.

La guerre en Ukraine a exacerbé les tendances inflationnistes nées des conséquences de la pandémie, telles que les politiques d’injection d’argent pour stimuler l’économie et les goulets d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement. Les sanctions économiques imposées par les puissances occidentales à la Russie ont exacerbé la situation avec la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires, poussant l’inflation à des niveaux record depuis des décennies pour les pays centraux.

C’est dans ce cadre plus général qu’il faut comprendre les tendances protectionnistes qui se développent, ou les relocalisations partielles de chaînes d’approvisionnement. L’impérialisme nord-américain a répondu à la situation par une guerre commerciale contre la Chine, initiée par Trump mais poursuivie en grande partie par Biden, qui a conduit à approuver en février 2023 la loi « Chips for America ». Ce programme de financement public et de soutien à l’industrie nord-américaine de semi-conducteurs vise à garantir un avantage technologique aux Etats-Unis face à la Chine et à d’autres concurrents. En lien avec cette loi, une discussion s’est ouverte entre divers analystes – mais également au sein de la Conférence de la FT – sur la portée et les conséquences de ce type de « politiques industrielles », centrées pour le moment sur la production technologique, la transition énergétique et l’armement, dans le cadre des tensions croissantes entre puissances.

Les gouvernements et les banques centrales des grandes puissances ont appliqué la recette monétariste consistant à augmenter les taux d’intérêt pour refroidir l’économie et donc diminuer l’inflation, tout en essayant d’éviter le scénario de la « stagflation », c’est-à-dire une inflation persistante combinée à une récession. L’économiste marxiste Michael Roberts suggère que ce scénario de récession dans les pays centraux pourrait se combiner avec une crise de la dette souveraine dans la périphérie, en particulier dans les pays lourdement endettés en dollars comme l’Argentine, le Pakistan ou l’Égypte. Le Sri Lanka pourrait être un avant-goût d’un tel scénario.

La solution monétariste à l’inflation suppose une attaque significative contre la classe ouvrière, schématiquement une récession conduisant à une augmentation du chômage qui affaiblit la capacité de négocier, de s’organiser et de lutter des travailleurs pour obtenir une baisse substantielle des salaires. Or, cette recette imposée au début de l’administration Reagan n’était pas le produit des politiques monétaires mais impliquait des défaites majeures pour la classe ouvrière - grève des contrôleurs aériens aux États-Unis, des mineurs en Grande-Bretagne, etc. C’est dans ce cadre que se développe une nouvelle vague de lutte des classes.

2. LA GUERRE EN UKRAINE ET PLUS GRANDES TENSIONS ENTRE PUISSANCES

Scénario de guerre actuel en Ukraine et pressions militaires en faveur d’une plus grande implication des États-Unis

Comme nous l’avons rappelé dans diverses élaborations et articles, la guerre en Ukraine n’est pas juste une guerre de plus. Bien qu’avec des rythmes qui ne seront pas nécessairement linéaires, elle ouvre la voie à la remise en cause ouverte (y compris militaire) de l’ordre mondial actuel. Cela coïncide avec l’épuisement de la « restauration bourgeoise », comprise comme une troisième étape de l’époque impérialiste, marquée par l’offensive néolibérale (ainsi que la chute du mur de Berlin et la restauration capitaliste dans les pays où la bourgeoisie avait été expropriée) et dont les limites se sont exprimées dans la crise capitaliste de 2008.

Le scénario de la guerre en Ukraine reste ouvert, ce qui est un élément central pour l’évolution de cette nouvelle étape de la situation mondiale. Comme l’a souligné Claudia Cinatti : « malgré la logique d’escalade sous-jacente, la guerre reste confinée au territoire ukrainien, même si, à mesure que la guerre s’éternise et que l’implication des États-Unis et des puissances de l’OTAN s’intensifie, le risque d’escalade ou même d’accident involontaire augmente ». C’est sur ce fil ténu que repose l’avenir de la guerre. L’incident de mars dernier avec un drone américain MQ-9 Reaper près de la Crimée (à 60 kilomètres du port de Sébastopol), qu’un avion de chasse russe, sans entrer dans les détails, a fini par faire dévier, en est l’illustration.

Comme nous le savons, le brouillard de la guerre et le fait que les informations provenant du champ de bataille fassent partie du conflit rendent difficile la prévision des prochaines étapes et nous laissent dans le domaine de la spéculation. Cette spéculation est nécessaire car tout indique que nous approchons d’un nouveau moment de la guerre : la très annoncée « offensive du printemps ».

Jusqu’à présent, nous pouvons distinguer trois étapes sur le champ de bataille :

1) D’abord, au début de l’invasion, l’armée russe a développé une sorte de blitzkrieg, une bataille en profondeur, qui comprenait une avancée massive des chars vers Kiev. Avec le temps, il est devenu plus clair que l’intention de Poutine à l’époque n’a jamais été d’occuper la ville mais, sur la base de rapports de renseignement (dont les promoteurs ont été sanctionnés par la suite), qu’il avançait avec l’hypothèse de l’effondrement du gouvernement de Zelensky, qui ne s’est manifestement pas produit.

2) Une deuxième étape a été marquée par le retrait du siège de Kiev et la réorganisation/déploiement des troupes russes au sud et à l’est de l’Ukraine. À ce stade, les avancées de la Russie ont permis à ses troupes la conquête du principal port de la mer d’Azov (et du Donbass) et l’établissement d’un corridor terrestre depuis la péninsule de Crimée jusqu’aux territoires du Donbass sous son contrôle. À un moment donné, il a été question d’étendre ces conquêtes du côté d’Odessa, mais cela ne s’est pas produit.

3) Une troisième étape — ou une partie de la deuxième, selon le point de vue que l’on adopte – sa caractérise par la déclaration d’annexion de Lougansk, Donetsk, Zaporiyia et Kherson. Elle a été suivie d’une contre-offensive ukrainienne dans l’oblast de Kherson, qui a obligé les troupes russes à se positionner de l’autre côté du Dniepr, sur le front sud. Elles se sont également repliées dans l’oblast de Kharkov sur le front oriental. Il y a ensuite eu une lutte pour la consolidation des positions à l’est, par l’utilisation massive de l’artillerie des deux côtés avec une prééminence russe significative ainsi que l’intervention du groupe Wagner, jouant un rôle de premier plan dans les zones les plus chaudes.

Il s’agit d’une phase étendue d’une guerre d’attrition, dont le symbole n’est autre que la bataille pour la ville de Bakhmut. Cette phase se poursuit jusqu’à aujourd’hui. La question qui se pose est évidemment celle de la suite des évènements. Bien qu’il soit difficile d’y répondre étant donné la multiplication des opérations de tous types, il convient d’émettre des hypothèses. En ce sens, il est nécessaire de distinguer deux niveaux : l’un relève davantage de la tactique, l’autre de la stratégie dans la guerre.

a) D’abord d’un point de vue plus tactique, une « guerre d’usure » dure se dessine, comme on n’en avait pas vue depuis longtemps. Il est important de noter que ce type de guerre se caractérise par le fait que les parties tentent de s’épuiser mutuellement par la destruction progressive du matériel de guerre et des troupes. La force est confrontée à la force. Aucun « coup de grâce » n’est attendu, les combats sont plutôt menés mètre par mètre. La question est de savoir qui s’use le premier.

La guerre d’usure est très coûteuse pour les deux parties, mais en raison de l’asymétrie entre la Russie et l’Ukraine, le poids relatif des pertes serait beaucoup plus important pour cette dernière. Cette comparaison est essentielle car, bien que les forces ukrainiennes bénéficient d’une aide militaire occidentale considérable, pour l’impérialisme américain et l’OTAN, il s’agit d’une guerre par procuration, ce qui signifie, entre autres, qu’ils n’envoient pas leurs propres troupes sur le terrain. Cela implique que les soldats sur place, ainsi que les blessés et les morts, sont essentiellement ukrainiens.

Zelensky semble parier sur le lancement de la contre-offensive de printemps, qui pourrait être la dernière chance pour l’Ukraine de regagner une partie du territoire. D’un point de vue général, il semble extrêmement improbable qu’il parvienne à chasser les forces russes du territoire occupé. Dans ce scénario, l’équilibre tactique des forces semble plus favorable aux forces russes, malgré leur propre usure.

b) A un deuxième niveau, stratégique, la logique de l’impérialisme américain est, schématiquement, d’épuiser la Russie en utilisant les troupes ukrainiennes comme « chair à canon ». Cette politique est soutenue par Zelensky sous l’argument de la récupération de tout le territoire ukrainien, ce qui, en termes militaires, dépasse de loin les possibilités des forces ukrainiennes, à moins d’un changement radical des conditions actuelles. L’impérialisme américain a poursuivi cette orientation avec un certain succès d’un point de vue de l’usure russe. La question à ce stade est de savoir quelle est la limite de la stratégie consistant à utiliser les forces ukrainiennes pour mener une guerre d’usure par procuration contre une puissance comme la Russie. Une telle guerre dépend, au-delà de toute aide militaire, de l’effort de guerre exclusif des forces ukrainiennes épuisées sur le terrain.

En ce sens, face à l’usure des troupes ukrainiennes, l’impérialisme américain peut soit continuer à approfondir son intervention et parier sur une plus grande faiblesse de la Russie, soit proposer de préparer pour l’année prochaine une sorte de scénario qui réduirait l’intensité des combats, en prenant des mesures pour aboutir à une sorte d’armistice à moyen terme, dans lequel aucune des parties ne renoncerait à ses prétentions, mais qui, d’une certaine manière, « gèlerait » le conflit.

Il s’agit là d’un débat interne à l’impérialisme américain, sur lequel nous reviendrons plus loin. Pour l’impérialisme américain, la poursuite de la guerre a, entre autres, l’avantage d’affaiblir la Russie, de réduire encore la dépendance de ses alliés à son égard et tout particulièrement de « découpler » l’Allemagne de la Russie. Parmi les coûts d’une guerre longue, on peut citer le risque accru d’escalade impliquant directement les membres de l’OTAN, la capacité réduite des États-Unis à se concentrer sur leurs priorités à l’Est et la dépendance accrue de la Russie à l’égard de la Chine. Il s’agit d’une discussion sur les limites de ce que l’impérialisme américain peut réaliser en termes d’objectif d’affaiblissement de la Russie.

D’un point de vue stratégique, et sans un tournant majeur dans la guerre, toute victoire tactique partielle de la Russie en termes de gains territoriaux est un triomphe à la Pyrrhus face à l’usure qu’entraînerait le maintien de ces mêmes gains. En tout état de cause, la Russie aura moins de liberté d’action qu’avant la guerre (elle devra s’appuyer davantage sur la Chine, la Finlande est devenue membre de l’OTAN et la Suède s’apprête à faire de même). Mais il reste à voir dans quelle mesure.

Cependant, en termes globaux — en termes de « grande stratégie », pourrait-on dire — il n’est pas dit que l’affaiblissement de la Russie se traduirait forcément par un renforcement des États-Unis. Dans l’immédiat la Russie a augmenté sa dépendance vis-à-vis de la Chine. Toutefois, cette dernière, comme nous le verrons plus loin, malgré ses traits impérialistes croissants, n’est pas actuellement en mesure de contester avec succès la primauté mondiale face à l’impérialisme américain. Par conséquent, l’issue plus globale de cette configuration reste ouverte. Ces éléments rendent le scénario plus instable dans le cadre d’une guerre qui risque de s’éterniser et dont l’issue effective n’est pas encore tranchée.

L’évolution du conflit en Ukraine et nos définitions politiques

Dans les documents que nous avons rédigés, nous avons souligné que la principale nouveauté de la situation actuelle en termes de guerre est l’éclatement d’une guerre interétatique avec l’implication de puissances des deux côtés, bien que les États-Unis et l’OTAN mènent une guerre par procuration.

La politique des États-Unis et de l’OTAN qui se poursuit dans la guerre en Ukraine est la politique impérialiste d’« encerclement » de la Russie par l’expansion de l’OTAN vers l’est, sans toutefois aller jusqu’à une confrontation militaire directe. Cette politique s’accompagne d’une ingérence dans ce que l’on appelle les « révolutions colorées », qui cherchent à capitaliser sur les révoltes contre les régimes autoritaires afin d’étendre l’influence des États-Unis.

La politique poursuivie par Poutine avec l’invasion de l’Ukraine consiste à recréer un statut de puissance militaire pour la Russie en soutenant l’oppression nationale des peuples voisins. Elle agit comme une sorte d’« impérialisme militaire » bien qu’elle ne soit pas qualifiée de pays impérialiste au sens précis du terme puisqu’elle n’a pas de projection internationale significative de ses monopoles et de ses exportations de capitaux, elle exporte essentiellement du gaz, du pétrole, des matières premières, etc. Son « statut » plus permanent dans le système des États dépendra de l’issue de la guerre.

La politique du gouvernement de Zelensky, qui se poursuit dans la guerre, est de subordonner l’Ukraine aux puissances occidentales. Le processus politique que connaît l’Ukraine depuis des décennies ne peut être compris que comme suivant une trajectoire pendulaire, marquée par la confrontation entre les oligarchies capitalistes locales « pro-russes » et « pro-occidentales ». Cela inclut la « révolution orange » de 2004 et son prolongement dans l’Euromaïdan de 2014. Autour de ces affrontements, la division s’est accentuée, alimentée par les intérêts des différentes factions de l’oligarchie locale. Tout cela a été exacerbé par l’existence d’une importante minorité russophone (environ 30 % de la population) et par la montée des groupes nationalistes d’extrême droite. Dans ce cadre, une guerre civile de faible intensité a éclaté en 2014. La minorité russophone a ainsi été la cible de mesures oppressives qui se sont exprimées dans des restrictions de l’utilisation de la langue russe et des attaques par des groupes d’extrême-droite parrainés par l’État.

L’Ukraine est une pièce centrale pour l’impérialisme américain et l’OTAN afin de « contenir » la Russie et de l’affaiblir en tant que puissance. L’objectif « maximal » serait de reprendre le chemin d’une subordination de l’Ukraine à l’ordre américain qui avait commencé dans le cadre de la restauration capitaliste. Depuis 2014/2015, l’OTAN commande le processus de réforme des forces armées ukrainiennes, y compris leur armement et leur financement. En 2020, l’OTAN a accordé à l’Ukraine le statut de « partenaire à opportunités renforcées », et le sommet de l’OTAN de 2021 a réaffirmé l’accord stratégique selon lequel l’Ukraine deviendrait membre de l’Alliance, sans pour autant y parvenir réellement. L’impérialisme américain, par l’intermédiaire de l’OTAN, joue donc un rôle de direction politico-militaire du camp ukrainien, et ce dans son propre intérêt : affaiblir la Russie et aligner ses alliés dans son conflit avec la Chine.

Dans ce cadre, nous faisons la distinction entre les sanctions - la « guerre économique » dans laquelle les puissances occidentales sont des protagonistes directs - et la guerre elle-même en tant que « bataille dans un champ entre des hommes et des machines » qui peut affecter de manière décisive l’ordre international (Rupert Smith) dans laquelle les États-Unis et l’OTAN ont étendu leur influence (renseignement, armement, commandement, formation, financement etc.) sans pour autant s’y impliquer ouvertement et directement.

Il est important de garder à l’esprit que cette définition n’est pas définitive et qu’il existe des facteurs dans la guerre elle-même qui poussent à une plus grande implication des États-Unis. Si cela venait à changer, notre position se rapprocherait, avec les réserves nécessaires, de celle décrite par Trotsky dans « Observations sur la Tchécoslovaquie » sur le cas de la crise des Sudètes de 1938. Face à l’annexion par Hitler de ce qui faisait alors partie de la Tchécoslovaquie, justifiée par l’argument de la protection de la population allemande sur ce territoire, Trotsky propose une politique directement défaitiste des deux côtés, dans ce qui sera l’un des prolégomènes de la Seconde Guerre mondiale (finalement, les principales puissances européennes, sans la Tchécoslovaquie, signeront les accords de Munich et reconnaîtront les Sudètes en tant que territoire allemand). En même temps, face à ceux qui avec un discours impérialiste « démocratique » parlaient de la défense de la démocratie tchécoslovaque, Trotsky soulignait l’oppression à l’intérieur du pays par les Tchèques contre les Slovaques et les Allemands des Sudètes, entre autres.

Notre politique depuis le début du conflit, que nous considérons comme correcte, résumée dans la déclaration du FT, était la suivante : « Non à la guerre ! Les troupes russes hors d’Ukraine. L’OTAN hors de l’Europe de l’Est. Non au réarmement impérialiste. Pour l’unité internationale de la classe ouvrière. Pour une politique indépendante en Ukraine afin de faire face à l’occupation russe et à la domination impérialiste ». Ainsi, au début du conflit, nous avons souligné la pertinence de la question de l’autodétermination nationale, en mettant en même temps l’accent sur les mesures d’oppression contre la minorité russophone, parmi les facteurs à prendre en compte pour une politique indépendante dans le conflit, marqué par l’invasion russe et l’intervention par procuration des États-Unis et de l’OTAN. Toutefois, à mesure que l’intervention directe des États-Unis et de l’OTAN s’étend (et s’est déjà étendue), cet élément d’autodétermination nationale passera de plus en plus au second plan dans la détermination de notre politique, car il sera subordonné à la confrontation militaire entre puissances.

Contre le bellicisme bourgeois et le pacifisme dans ses deux variantes : pro-Otan et pro-russe/chinoise

Au centre-gauche et à gauche, on peut identifier, avec plus ou moins de poids, quatre types de positions qui s’alignent sur les camps en présence. D’une part, les courants qui défendent l’intervention dans la guerre pour l’un des deux « camps » et, d’autre part, ceux qui défendent une sorte de « paix démocratique » impérialiste basée sur la diplomatie depuis l’un ou l’autre camp.

La majeure partie du centre-gauche au niveau international se plie à la propagande promue par la grande majorité des grands médias occidentaux depuis le début de la guerre, qui tentent d’utiliser le rejet de l’invasion réactionnaire de l’Ukraine par Poutine pour présenter l’OTAN comme un défenseur de la paix et de la démocratie. Une bonne partie de la gauche, avec des nuances et des intensités différentes, s’est ralliée à cette politique (LITCI, UITCI, SU, etc.). Depuis le début du conflit, nous avons mené diverses polémiques face à ces positions. Certains de ces courants et organisations ont fait du slogan « des armes pour l’Ukraine » une bannière en dehors de toute délimitation de classe, se plaçant de fait dans le camp pro-Otan.

D’autre part, à plus petite échelle, certains partis communistes et secteurs du populisme latino-américain présentent Poutine - et un bloc avec la Chine - comme une sorte d’alternative à l’impérialisme et soutiennent que l’invasion de l’Ukraine est une mesure nécessaire de « défense nationale » de la part de la Russie contre l’OTAN.

Une autre position, assez répandue, est celle adoptée par la majeure partie de la gauche réformiste en Europe (voir la polémique de Santiago Lupe) qui comprend des secteurs de Die Linke en Allemagne, La France Insoumise, Syriza en Grèce, Podemos et le PCE dans l’État espagnol, etc. Dans ces cas, ils critiquent l’invasion russe ainsi que partiellement la réaction de l’OTAN et appellent à un cessez-le-feu et à une médiation de l’UE pour faciliter les négociations de paix. Le contenu de classe de ces propositions est l’articulation d’une « autre politique étrangère » plus efficace pour la défense des intérêts des États de l’UE, c’est-à-dire de leurs propres impérialismes.

Enfin, une variante de cette politique pacifiste repose sur l’idée que la puissance chinoise serait une sorte d’alternative, sinon progressiste du moins plus bienveillante, à l’hégémonie de l’impérialisme américain. En témoigne ce que dit Rafael Poch de Feliú, qui prône le « multilatéralisme », critique la subordination de l’Europe aux Etats-Unis et vante une tradition « non hégémonique » de la Chine, qui fait actuellement de la propagande avec sa « proposition de paix ». Poch de Feliú place ainsi ses espoirs dans un prétendu multilatéralisme des « non-alignés », comme le Brésil de Lula. Maurizio Lazzarato lui-même, avec qui nous débattons dans « Au-delà de la Restauration Bourgeoise », tout en affirmant que « la paix n’est pas une alternative », glisse cette idée sous l’argument que l’impérialisme américain « est beaucoup plus dangereux que celui de la Chine, de la Russie ou de tout autre pays, qui ne dispose pas encore des instruments militaires et financiers pour piller le monde comme le font les Américains aujourd’hui ». D’un autre côté, il y a des cas comme celui de Gilbert Achcar qui a défendu un camp aligné sur le camp Ukraine/OTAN et, plus récemment, a dénoncé l’administration Biden qui aurait fait obstruction à la proposition chinoise qui constituerait une voie vers la « paix ».

La vérité est que la Chine, bien que son accès à l’ensemble de l’Europe de l’Est ait été entravé par la guerre, cherche à tirer profit des conséquences de la guerre en obtenant du carburant bon marché et de nouvelles conditions pour l’acquisition de technologies militaires, par exemple, et en faisant progresser le projet des Nouvelles Routes de la Soie par voie terrestre à travers le Kazakhstan, le Turkménistan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan. Son « modèle » est basé sur un régime à parti unique et des syndicats étatisés et bureaucratiques qui garantissent une discipline sévère de son immense classe ouvrière, fondement incontournable de sa croissance économique qui a profité aux grandes entreprises étrangères et nationales, dans le cadre des règles du système capitaliste international fixées par l’OMC, le FMI, etc.

Toutes ces positions finissent par se placer derrière l’un des « camps » réactionnaires en présence, soit en postulant une victoire du camp Ukraine/OTAN ou Poutine, soit en créant des illusions sur une solution impérialiste de « paix », articulée soit par l’UE, soit par la Chine, alors que le bellicisme des grandes puissances bat son plein. La tâche des révolutionnaires est donc de former un pôle contre la guerre en Ukraine, qui mette en avant l’unité internationale de la classe ouvrière avec une politique indépendante, pour le retrait des troupes russes, contre l’OTAN et l’armement impérialiste, pour une Ukraine ouvrière et socialiste, dans la perspective des États-Unis socialistes d’Europe.

Plusieurs décennies d’une mondialisation impérialiste dirigée sans partage par les États-Unis viennent de s’écouler. C’est pourquoi il est important, dans le scénario des différends croissants entre les puissances, d’aller à l’encontre de toutes les illusions sur le « multilatéralisme ». Il n’y a pas de multilatéralisme de gauche. Contre les visions qui placent leurs espoirs dans l’équilibre entre les puissances capitalistes et les blocs régionaux d’États, la lutte pour une politique internationaliste prolétarienne est un enjeu de premier ordre. À ces courants, il faut opposer un anti-impérialisme et un internationalisme qui unissent la classe que forment les plus de trois milliards de travailleurs de la planète avec les peuples opprimés du monde pour mettre fin au système capitaliste.

Politique intérieure et internationale : des frictions croissantes entre bourgeoisies

Dans le contexte de l’épuisement de l’avancée unilatérale de l’intégration mondiale sous hégémonie américaine, la contradiction entre l’intégration internationale des forces productives et le retour du militarisme des puissances est exacerbée. La guerre en Ukraine et les tensions géopolitiques croissantes en général pénètrent de plus en plus la politique intérieure des différents États, en particulier des États impérialistes. Cette pénétration se fait à un niveau bien plus élevé que celui auquel nous étions habitués au cours des décennies précédentes. Si la guerre se prolonge et que le militarisme progresse, comme tout porte à le croire - et a fortiori si les confrontations militaires s’intensifient -, cette situation ne fera que s’aggraver.

Thomas Friedman rapportait dans le NYT que lors d’un déjeuner avec Biden, il a compris entre les lignes que « bien qu’il ait uni l’Occident, il craint de ne pas pouvoir unir les États-Unis ». Les voix républicaines s’élèvent de plus en plus contre l’intervention américaine dans la guerre en Ukraine. Trump affirme que la guerre aurait pu être évitée et se présente à la présidentielle US de 2024 pour « empêcher la Troisième Guerre mondiale » en employant une rhétorique plus isolationniste. Ron DeSantis, sorte de Trump aux bonnes manières, sur lequel l’establishment républicain mise, est allé jusqu’à affirmer que l’Ukraine ne constitue pas un intérêt stratégique pour les États-Unis et que ces derniers ne devraient pas prendre parti dans un conflit entre les Russes et les Ukrainiens. Le consensus en faveur de la guerre en Ukraine, bien que toujours majoritaire selon les sondages, montre des signes d’effritement au sommet. Les revers ukrainiens sur le théâtre des opérations risquent de l’ébranler encore davantage. Cela témoigne également d’un moment délicat de la guerre en Ukraine pour les États-Unis.

Le véritable consensus au sein des classes dirigeantes américaines porte sur la confrontation avec la Chine. En son temps, Trump avait déjà mené une politique de « guerre commerciale » plus agressive avec la Chine dans le cadre d’un processus de réajustement stratégique des chaînes de valeur qui se poursuit toujours avec Biden. Ce dernier prépare ainsi le terrain pour des confrontations d’intensité supérieure. Les États-Unis veulent aussi pousser l’Europe à ce « découplage », à commencer par le découplage avec la Russie, et profitent au maximum de la guerre en Ukraine pour le mener à bien.

L’implication de la presse américaine dans l’attaque contre les gazoducs Nordstream met sur la table un élément plus ou moins évident pour une partie des classes dirigeantes allemandes : l’escalade contre la Russie parrainée par les États-Unis vise clairement à donner la priorité à leurs intérêts au détriment de ceux de l’Europe et de l’Allemagne en premier lieu. Un élément que, par exemple, l’extrême droite de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) utilise de plus en plus. Dans une récente interview accordée à un média chinois, Steffen Kotré, député de l’AfD, a qualifié l’explosion du gazoduc d’acte de terrorisme d’État perpétré par les États-Unis. D’autre part, plusieurs de ses grandes multinationales comme Volkswagen, Deutsche Bank, Siemens ou BASF, entre autres, cherchent à renforcer leurs relations avec la Chine, à l’économie de laquelle elles sont largement intégrées et dont elles dépendent, tandis que d’autres se rendent aux États-Unis pour échapper à la hausse des coûts de l’énergie.

Dans ce cadre, les tensions entre les différents secteurs des bourgeoisies de chaque impérialisme - à savoir les tensions entre les secteurs bourgeois les plus mondialisés et les moins mondialisés, entre ceux dont les entreprises sont plus étroitement liées à la plateforme chinoise ou américaine etc - se transformeront en différends de plus en plus ouverts au fur et à mesure que les tensions militaires et géopolitiques et l’articulation des blocs progresseront. En d’autres termes, la politique nationale ne se résumera plus à des politiques différentes de gestion du capitalisme local et à des différences dans son positionnement sous le parapluie américain, mais, en perspective, à de véritables alignements de fond, à des confrontations ami/ennemi dans l’arène internationale. Il s’agit là d’une question importante qui fait que la politique au sein des régimes bourgeois prend également des aspects plus « classiques » de l’époque impérialiste.

La dynamique des alignements

Face au bloc dirigé par les États-Unis, il existe un « bloc en construction », moins consolidé et plus fluide avec en son centre une alliance Russie-Chine, qui commence à prendre forme et qui agit comme un pôle d’attraction pour plusieurs pays « émergents ». Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la Chine soutient la Russie mais adopte publiquement une position de prétendue neutralité. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont de plus en plus importants. En 2022, les exportations chinoises vers la Russie ont augmenté de 12,8 % - avec une part importante de machines, de voitures et de pièces détachées - et les exportations de pétrole russe vers la Chine ont augmenté de 44 % en valeur (dollars), tandis que les exportations de gaz ont plus que doublé. C’est dans ce contexte, avec la guerre en Ukraine et les tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis en toile de fond, que Xi Jinping a effectué récemment son voyage officiel en Russie. Durant cette visite, son agenda ne comprenait pas non seulement la guerre en Ukraine (où la Chine se présente comme un « promoteur de la paix »), mais aussi l’approfondissement des liens stratégiques entre les deux pays et le panorama du « front » oriental dans le Pacifique, où les États-Unis mènent une politique de plus en plus hostile pour encercler la Chine.

Si les États-Unis ont réussi à aligner l’Europe et le bloc constitué par le Japon, l’Australie et la Corée du Sud derrière eux, et que tout un secteur de pays a voté en faveur des sanctions contre la Russie ; tout un autre secteur ne les a pas suivis à l’ONU. Comme le souligne Claudia Cinatti dans l’article cité précédemment, contrairement à la période de la Guerre froide, la plupart des pays ont développé une « dépendance croisée » à l’égard des États-Unis, de la Chine et de la Russie, ce qui signifie qu’ils modifient leurs positions, gèrent leurs alignements en fonction d’intérêts économiques, sécuritaires ou même d’affinités politiques. La Russie et la Chine, comme nous l’avons dit, agissent comme un pôle d’attraction pour plusieurs pays de ce que l’on appelle le « sud global », y compris des puissances régionales comme l’Inde, une grande partie de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine, et même des alliés historiques de l’impérialisme américain comme l’Arabie saoudite (et même Israël), qui, pour divers intérêts nationaux, pas toujours convergents, ne se sont pas alignés sur les États-Unis lors des votes aux Nations unies.

Dans ce contexte, la diplomatie chinoise a récemment surpris les Américains en jouant le rôle d’« arbitre » dans les relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran. Ce dernier compte sur le soutien à peine voilé de la Chine pour échapper aux sanctions « occidentales » sur la vente de son pétrole et pour avancer dans le commerce d’armes avec la Russie. D’autre part, en Afrique, la Chine est récemment devenue le principal partenaire commercial de plusieurs États africains, au détriment des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France. Moscou a pris de plus en plus de poids dans des pays comme le Mali et le Burkina Faso au détriment de la France, comme le montre la récente tournée de Lavrov, qui peut être vue comme un miroir de la tournée mouvementée de Macron, qui a dû faire face à une critique publique du président de la République Démocratique du Congo.

La tendance vers le militarisme impérialiste et le scénario oriental

Le choc entre l’intégration mondiale sous hégémonie américaine, actuellement en crise, et la remise en cause de cet ordre mondial par les puissances « révisionnistes » marque les coordonnées politiques et leur continuation, dans la guerre en Ukraine. Le fait de remettre en question l’ordre international unipolaire se fait dans les coordonnées choisies et mises en place par les États-Unis. Dans le cas de la Russie, en termes directement militaires, dans le cas de la Chine, toujours en termes de « guerre » économique, bien qu’il y ait des tensions croissantes sur le terrain militaire également. Alors que dans le cas de la Russie, nous avons souligné qu’elle agit comme une sorte d’impérialisme militaire, dans le cas de la Chine nous considérons qu’elle est caractérisée par des traits impérialistes. En témoignent les accords financiers et commerciaux en échange d’un accès privilégié au pillage de matières premières, l’échange de crédits contre des droits d’exploitation des ressources en Afrique et en Amérique latine, par exemple, sa vocation politique naissante consistant à chercher à peser sur les décisions internes de certains pays de la périphérie capitaliste, l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie elle-même, parmi bien d’autres aspects.

Il est important de faire la différence entre le renforcement actuel de ces traits impérialistes et la constitution d’une hégémonie mondiale alternative par la Chine, qui impliquerait un niveau beaucoup plus élevé de confrontation. La possibilité d’une quelconque « succession » à l’hégémonie américaine ne sera en aucun cas pacifique, évolutive, c’est-à-dire qu’elle ne se fera pas sans guerres à grande échelle. Cela implique également de réfléchir à la place des grandes puissances telles que l’Allemagne et le Japon dans ce conflit.

La nouveauté réside dans le fait que le différend entre la Chine et les États-Unis, qui était initialement défini en termes de « guerre économique », est de plus en plus traversé par des tensions géopolitiques/militaires croissantes concernant Taïwan et le contrôle de la mer de Chine méridionale, ce qui renforce l’un des scénarios les plus sérieux d’une éventuelle confrontation entre les deux grandes puissances à l’heure actuelle. À la militarisation progressive de la région s’est récemment ajouté l’accord militaire entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie (AUKUS) sur les sous-marins nucléaires, qui donne à l’Australie l’accès à cette technologie américaine secrète (en précisant que les sous-marins ne transporteront pas d’armes nucléaires). L’accord vise à adapter la présence militaire des occidentaux dans le Pacifique. Le premier objectif est de déployer, à partir de 2027 et par rotation, quatre sous-marins américains et un sous-marin britannique sur la base australienne de Perth.

Ni les États-Unis ni la Chine ne semblent vouloir une guerre à propos de Taïwan à l’heure actuelle. Cependant, une succession d’actions hostiles (visite de Pelosi, exercice militaire chinois à proximité de Taïwan, avancée d’AUKUS, exercices militaires conjoints entre la Chine, l’Iran et la Russie dans le golfe d’Oman) et des mesures commerciales pertinentes telles que des restrictions sur le marché international des semiconducteurs à l’encontre de la Chine à partir d’octobre 2022 prennent forme. Fin janvier de cette année, Joe Biden a conclu un accord avec les Pays-Bas et le Japon pour qu’ils se joignent au contrôle des exportations de semi-conducteurs. L’évolution progressive de ces mesures signifie que nous devons faire face à l’éventualité d’un scénario de confrontation militaire autour de Taïwan. Il est clair qu’un conflit d’une telle ampleur, même dans le scénario hypothétique limité aux îles taïwanaises de Matsu au large des côtes chinoises, aurait le potentiel de "déstabiliser" le monde, non seulement d’un point de vue militaire, mais aussi du capitalisme mondial. Il convient de noter que Taïwan, où se trouve la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), est le plus grand fabricant de semi-conducteurs au monde, et que la Chine est le plus grand importateur de puces au monde. Il s’agit d’un marché où il est très difficile de substituer les producteurs et qui, en cas de guerre, serait gravement touché. C’est un élément important dans les calculs de tous les acteurs potentiels, à commencer évidemment par la Chine.

Un tel conflit ne semble pas être le plus probable dans un avenir immédiat et nous ne pouvons pas écarter la possibilité que des moments de détente puissent avoir lieu dans le scénario général de tensions. Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est que nombre des mesures mentionnées ci-dessus font partie des préparatifs d’un éventuel conflit futur, ce qui renforce en fait les perspectives d’un conflit militaire, même au-delà des intentions initiales des pays concernés. La forme concrète que pourrait prendre un tel conflit militaire dépend de multiples éléments qui font que toute hypothèse n’est que spéculation. Son déclenchement pourrait prendre différentes voies, de l’invasion des îles Matsu mentionnée plus haut à un blocus chinois de l’île en représailles à une action quelconque, telle qu’une déclaration d’indépendance ou une avancée majeure dans le partenariat militaire avec les États-Unis. Le plus important dans ce contexte sera pour nous de définir les critères qui nous permettront de nous localiser, en tant que communiste révolutionnaires et internationalistes, face à un hypothétique conflit armé entre la Chine, les Etats-Unis et Taïwan.

Avec cet objectif à l’esprit, nous devons partir de la politique que chaque partie poursuivrait dans la guerre. Dans le cas des États-Unis, il s’agirait de la continuité de leur politique impérialiste d’intégration mondiale (mondialisation) basée sur la subordination de la Chine et de la Russie capitalistes. Plus spécifiquement, il s’agit aussi d’une tentative par les États-Unis d’empêcher la Chine de continuer à progresser en tant que puissance dont le développement remettrait en question la place de puissance hégémonique, actuellement en déclin, des États-Unis.

Dans le cas de la Chine, il s’agit d’une continuité de la politique du PCC qui a restauré le capitalisme en Chine. Celle-ci a été menée tout au long de l’étape précédente sous les auspices du capital financier international, en particulier du capital américain. Cependant, en raison du poids spécifique que son économie était en train d’acquérir, il lui fallait - et il lui faut de plus en plus - projeter le capitalisme chinois dans des modalités impérialistes. Loin de l’idéologie qui la présente comme une puissance plus bénigne, « non hégémonique », la dispute impérialiste actuelle avec le reste des puissances est le cours plus ou moins inévitable de l’émergence de la Chine capitaliste du 21ème siècle. En d’autres termes, une éventuelle invasion de Taïwan ne serait en aucun cas une mesure défensive, comme elle pourrait l’être par exemple pour un État ouvrier sur le point d’être attaqué, comme Trotsky l’avait souligné à propos de la Finlande en 1939, bien que l’action de la bureaucratie à l’époque ait, de son point de vue, apporté plus de mal que de bien. Il s’agirait plutôt d’une extension de la politique de restauration capitaliste, où la Chine capitaliste d’aujourd’hui cherche à briser l’encerclement pour renforcer ses traits impérialistes en traduisant son influence économique mondiale en puissance politico-militaire.

Dans le cas de Taïwan, depuis l’émergence de la Chine en tant que puissance capitaliste et ses différends de plus en plus importants avec les États-Unis, la politique est de plus en plus tendue entre les deux pôles. Cela remonte à 1986 avec la création du Parti démocrate progressiste (DPP), qui a fini par regrouper une grande partie des courants prônant l’indépendance de Taïwan. En 2014 a eu lieu le mouvement des Tournesols, dans le cadre duquel quelques 200 étudiants ont occupé le parlement contre l’accord de libre-échange avec la Chine (Trade in Services Agreement) promu par le gouvernement de Ma Ying-jeou du Koumintang, qui avait le soutien d’une grande partie de la bourgeoisie taïwanaise. L’accord ne s’est pas concrétisé et finalement, en 2016, Tsai Ing-wen du DPP a pris la présidence et a été réélue en 2020. Actuellement, la politique taïwanaise incarnée par le gouvernement du Parti démocrate progressiste de Tsai Ing-wen consiste en un alignement de plus en plus offensif sur l’impérialisme américain. Un alignement qui n’est pas sans tensions internes. Récemment, alors que Tsai Ing-wen se rendait aux États-Unis, Ma Ying-jeou s’est rendu en Chine, exposant ces tensions internes qui traversent l’île et sa propre bourgeoisie entre les affaires avec la Chine et la dépendance politique, économique et militaire à l’égard des États-Unis.

En bref, en cas de confrontation militaire entre la Chine et les États-Unis au sujet de Taïwan, et en partant de la définition des traits impérialistes de la Chine, il s’agirait d’une guerre réactionnaire dans laquelle le défaitisme des deux parties serait posé comme définition de base. Le développement concret de la guerre dictera les définitions complémentaires qui devront être faites. Cette définition concernant la position que devraient adopter les communistes internationalistes face à un éventuel conflit de ce type est aujourd’hui fondamentale.

3. LA MONTEE DES TENDANCES PRE-REVOLUTIONNNAIRES DANS LA LUTTE DE CLASSES

Guerre, crise et lutte des classes

Les conditions générales sont à l’origine d’un nouveau cycle de lutte des classes. Les conséquences de la guerre, en plus de celles de la pandémie, ont déjà eu un effet immédiat sur les conditions objectives qui sous-tendent les principaux processus. L’inflation des prix des carburants et des engrais a été un facteur clé des soulèvements sri-lankais et péruviens. En Europe, les niveaux historiques d’inflation ont marqué les grèves croissantes au Royaume-Uni, c’est également un élément marquant en France dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites ou encore en Grèce où l’accident de train en février a été un catalyseur pour la crise plus large qui traverse le pays après des années d’austérité. Si la crise du système bancaire se développe, elle étendra et exacerbera ces tendances.

Les cycles précédents de lutte des classes - en 2010 et 2019 - bien que marqués par la crise historique du capitalisme en 2008 qui a impliqué un énorme bond en avant des inégalités, n’ont pas eu pour toile de fond des catastrophes de l’ampleur de celles de la première moitié du vingtième siècle. Avec la guerre en Ukraine, les effets résiduels de la pandémie et plus encore si la crise bancaire se développe, cette situation commence à changer et le capitalisme se rapproche progressivement de scénarios plus « classiques » en termes d’affrontements de classes. Il faut préciser que par « plus classique », nous n’entendons évidemment pas un retour au début du 20ème siècle, le monde actuel est très différent à bien des égards (voir Au-delà de la restauration bourgeoise) et en termes de subjectivité de la classe ouvrière. Il y a une distance énorme entre la situation actuelle, où nous sortons de décennies de « restauration bourgeoise », et celle du début du siècle dernier marquée par l’émergence des grandes organisations ouvrières (partis ouvriers, syndicats, etc.) puis la révolution russe. Mais, dire cela implique que nous devons nous préparer à des formes de lutte de classe, plus radicales que celles que nous avons connues dans la période récente et, en retour, articuler des formes d’intervention qui répondent à la situation concrète (par exemple, autour de la lutte pour le front unique, des tactiques telles que les « comités d’action » ; voir ci-dessous).

Les conditions géopolitiques et économiques encouragent également les gouvernements à se montrer plus fermes face aux défis de la lutte des classes. Le Pérou en est un exemple. Le régime, malgré l’accumulation des morts, n’a pas bougé d’un pouce et a maintenu, si ce n’est son projet initial de voir Boluarte terminer le mandat de Castillo évincé, au moins le refus d’élections immédiates, la convocation d’une assemblée constituante ou un quelconque détour "démocratique". Dans ce cas, cela a été possible parce que le soulèvement de masse était largement confiné aux secteurs paysans et précaires de certaines régions comme Puno, Cusco, etc. Le fait que ces secteurs aient été à la tête de la lutte contre le gouvernement a radicalisé le processus ; cependant, la classe ouvrière des secteurs plus stratégiques était confinée sous la direction de la bureaucratie de la CGTP. Le durcissement des bourgeoisies se manifeste également aujourd’hui dans la réponse du Premier ministre britannique Sunak à la vague de grèves que connaît le pays. L’exemple le plus frappant en ce sens est que Macron lui-même a utilisé un mécanisme totalement bonapartiste tel que l’article 49.3 pour faire passer la réforme des retraites sans vote, malgré le rejet généralisé de la grande majorité de la population.

Dans ce cadre, la nouvelle vague de lutte des classes apporte plusieurs nouveautés importantes qui peuvent potentiellement contribuer à surmonter l’étape de révolte des dernières vagues. 1) Se développant à la fois dans les pays périphériques et centraux, cette nouvelle vague est centrée sur l’Europe. 2) Des secteurs du mouvement de masse tendent à se radicaliser face au durcissement des gouvernements capitalistes et des classes dirigeantes. 3) Le contexte de la guerre en Ukraine et les déséquilibres de l’économie mondiale tendent à aiguiser les confrontations. 4) Nous constatons que la classe ouvrière occupe une place plus centrale. Au Royaume-Uni, les grèves touchent notamment les infirmières, le personnel paramédical, les postiers, les cheminots, les pompiers, les conducteurs de transports publics et les professeurs d’université, entre autres secteurs. En France, la lutte contre la réforme des retraites de Macron s’est transformée en un véritable mouvement de masse rassemblant de larges couches de la classe ouvrière à l’échelle nationale.

En Grèce également, la lutte des classes se développe après l’accident de train qui a fait 57 morts et a mis en lumière les conséquences d’années de politiques austéritaires structurelles, face auxquelles. En plus des manifestations, il y avait déjà une grève qui incluait les transports, la santé, les ports, etc. (Voir Josefina Martinez Un printemps de grèves en Europe et le potentiel de la classe ouvrière). En Amérique latine, la situation la plus radicale a été la résistance au coup d’État au Pérou, qui a impliqué un bloc social de paysans, d’indigènes, de travailleurs informels, de l’intérieur du pays, avec des tendances à converger avec des secteurs de la classe ouvrière dans les villes qui n’ont pas réussi à se développer ce qui a permis au régime de maintenir le mouvement dans son isolement et à le faire reculer. C’est dans le cadre de cette vague qu’ont eu lieu la rébellion au Sri Lanka et, auparavant, la lutte contre le coup d’État au Myanmar (l’Asie du Sud et du Sud-Est émerge comme une zone « chaude » de la lutte des classes).

La France au centre de la lutte des classes

Le centre de la lutte des classes se trouve actuellement en France et, plus généralement, en Europe. Macron cherchait à renforcer la projection de l’impérialisme français en tant que puissance sur la scène internationale, ainsi qu’à faire passer une série de réformes structurelles dans le pays. Si, sur la scène internationale, il n’a pas réussi à jouer un rôle significatif dans le contexte de la guerre en Ukraine et a régressé en termes d’influence en Afrique, à l’intérieur, son autorité a été fondamentalement remise en cause par le mouvement massif contre la réforme des retraites, tandis qu’à l’Assemblée nationale, il s’est révélé isolé, attaqué à la fois à gauche et à droite par la NUPES et le RN. Comme le souligne Juan Chingo : « Quant à la crise actuelle, elle s’inscrit dans un contexte international de concurrence accrue qui met en difficulté le capitalisme français. En ce sens, je crois que la guerre en Ukraine joue aussi un rôle dans le durcissement de la bourgeoisie française. Contrairement à une période antérieure où il y avait l’illusion d’une évolution pacifique entre les puissances impérialistes, l’augmentation du budget de la défense montre que ce n’est plus le cas ».

La radicalité dont fait preuve la classe ouvrière en France est en grande partie liée au caractère nettement bonapartiste de la Cinquième République, dans un pays qui est le berceau même du concept de bonapartisme. Macron fait de plus en plus appel aux mécanismes bonapartistes de la Cinquième République conçus en 1958 par de Gaulle. À l’époque, la France était au bord de la guerre civile et perdait sa mainmise coloniale en Algérie après avoir reculé sur le canal de Suez. Le général de Gaulle s’était alors arrogé les pleins pouvoirs et avait rédigé la constitution qui, avec quelques modifications, est en vigueur en France jusqu’à aujourd’hui. Selon cette Constitution, le président de la République « assure le respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et la continuité de l’État ». Il est également le chef des armées et préside à la défense et à la politique étrangère. Ses pouvoirs incluent des pouvoirs extraordinaires en cas de menace sur les institutions, l’indépendance, l’intégrité territoriale (y compris les colonies) et même le respect des engagements internationaux. L’article 49.3, qui donne au premier ministre le pouvoir de considérer une loi adoptée si une motion de censure n’est pas votée par le Parlement, est une autre pièce de cet échafaudage.

Le fait qu’après plusieurs journées interprofessionnelles et près de deux mois de mobilisation, les masses soient restées mobilisées, tant dans les grandes villes que dans les petites et moyennes agglomérations, démontre la profondeur du mouvement. Le fait que la lutte n’ait pas été portée à un niveau supérieur, c’est-à-dire une grève qui se généralise dans la perspective d’une grève de masse, est de la responsabilité écrasante de l’intersyndicale et de son refus d’intégrer toute une série de revendications qui changeraient les conditions immédiates d’existence de millions d’exploités, notamment les plus précaires, en faisant preuve d’une détermination cent fois supérieure à celle de la classe capitaliste. La nouveauté de ces dernières semaines, c’est que pour la première fois depuis le 19 janvier, plusieurs secteurs stratégiques de l’avant-garde se sont lancés dans des grèves reconductibles. C’est l’attitude bonapartiste de Macron avec l’utilisation du 49.3 qui a posé la question du dépassement de cette impasse. Face à un Macron de plus en plus affaibli et isolé, en réponse au passage en force, des milliers de personnes sont immédiatement descendues spontanément dans les rues de Paris et de nombreuses autres villes. Un « moment prérévolutionnaire » s’est ouvert. Après l’échec des motions de censure contre le gouvernement, la grève du 23 mars a montré une fois de plus la dynamique du mouvement. En particulier, il y a eu un renforcement qualitatif de la présence de la jeunesse, combiné à la poursuite de la grève reconductible dans différents secteurs stratégiques. La multiplication des actions spontanées témoigne de changements subjectifs importants.

Par la suite, comme le notait Paul Morao dans un article, malgré le maintien de manifestations massives, la politiques de pression de la bureaucratie a ouvert la voie au reflux des grèves reconductibles dans différents secteurs. La clé de la continuité de l’unité de l’intersyndicale est précisément dans la volonté commune d’éviter que le « moment pré-révolutionnaire » ouvert après le 49.3 et marqué par le caractère toujours plus ouvertement politique et contre Macron de la lutte se consolide, et ouvre la voie à une situation qui aurait permis de changer le rapport de forces. Si l’unité syndicale a pu jouer un rôle progressiste au départ, poussant les travailleurs fatigués des divisions syndicales à se mobiliser, elle a ainsi été un obstacle à la radicalisation, la CFDT conservant un poids décisif et s’opposant à toute tentative de généraliser la grève reconductible. Pour autant, Macron n’a pas réussi à opérer un retour à la normale, en dépit de l’impasse et du recul de la mobilisation, liée à la stratégie de la défaite de l’intersyndicale. Les manifestations, casserolades, et grèves pour les salaires qui se poursuivent le montrent.

Dans ce processus, les camarades de Révolution Permanente ont joué un rôle très important dans l’organisation des secteurs les plus avancés. Le NPA et LO ont fait défection de la lutte pour l’auto-organisation de l’avant-garde ouvrière comme point d’appui pour influencer le cours de la grève, contre la stratégie d’usure poursuivie par la bureaucratie syndicale et pour imposer une véritable grève générale qui pourrait faire tomber Macron en un sens révolutionnaire. Révolution Permanente s’est placée à la tête de cette bataille en usant de tactiques de regroupement des secteurs en lutte par la promotion du Réseau pour la grève générale. Le meeting du 13 mars à la Bourse du Travail de Paris, avec plus de 600 personnes présentes dans la salle et environ 900 qui l’ont suivi en direct dans toute la France, a été un grand succès politique. Le Réseau apparaît désormais comme un véritable pôle de référence de l’avant-garde et de secteurs en grève reconductible pour les retraites ou pour les salaires, ce qui explique son impact. Le 21 mars, après le passage en force de la réforme par le 49.3 et le rejet des motions de censure, le Réseau s’est à nouveau réuni, reflétant le poids des grèves dans la situation actuelle, en particulier dans les secteurs stratégiques, et avec la participation d’étudiants, de journalistes et d’intellectuels importants. Dans le contexte d’un durcissement dans l’attitude des patrons et du gouvernement, qui usent de méthodes de moins en moins « consensuelles » et de plus en plus ouvertement bonapartistes, la conscience de certains secteurs du mouvement ouvrier semble mûrir à travers l’expérience de la lutte des classes.

Le Réseau est beaucoup plus large que RP, et en ce sens qualitativement différent de la coordination RATP-SNCF que nous avions impulsé dans la lutte de 2019-2020, composée de nombreux militants, mais surtout des responsables locaux des dépôts de bus. Il y a maintenant des dirigeants syndicaux de secteurs comme l’énergie, dont plusieurs de centrales nucléaires, les éboueurs et égoutiers, l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, mais aussi de quelques usines importantes du secteur privé, dont la raffinerie Total du Havre (Normandie), qui est la dernière raffinerie a avoir poursuivi la grève après la première victoire judiciaire contre les réquisitions le 7 avril. Au Havre, ville portuaire et industrielle, le Réseau rassemble les dirigeants ouvriers d’une zone industrielle stratégique. A Paris, en revanche, le Réseau rassemble environ 300 militants indépendants, répartis en quatre zones, et a pris part à une série de grève qui ont combiné lutte pour les retraites et revendications locales, notamment salariales. Une partie de ces grèves ont été victorieuses, que ce soit celle des aiguilleurs du Bourget, de la CCR de Saint-Denis, ou encore la grève sauvage du technicentre de Châtillon. Les cheminots ont fait grève pour leurs propres revendications et il a été difficile d’impliquer le secteur dans ce mouvement. Nous avons également reçu des mails ponctuels de personnes originaires de villes du reste du pays qui sont organisées et se considèrent comme faisant partie du Réseau. C’est le cas récemment avec un groupe de syndicalistes de Toulon, tandis que dans le même temps des liens se maintiennent avec des collectifs écologistes comme Alternatiba Paris ou Les Amis de la Terre ou des organisations de travailleurs sans-papiers, comme le CSP75.

Le Réseau, qui vient de se faire connaître, gagnant de la sympathie et est l’unique pôle qui critique ouvertement, notamment dans les médias, l’intersyndicale, a organisé un cortège de plus de mille personnes le Premier mai et un rassemblement dénonçant le retour des directions syndicales au « dialogue social ». En ce moment, en dépit du reflux de la lutte contre la réforme, le Réseau se maintient et joue un rôle, en particulier par l’appui aux grèves pour les salaires qui se poursuivent et que la bureaucratie syndicale refuse de lier à la bataille des retraites, tout en cherchant à tirer le bilan de la lutte des derniers mois, en dénonçant le rôle de l’intersyndicale pour empêcher la généralisation et la radicalisation de la grève. Dans une situation toujours ouverte, il faut continuer à renforcer la coordination et l’auto-organisation. C’est la raison pour laquelle les militants de RP continuent de chercher à construire le Réseau, tout en posant la question de la nécessité d’une organisation politique révolutionnaire, d’un parti communiste et révolutionnaire qui soit un outil pour mener ces batailles et lutter pour une alternative face à la crise en cours.

Ce pôle que constitue le Réseau s’inscrit dans notre combat pour la mise en place de « comités d’action ». Il s’agit de lutter pour la participation de la base dans les lieux où elle se développe, ou au moins du militantisme. C’est une bataille importante car ni en France ni en général, il n’y a d’expériences d’auto-organisation du mouvement ouvrier déjà construites, ce qui mette au premier plan le rôle des révolutionnaires pour concrétiser les tendances à la constitution d’instances telles que des comités d’action. C’est un élément clé, à la fois pour notre développement en France dans la lutte contre la bureaucratie, le centrisme et les néo-réformistes, mais aussi pour notre hypothèse stratégique plus générale en tant que FT et pour les possibilités de faire avancer la construction d’un parti révolutionnaire en France.

Il s’agit, par ailleurs, d’un trait distinctif de la FT-QI, que nous avons cherché à mettre en pratique dans chaque moment de lutte des classes qui nous le permettait. Ainsi, durant le processus chilien, le PTR a impulsé le Comité d’urgence et de Resguardo à Antofagasta, qui a permis d’organiser une bonne partie de l’avant-garde de la région et de construire un front unique large pendant la grève du 25 novembre de la même année.

Il est à noter que la tactique des « comités d’action » a été recommandée par Trotsky aux trotskystes français afin de profiter de tout élément de radicalisation apparaissant dans la réalité pour organiser l’avant-garde et les secteurs de masse qui se lancent dans la lutte au sein d’instances permanentes de coordination et d’unification comme seul moyen de briser la résistance des appareils de la bureaucratie syndicale et réformiste et d’imposer le front unique. En même temps, il affirme que ces instances sont le moyen de décupler l’autorité et l’influence des révolutionnaires et des sections les plus avancées et les plus déterminées de la classe. Les comités d’action ne sont pas l’équivalent des soviets. « Il ne s’agit pas d’une représentation démocratique de toutes les masses, mais d’une représentation révolutionnaire des masses en lutte » disait Trotsky. Mais en même temps, il ajoute que « dans certaines conditions, les comités d’action peuvent devenir des soviets » et précise que les soviets russes, dans leurs premiers pas, « n’étaient pas du tout ce qu’ils sont devenus par la suite, et même à cette époque, ils portaient souvent le nom modeste de comités d’ouvriers ou de comités de grève ».

Bien que nous ayons développé ce point dans d’autres documents, il est important de garder à l’esprit que le développement d’instances du type des comités d’action est aujourd’hui le moyen par lequel les travailleurs peuvent prendre la grève en main et dépasser les cordons des cortèges et les défilés sans perspective que l’intersyndicale mettent en avant et imposer une véritable grève générale. Face à l’évolution de la situation dans un sens révolutionnaire, le développement des comités d’action s’inscrit dans la perspective de l’émergence d’organes de type « soviétique ». Il n’y a pas de barrière infranchissable entre les deux formes. La lutte pour le développement d’institutions de coordination et de regroupement des secteurs en lutte de type « comité d’action » est la clé pour renforcer l’influence politique des révolutionnaires dans les processus de lutte des classes et pour mener une lutte programmatique. En même temps, cela peut nous permettre de gagner des secteurs importants de l’avant-garde à un programme révolutionnaire, d’installer une nouvelle tradition dans la lutte de classe et de renforcer la perspective de la construction d’un parti révolutionnaire en France en lutte contre les tentatives de capitalisation politique à la fois du néo-réformisme de Mélenchon/NUPES et du lepénisme.

Quelques conclusions pour la FT

Trotsky soulignait, à propos de la pensée de Lénine, que l’internationalisme « n’est nullement une manière de réconcilier par le verbe nationalisme et internationalisme, mais une forme d’action révolutionnaire internationale ». Et d’ajouter que, dans cette conception, « le territoire mondial (…) est considéré comme un immense et unique champ de bataille sur lequel manœuvrent les peuples et les classes  ». C’est à partir de ce point de vue internationaliste que nous concevons, à la FT-CI, les différentes interventions que nous avons développées dans chaque pays dans des situations très dissemblables.

Avec la FT-QI, nous sommes récemment intervenus dans le soulèvement au Pérou, où, partant du fait que n’avions qu’une accumulation initiale, nous avons lutté pour commencer à construire une tradition et étendre le Courant Socialiste des Travailleurs (CST), afin d’avancer dans la mise en place du groupe à Lima et pour renforcer la Izquierda Diario Pérou. Dans le cadre de cet objectif et pour appuyer les camarades du CST, des camarades sont venus de différents groupes de la FT (de Bolivie, du Chili, du Brésil, d’Argentine, dont Alejandro Vilca et Alejandina Barry, respectivement député et conseillère municipale). Depuis la fin de l’année dernière, le centre de la lutte des classes en Amérique latine se situe au Pérou où nous sommes actuellement confrontés à un reflux, a priori partiel, de la lutte.

En Argentine, pays qui compte l’organisation la plus importante en nombre de la FT, le PTS, il n’y a pas encore de grands processus de lutte de classe tels que ceux que nous avons mentionnés bien que la crise dans le pays soit profonde et que la perspective de plus grandes confrontations soit posée. C’est dans ces conditions que nous menons une lutte préparatoire fondamentale pour accroître l’influence politique de la gauche révolutionnaire sur des secteurs entiers des masses. Non seulement à travers une grande agitation politique « par en haut », à travers laquelle des dizaines de dirigeants nationaux et régionaux du PTS, qui ont été les protagonistes de nombreuses luttes, interviennent comme des « tribuns du peuple » cherchant à influencer les secteurs les plus avancés avec des aspects de notre programme et de notre stratégie dans le cadre d’une politique hégémonique, mais aussi en avançant dans la construction d’un parti orienté vers les structures stratégiques de la classe ouvrière et du mouvement étudiant, à travers les assemblées du PTS et les collectifs. L’objectif est d’amplifier notre capacité à articuler des « volumes de forces » dans la lutte des classes.

Comme nous l’avons dit, le centre de la lutte des classes se trouve aujourd’hui en France. Toute la FT doit suivre de près la situation en France pour apprendre et tirer des conclusions de cette expérience. Au-delà du fait que la conjoncture prérévolutionnaire qui avait été esquissée après l’approbation de la réforme des retraites par le biais du mécanisme bonapartiste de l’article 49.3 ne s’est pas développée, la situation en France a accumulé toute une série d’éléments pré-révolutionnaires au cours de la dernière période. Du mouvement contre la loi travail en 2016 en passant par la révolte des Gilets Jaunes en 2018 et toutes les luttes qui se sont développées ces dernières années jusqu’au mouvement actuel contre la réforme des retraites, des expériences et des changements dans la conscience des secteurs d’avant-garde et de masse se sont coagulés, marquant ce que nous pourrions définir comme une large étape de la lutte des classes en France qui transcende le conflit actuel.

Cette définition est fondamentale car elle implique la possibilité d’avancer dans la construction d’un véritable parti révolutionnaire en France durant cette étape. Cette situation est aussi à l’origine du développement même de Révolution Permanente, qui cherche à s’inscrire dans le processus de construction d’un parti révolutionnaire en France, et est actuellement l’organisation la plus dynamique de la FT, issus de la lutte au NPA, et comptant des cadres et des dirigeants dans le mouvement ouvrier et étudiant, des figures publiques comme Anasse Kazib mais aussi Adrien, Elsa et Ariane, et des relations avec des intellectuels importants comme Frédéric Lordon, des artistes comme Adèle Haenel, des figures du mouvement antiraciste comme Assa Traoré, entre autres, etc. Sur ces bases, nous entendons tirer parti des éléments les plus radicaux de la situation et exploiter avec audace la possibilité d’avancer dans la mise en place d’une organisation révolutionnaire, communiste et internationaliste.

De plus, la situation soulève des questions stratégiques d’intervention importantes, comme l’importance d’articuler les regroupements de secteurs en lutte avec des tactiques comme les comités d’action qui sous-tendent la lutte pour le front unique, et font le lien entre la perspective de construire des conseils ou des soviets et la construction d’une organisation révolutionnaire. Des questions programmatiques aussi, comme la nécessité d’une liste commune de revendications pour unir la lutte contre la réforme des retraites à la lutte pour une échelle mobile des salaires face à l’inflation et, après le passage en force de Macron, le déploiement offensif de notre programme démocratique radical, dans le pays pour lequel Trotsky lui-même l’a formulé à l’origine. Tout cela dans le cadre d’un processus dont la classe ouvrière est le protagoniste avec ses méthodes (grève, piquets de grève, etc.), avec une avant-garde issue d’expériences de lutte antérieures, et en même temps une importante bureaucratie unie pour épuiser le mouvement, ainsi que des courants politiques néo-réformistes (NUPES) et d’extrême-droite qui cherchent à capitaliser sur le processus.

Notre réseau international de journaux qui compte aujourd’hui 15 journaux diffusés en 7 langues, doit jouer un rôle de premier plan, non seulement en diffusant les nouvelles de France et de RP, mais aussi en expliquant très bien le processus, ses contradictions, les raisons de l’échec de la stratégie de la bureaucratie, etc. et en quoi consiste notre politique en France. Le lectorat des différents pays doit pouvoir comprendre le processus, tout en profitant de l’occasion pour demander l’avis des intellectuels de chaque pays sur la situation. Il faut utiliser également de manière offensive la situation et notre intervention pour discuter avec la périphérie de nos groupes. C’est très important car si nous le faisons bien, cela peut nous aider à rapprocher de nouveaux camarades du militantisme révolutionnaire. La tournée du camarade Clément de Révolution Permanente en Argentine, avec son intervention lors du rassemblement du 1er mai sur la Place de Mai, a été très importante pour le PTS dans ce sens, et des discussions avec des camarades de Révolution Permanente en Espagne ont également eu lieu dans les phases précédentes du conflit. Nous avons l’intention de développer ce type d’activités internationalistes dans les principales organisations de la FT-QI. Ces discussions font la qualité des groupes que nous construisons dans la FT-QI. Toutes choses égales par ailleurs, tout comme Trotsky en 1931 appelait toutes les sections de l’Opposition de Gauche Internationale à mettre comme priorité le suivi de la lutte en Espagne, aujourd’hui toutes nos organisations doivent vibrer autour du processus français.

Comme la France a commencé à le montrer, lorsque des processus profonds se développent et mettent à l’ordre du jour les tendances à la grève générale, des groupes de quelques centaines de personnes comme le nôtre, avec une politique correcte, peuvent jouer un rôle dans la réorganisation de l’avant-garde et faire des bonds en avant dans l’influence et la construction politiques. Le processus en France peut avoir des conséquences internationales sur un terrain subjectif à mesure que se développent les éléments pré-révolutionnaires. Nous devons chercher tous les moyens d’en profiter pour la construction de la FT dans chaque pays.

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