Cartographies féministes

La révolution qui vient du Sud

Mara Montanaro

La révolution qui vient du Sud

Mara Montanaro

Philosophe, féministe et auteure de Françoise Collin : l’insurrection permanente d’une pensée discontinue (PUR, 2016), Mara Montanaro parcourt dans cet entretien la géographie des multiples combats féministes, dans la théorie ainsi que dans les pratiques.

***

Les mouvements féministes tant en Europe qu’aux Etats Unis que regardent vers le Sud. Comment la marée féministe, née en Amérique latine, remet en question les paradigmes de la pensée féministe du Nord Global ?

« La révolution sera féministe ou ne sera pas ». Ainsi se conclut le dernier livre d’Aurore Koechlin, La révolution féministe qui vient de paraître chez Amsterdam. J’ajouterais, quant à moi, que ce sera une révolution qui vient du Sud, et notamment d’Amérique latine, et qu’elle sera une révolution féministe décoloniale, anti-anticapitaliste et antiraciste. Les féministes et les mouvements féministes d’Amérique latine - et c’est ça à mon sens ce qui pousse les féministes européennes et nord-américaines justement à regarder vers le Sud - sont en train de construire un vrai mouvement commun, collectif qui lutte contre le capitalisme patriarcal, contre la violence domestique, au travail, à la frontière.

Il apparaît de plus de plus comme une exigence à la fois épistémologique et politique d’analyser d’autres histoires féministes. Le féminisme est une « théorie voyageuse », pour reprendre l’expression d’Edward Said, elle est et doit être en déplacement, dans un permanent et constant mouvement de déplacement. On le sait, le féminisme hégémonique, occidental a eu tendance à produire un sujet politique, Nous les femmes, qu’aplanit la diversité des expériences que font les femmes sur une expérience type. Comme l’affirme Elsa Dorlin, « le problème n’est pas tant que le Nous qui s’exprime parle abusivement au nom de toutes les femmes : le problème réside plutôt dans le fait que ce Nous s’adresse aux Autres femmes comme à des objets de discours [1]. » Je crois que, au contraire, les mouvements féministes latino-américains font justement de cette diversité, multiplicité d’histoires, de vies, d’expériences un atout, un outil de lutte, une stratégie de résistance aux pièges sans cesse déjoués du pouvoir.

Le féminisme hégémonique occidental et euro-centrique, des pays du Nord, n’a pas su reconnaître que sa pratique reproduisait les mêmes problèmes qu’elle critiquait. Tout en questionnant l’universalisme phallologocentrique, il a produit des catégories pour décrire l’oppression des femmes occidentales et les a appliquées à toutes les femmes du monde avec un prétendu universalisme en ne tenant pas compte de la multiplicité des expériences tout comme le fait que la sororité n’est pas un a priori mais qu’au contraire c’est un acte qu’il faut construire [2].

A partir de la moitié des années 70, cette prétention a commencé à être remise en question à partir d’un féminisme élaboré par des « femmes noires, chicanas, indigènes », qui se nourrissait des contributions des féministes postcoloniales, constituant au fil du temps un ensemble de contributions dispersées géographiquement, mais situées géopolitiquement dans ce qu’on appelle le Sud ou la périphérie du savoir et visant à dénoncer le caractère euro-centriste, ethnocentrique et universel du sujet du féminisme hégémonique et de sa manière de reproduire «  la colonialité du pouvoir  ».

En Amérique latine, la décolonisation du féminisme est une proposition non seulement théorique, mais aussi pratique, politique pour déconstruire la connaissance euro-centrique et souligner les limites d’un sujet féministe à prétention universelle défini sur la seule différence sexuelle qui ne considère pas toutes les autres différences qui contribuent à former une subjectivité (race, classe sociale, ethnicité, orientation sexuelle, etc.) et qui consiste aussi dans la construction de nouvelles formes de relations politiques issues de l’hétérogénéité, de nouvelles pratiques, différentes et alternatives à celles que le patriarcat capitaliste impose.

Le féminisme hégémonique occidental, par ses racines théoriques et historiques, fait que son analyse et sa construction se réfèrent à un seul sujet-objet de connaissance et, par conséquent, il a été conceptualisé en termes faussement universels, anhistoriques et binaires. Donc le lien entre le sexe et la classe en tant que question racialisée n’était pas explicité, comme le soutient par exemple la philosophe argentine Maria Lugones.

Quelles contributions la quatrième vague du féminisme peut-elle apporter au féminisme décolonial ?

Je n’aime pas trop parler du féminisme en termes de vagues, dans le sens d’une succession, un cours linéaire de l’histoire. Je crois plutôt, en suivant Walter Benjamin, à un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Je reviendrai peut-être sur cela. Mais pour s’entendre on utilise le terme de quatrième vague du féminisme. La contribution qui peut être apportée par cette vague va dans la même direction inaugurée par la Grève internationale des femmes. On l’a vu depuis 2018 avec la sortie des ouvrages de Françoise Vergès, Un féminisme décolonial (2019) et le manifeste Féminisme pour le 99% signé par Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy. Fraser (2019). C’est une hypothèse, une stratégie de convergence des luttes. On l’a vu d’ailleurs aussi comme le rappelle Andrea d’Atri dans la préface à l’édition française de son ouvrage Du pain et des roses, ladite quatrième vague féministe va des mobilisations #NiUnaMenos en Argentine contre la violence patriarcale à la campagne massive #metoo aux Etats-Unis qui a débordé les réseaux sociaux et est arrivé en Europe (#balancetonporc, #YoTambien, #Quellavoltache) mais également la grève des femmes en Islande et en France contre l’écart salarial ou pour s’opposer aux restrictions d’accès à l’avortement en Pologne. Le cas de l’Argentine mais aussi celui du Brésil où les femmes ont défilé par milliers contre l’assassinat de Marielle Franco et sous le slogan #EleNao avant que le candidat d’extrême droite Bolsonaro ne remporte l’élection présidentielle nous donnent l’ampleur du mouvement féministe et aussi l’entrelacement avec le féminisme décolonial et notamment la centralité de Amérique latine.

Comment analyser le fait qu’en Amérique latine le mouvement féministe est le protagoniste de nombreuses autres luttes sociales, contre le racisme et la misogynie de Bolsonaro et Trump, par exemple, ou contre les politiques d’austérité du FMI qui précarisent la vie des couches populaires en Argentine ?

L’objectif est de relier le colonialisme, l’impérialisme et le nationalisme, en complexifiant les oppressions qui en résultent et qui sont à la base du capitalisme mondialisé, lui-même hétéro patriarcal et raciste. Le point de départ de l’analyse entrecroisée du mouvement féministe en Amérique latine est que le colonialisme n’est pas une période historique dépassée, il se reproduit visiblement dans de nouvelles formes de colonialité. Voici, si vous voulez toute la force, la puissance des mouvements féministes en Amérique latine. Les féministes sud-américaines savent très bien que vivre une vie féministe, signifie avant tout s’intéresser aux expériences de subordination multiple qui donnent une place centrale à la façon dont la race est genrée, à la façon dont le genre est racialisé, et enfin à la façon dont ces mouvements sont liés à la persistance et à la transformation sociale et politique d’une multiplicité d’espaces géographiques.

Si vous voulez les féministes latino-américaines sont capables de ré-politiser le féminisme comme le dirait Françoise Vergès. Et repolitiser le féminisme signifie, à mon avis, inventer des modalités inédites d’être ensemble, en choisissant selon quelles priorités et par quels moyens bricoler des théories fragmentaires, ou encore comment « se déplacer » pour mettre en œuvre un dialogue pluriel et polyglotte – en bref, un féminisme qui soit décolonial, anti-impérialiste, anti-capitaliste, anti-raciste. Encore le féminisme décolonial remet en cause l’unité du concept «  femme  » et fait sienne la tâche de réinterpréter l’histoire dans une clé critique de la modernité, - comme l’épistémologie féministe classique - mais aussi en raison de son caractère fondamentalement raciste et eurocentriste. Remettre en question l’histoire signifie par là-même repenser la/les temporalité/s des féminismes.

Une théorie feministe décoloniale vise à retracer par quelles dynamiques appropriatives le féminisme hégémonique a emprunté à la tradition philosophique une conception téléologique de la temporalité et de l’histoire comme progrès et devenir linéaire qui est, en réalité, un dispositif de domination entrelacée avec le patriarcat. Comme le dit Françoise Vergès dans Le ventre des femmes, publié en 2017, l’une des « stratégies incontournables des mouvements d’émancipation consiste à faire resurgir l’histoire des opprimé-e-s, des oublié-e-s, des marginalisé-e-s pour questionner les récits dominants et rompre leur linéarité ».

Il faudrait fissurer même l’histoire linéaire et cumulative du féminisme à travers le repérage des discontinuités pour voir à travers ce geste que l’histoire ne peut pas être linéaire, puisque l’histoire coloniale a fait du déplacement, de l’exil, son principe d’organisation. Il faudrait alors analyser comment le féminisme est une « théorie voyageuse » et dans ce cadre raconter d’autres histoires féministes.

Les théories féministes décoloniales essaient à mon avis de penser autrement une vision téléologique et historiciste de leurs actions politiques. Par ce même geste ces dernières ont d’ailleurs posé l’exigence de penser leur rapport à l’histoire à travers des cadres épistémologiques différents.

C’est en fonction de cette nouvelle instance (qui se compose de sollicitations et trajectoires politiques hétérogènes) que je propose, par exemple, de lire les parcours des féministes latino-américaines à l’aide du concept de temporalité interrompue tiré du philosophe Walter Benjamin. Il s’agit par-là de penser un régime d’historicité qui résulte de la superposition des différentes temporalités jalonnées par des déplacements, des hiatus, des ruptures, mais aussi par l’imprévisibilité des rencontres, des confrontations, des interactions avec d’autres sujets dominés ou subalternes.

Comment analyser l’utilisation de la grève et de son organisation internationale comme méthode de lutte ?

Le dépassement d’une perspective acritique et substantiellement essentialiste d’une sororité universelle des femmes en tant que femmes a pu permettre la naissance de ce mouvement féministe global qui se veut anti-impéraliste et anti-capitaliste. Mais l’élément le plus intéressant et qui devient un véritable outil de lutte est sans doute la grève, la grève internationale du travail productif et reproductif. Une nouvelle pratique de l’internationalisme féministe.

Tenir ensemble les deux sections de la forme du travail (productif et reproductif) a été une opération importante qui a mis en évidence toute la subordination, encore une fois, des femmes, subordination violente qui touche les femmes dans le système néo-liberticide actuel qui concentre toutes les aliénations, injustices et inégalités et instrumentalise aussi des luttes sociales. Ce terrain de lutte commun et complexe articule les luttes ouvrières dans les usines, les contrats précaires, le travail invisible, intermittent, gratuit, migrant.

Comme le dit Alisa Del Re, féministe marxiste italienne, seule la détermination des femmes a été capable de se réinventer et d’organiser une grève internationale, globale. À la critique que la grève n’était pas un outil approprié, qui était symbolique et n’appartenait pas aux parcours féministes, on a répondu en rappelant la grève du 1975 en Islande. Là-bas, le 24 octobre 1975, les femmes font grève pour démontrer combien leur travail était indispensable pour l’économie de l’île et pour protester contre l’inégalité des salaires et les conditions injustes de travail. A l’époque, 90% des femmes participent à cette grève. L’objectif de la grève féministe est la transformation radicale de la société : contre la violence pas seulement économique mais sous toutes ses formes, contre la précarité et les discriminations, pour subvertir justement les normes de genre, les rôles sociaux imposés, les rapports de pouvoir qui sont à l’origine de toute violence. Bien évidemment faire grève est aussi un défi, surtout car on doit faire face au chantage d’un boulot précaire, d’une carte de séjour, d’un travail invisible.

Si vous voulez, la proclamation de la grève a mis en évidence des problèmes différents mais surtout a révélé la rigidité des besoins reproductifs et la nécessité de rendre plus explicite l’interconnexion entre vie et travail, vie et exploitation. Au centre de l’analyse il y a le travail reproductif. La question qui subsiste est comment faire grève quand il s’agit d’un boulot d’amour (un boulot émotionnel ?) Comment faire grève quand on s’occupe ou que l’on prend soin de quelqu’un ? Je renvoie, à ce propose, au dernier livre, un recueil d’articles, de Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, publié par La Fabrique en 2019 pour la traduction en français, et qui affronte aussi ce genre de questions.

Ce qui est important dans l’utilisation de la grève, pour conclure sur cela, et je cite justement Silvia Federici dans son Capitalisme patriarcal, c’est analyser la position sociale des femmes au prisme de l’exploitation capitaliste du travail qui révèle aussi la continuité entre discrimination sur la base du genre et discrimination sur la base de la race et nous permet de dépasser la politique en termes de droits qui présuppose l’ordre social existant et n’arrive pas à affronter les forces sociales antagonistes qui font obstacles à la libération des femmes.

La nécessité d’un féminisme anticapitaliste et anti-impérialiste est de plus en plus manifeste. Quelle est la réalité de ces revendications ? Face à ces revendications, quelles sont les particularités du mouvement actuel par rapport au féminisme Noir des années 1970 ?

Je vais vous répondre en vous citant Françoise Collin, philosophe et féministe belge, avec qui j’ai eu la chance de travailler et à qui j’ai consacré mon premier ouvrage, en 2016 [3]). Françoise disait que l’on peut « souhaiter que le mouvement des femmes constitue l’une des résistances aux dérives actuelles du pouvoir ou provoquer au moins des effets de résistance. […] La résistance, si elle ne veut pas dégénérer en repli complice, nécessite des formes de guérilla. […] Les révolutions minuscules – les procédures de résistance – demandent beaucoup d’intelligence et de courage. Et une attention aux conjonctures. Car la résistance est mobile, et ce qui fut hier subversif peut devenir complice du pouvoir. La résistance doit déplacer constamment ses bivouacs. Il faut, à chaque génération et dans chaque conjoncture, de l’imagination pour déjouer les pièges – sans cesse déplacés – du pouvoir. À chaque moment il faut juger et décider ».

Concernant ces particularités par rapport au féminisme Noir des années 1970, tout d’abord il faut penser que cette nécessité d’un féminisme anticapitaliste et anti-impérialiste était déjà présente dès les années 1970 car si c’est bien de féminisme dont on parle, il s’agit, il doit s’agir d’un mouvement révolutionnaire, insurrectionnel qui veut subvertir le réel. Le féminisme, comme le dit bell hooks, est nécessaire pour mettre fin au sexisme, à l’exploitation sexuelle et à l’oppression sexuelle. Il est nécessaire car nous vivons dans un monde où ces expériences de domination sont à l’ordre du jour, inscrites dans la trame du quotidien. Bien évidemment, comme le dit aussi le manifeste Féminisme pour les 99%, le sexisme ne peut être défait par une égalité des chances à dominer ni par des réformes juridiques. Le sexisme, l’exploitation sexuelle, l’oppression sexuelle ne peuvent pas d’ailleurs être séparés du racisme, du colonialisme, de l’esclavage et de l’exploitation capitaliste. Et je crois que cela est devenu de plus en plus évident. Le sens du mouvement féministe, partout, je dirais, quand il n’est pas récupéré, approprié par des forces réactionnaires, est de subvertir l’ordre existant, toutes ses structures.

Dès lors, quel peut être le sens du terme intersectionnalité aujourd’hui ? Comment devrions-nous le repenser ?

Le concept d’intersectionnalité doit être, à mon sens, utilisé comme un outil critique. Il n’y a pas de mots, de concepts qui sauvent et qui nous tiennent à l’abri de la domination et de l’oppression. Pour toute sa généalogie critique que nous connaissons depuis ses débuts quand le « Combahee River collective » parlait, justement, d’oppressions multiples, imbriquées et jusqu’à sa théorisation par Kimberlé Crenshaw, il s’agit d’un concept, d’un outil dont nous pouvons nous servir à condition de ne pas en faire un slogan.

Pour vous donner des exemples théoriques : il y a des positions diverses qui ont souligné les limites du concept d’intersectionnalité ainsi que la possibilité d’utiliser d’autres outils conceptuels pour articuler les multiples relations de pouvoir auxquelles l’intersectionnalité se réfère. Aux États-Unis, à la place de l’intersectionnalité telle qu’elle a été élaborée par Kimberlé Crenshaw [4] (au départ comme un concept critique du droit), Patricia Hill Collins [5] a proposé d’utiliser plutôt le concept de « matrice de la domination ». De la même manière Evelyn Nakano Glenn [6] a introduit le concept « d’anchoring », alors que Paola. Bacchetta [7] a, quant à elle, avancé les notions de « co-formations » et « co-productions » ; et par rapport à l’Afrique du Sud, Donald S. Moore [8] a forgé le concept de « matrices transversales ». Gilian Hart [9] et Anne McClintock [10] proposent, pour leur part, de penser la domination à travers le concept « d’articulations », tandis que Danielle Kergoat [11], en France, trouve plus efficace la « consubstantialité » ou « coextensivité » des rapports sociaux. Enfin, pour compléter, et peut-être complexifier, le domaine de problématisation propre à l’intersectionnalité, Jasbir Puar parle « d’assemblages » et tire son concept de Gilles Deleuze (« agencement »).

Dans cette optique, comment s’est consommé le divorce entre le mouvement féministe post-68 et le marxisme ?

Pour résumer en bref les causes du divorce à la fois théorique, politique et stratégique : un marxisme féministe était-il possible ? Comment articuler une analyse de classe à une analyse de genre ? La catégorie « femme » pouvait-elle constituer le sujet du féminisme, ou masquait-elle une diversité de situations voire des rapports de domination entre les femmes ? Les débats s’étaient alors focalisés en partie sur deux aspects. Le premier reposait sur la question de savoir si on était confronté·e·s à un seul système capitaliste, ou à plusieurs systèmes, l’un patriarcal et l’autre capitaliste, comme le défendait par exemple Christine Delphy, l’une des plus célèbres féministes matérialistes en France. Le deuxième reposait sur la question consistant à savoir si on pouvait qualifier le travail domestique de travail productif ou non, ce qui avait d’importantes répercussions au niveau stratégique, car s’il n’était pas productif au sens marxiste du terme, c’est-à-dire producteur de sur-valeur, cela voulait-il pour autant dire qu’il n’était pas central pour la société et que, dès lors, les femmes en tant que telles ne pouvaient être un sujet révolutionnaire central ?

Une fois le divorce consommé, on devrait penser peut-être à réinventer ce rapport et peut-être envisager une sorte de mariage queer, comme le dit Cinzia Aruzza, dans un article paru sur Contretemps et qui est la réélaboration de son ouvrage qui s’appelle justement Le relazioni pericolose. Matrimoni e divorzi tra marxismo e femminismo, publié en italien en 2010 et en espagnol en 2015, et dedié à la mémoire de Daniel Bensaid.

Le rapport entre mouvement féministe et marxisme est très complexe. Du fait que le processus de féminisation du travail est fortement accéléré par la mondialisation, le divorce substantiel entre marxisme et féminisme soulève des difficultés encore plus graves. Pour essayer de retracer brièvement la généalogie de ce divorce je vais vous citer encore une fois Françoise Collin, toujours dans son article paru dans un numéro d’Actuel Marx de 2003 : « Les rapports de classe relèvent en effet d’une strate déterminée des rapports sociaux, à savoir les rapports de production articulant capital et travail, considérés comme le déterminant de tous les autres. Le marxisme s’attache à la désignation d’une cause isolable de la domination définie comme exploitation même si ses perspectives se font globales et visent à un bouleversement général de la société. Les rapports de sexe relèvent quant à eux d’une structure complexe, à la fois politique, sociale, économique, sexuelle, culturelle, étendant ses ramifications dans le public et dans le privé sans qu’une strate déterminée puisse être considérée comme causale, sans donc qu’un changement déterminé entraîne ipso- facto la transformation de l’ensemble. S’il y a une cause identifiable à l’exploitation capitaliste, il n’y a pas de cause identifiable à l’exploitation sexuée. La révolution marxiste est causale, la révolution féministe est structurelle ». Si finalement on relie et l’on soude le féminisme et le marxisme comme le fait le Manifeste pour les 99%, on voit toute la puissance transformative d’une révolution féministe.

Dans quelle mesure, selon toi, les mouvements féministes peuvent-ils constituer des avant-gardes tactiques dans la lutte pour l’hégémonie du sujet révolutionnaire ?

Ils peuvent constituer des avant-gardes tactiques dans la mesure où ils comprennent par l’action la caducité d’un fait universellement établi, à savoir que les rapports entre les sexes sont construits de manière dissymétrique, dans le schéma de la domination, et qu’ils sont à ce titre déconsctructibles, qu’ils doivent être déconstruits. Il s’agit de mettre en place un agir transformateur avec tout son caractère intempestif. Et cet agir ne peut s’appuyer sur aucun exemple antérieur mais doit s’inventer. C’est une instance critique qui taille son chemin dans la conjoncture. Françoise Collin souligne comment « "au cela est " appuyé sur "cela a toujours été" s’articule un "cela ne sera plus" qui est le résumé de toute pratique politique dégagée de son arrimage métaphysique ou naturaliste. Il faut donc parler de révolution, même s’il s’agit d’une révolution de nouveau genre : un travail de sape, un grignotement généralisé du privé, du public et de leurs frontières, dans un mouvement irrépressible et incessant : révolution permanente plutôt qu’une révolution achevée, la révolution des termites. Affirmer que ce qui fut partout et toujours ne sera plus : telle est l’impertinence et l’audace du mouvement féministe quand il met en question les rapports séculairement nouées entre les sexes. Or depuis les années 1970 les fait lui ont donné raison ».

Que penses-tu de la (ré)apparition croissante de la question de l’Etat et de sa « destruction » dans les productions théoriques des courants post/décoloniaux ?

En Amérique latine, Breny Mendoza, Ochy Curiel et Yuderkys Espinosa soulignent que le féminisme a aussi, comme aux États-Unis et en Europe, une base bourgeoise, de classe moyenne, urbaine, universitaire, blanche et hétéro-normative. Les féministes latino-américaines ont considéré les apports de la thèse subalterne de Spivak et du colonialisme discursif souligné par Mohanty. Breny Mendoza s’est interrogé sur le fonctionnement du néocolonialisme à partir de ce qu’elle appelle l’établissement de l’idéologie de la démocratie dans les réalités postcoloniales latino-américaines à partir d’une « logique impériale/coloniale », qui a reconfiguré les relations entre le centre hégémonique et la périphérie et, au sein de chaque État, du discours de la démocratie néolibérale basé sur les stratégies du Consensus de Washington, du Fonds Monétaire International, de l’Agence Américaine pour le Développement International (USAID) et de la Banque Interaméricaine de Développement qui présentent leur politique antisociale comme une démocratie. Mendoza [12] considère qu’en Amérique latine il y a eu une colonisation de la démocratie, puisqu’ à aucun moment le pouvoir populaire n’a été véritablement rétabli ou émancipé de la logique de domination militaire interne ou de domination impériale externe, mais qu’il est seulement revêtu d’une nouvelle langue et institutionnalité, pour reprendre les termes qu’elle utilise. Cette nouvelle langue ne rompt pas avec la structure de la colonialité. La démocratie libérale en Amérique latine, à partir des années 1980, est restée compatible avec les projets de colonisation du pouvoir impérial et avec les systèmes locaux de domination interne, qui dépendent de leurs diktats et les reproduisent.

Dans cette dynamique, le féminisme articule ses luttes, pour ne pas se rendre complice de l’avancée du néolibéralisme et du projet néocolonial. La féministe bolivienne Julieta Paredes, suppose qu’avec la montée des politiques néolibérales, imposées en Amérique latine depuis le début des années 1980 et renforcées au cours des années 1990, l’autonomisation des femmes faisait partie du discours de la soi-disant gouvernance (qu’elle appelle la soi-disant « équité de genre) dans le but d’apaiser toute menace d’insubordination aux politiques économiques néolibérales, avec la menace d’exclusion des circuits de circulation des capitaux, d’information, de développement, d’emploi et de modernité capitaliste.

C’est une façon - je répète - de penser comment les relations de pouvoir, la race, la classe, la sexualité s’expriment dans les contextes postcoloniaux ; car si le colonialisme n’est plus le même depuis l’arrivée des conquérants européens, le colonialisme a marqué les contextes, les corps, les vies et ceci se traduit par la dépendance idéologique, politique, matérielle que même une bonne partie du féminisme maintient dans ses théories et discours, dans ses pratiques et dans les vies personnelles de beaucoup.

La compréhension à un niveau systémique des dominations induit une remise en question radicale de l’État, de sa politique, et de ses institutions, comme la police et la justice.

Pourquoi est-il si difficile pour le mouvement féministe français d’entrer dans la vague internationale ? La grève internationale de femmes n’a eu aucune répercussion en France, quelle est la responsabilité des directions syndicales ?

Dans les années 1970, les « pratiques » n’attendaient pas la résolution des conflits théoriques. Les pratiques pensaient. Des groupes se constituaient autour d’objectifs structurels ou conjoncturels divers, se rassemblant ponctuellement en manifestations privées ou publiques. Le mouvement des femmes était, comme l’a formulé Françoise Collin, une praxis à la fois théorique et politique et non le lieu d’application d’une doctrine préalable. Puis tout cela a changé avec ce que l’on pourrait appeler le passage de l’insurrection à l’institution. En France, le changement de statut du mouvement des femmes date de 1981, c’est-à-dire de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République et de l’accès des socialistes au pouvoir. C’est alors que l’institution a offert des ponts à la subversion.

Ce moment est d’une grande ambiguïté. Il précédait l’essoufflement prévisible du mouvement des femmes en lui donnant quelques appuis institutionnels - un ministère des Droits des femmes, des soutiens financiers ponctuels aux associations, et les trois premiers postes d’études dites, encore à l’époque « d’études féministes » à l’université. Quant aux initiatives politiques, elles sont devenues des sections des partis ou des syndicats et, même demeurées indépendantes, ont composé avec ceux-ci, y cherchant soutiens et alliances. Les grands débats politiques qui ont suivi étaient de type institutionnel : le premier sur la parité dans la représentation parlementaire, le second sur l’interdiction du port du voile musulman à l’école. Plus généralement d’ailleurs, la revendication de « changer la vie » des années 1970 s’est peu à peu traduite dans la revendication de « changer les lois ».

Propos recueillis par Carla Biguliak et par Jules Fevre

Photo : Medusa by Jacqui Oakley

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
NOTES DE BAS DE PAGE

[1DORLIN E., « Vers une épistémologie des résistances », in Elsa DORLIN (dir.), Sexe, Race, Classe. Pour une épistémologie de la domination, Actuel Marx Confrontation, Paris, Puf, 2009, p. 10.

[2« L’oppression des femmes ne connaît aucune frontière ethnique ou raciale, c’est vrai, mais cela ne signifie absolument pas qu’elle est identique au sein de ces différences. […] On ne doit pas simplement tolérer les différences, on doit plutôt les envisager comme un réservoir de polarités nécessaires entre lesquelles peut jaillir notre créativité tel un faisceau de lumière. […] La différence est ce lien fondamental et puissant à partir duquel se forge notre propre force. […] Sans communauté, il n’existe pas de libération, mais seulement un armistice des plus fragiles et précaires entre un individu femme et son oppression. Mais communauté ne veut pas dire abandonner nos différences, ni prétendre lamentablement que ces différences n’existent pas. […] Il existe entre femmes des différences certaines de race, d’âge, et de sexe. Mais ne sont pas ces différences qui nous séparent. C’est plutôt notre refus d’accepter ces différences. […] Aujourd’hui les femmes blanches se focalisent sur leur oppression de femmes et ne tiennent aucun compte des différences de race, de préférence sexuelle, de classe sociale et d’âge. Le mot sororité recouvre d’un faux-semblant d’homogénéité l’expérience de toutes les femmes, mais dans les faits, la sororité n’existe pas. En refusant d’admettre ces différences de classes, les femmes se privent de l’énergie et de la créativité des unes et des autres » A. Lorde, Sister Outsider. Sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme…, Genève, Editions Mamamélis, 2003, pp. 76,120, 126-127

[4K. Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex », University of Chicago Legal Forum, 139, 1989 ; « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review 43 (6), 1241-79, 1991.

[5P. Hill Collins, Black Sexual Politics : African Americans, Gender and the New Racism, New York, Routledge, 2005 ; Fighting Words : Black Women and the Search for Justice, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998 ; Black Feminist Thought : Knowledge, Consciousness and the Politics of Empowerment, New York : Routledge, 1991.

[6E. N. Glenn, Unequal Freedom : How Race and Gender Shaped American Citizenship and Labor, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2002.

[7P. Bacchetta, « Décoloniser le féminisme », Les cahiers du CEDREF, n. 20, 2015.

[8D. S. Moore, « Remapping Resistance », in S. Pile, M. Keith (sous la direction), Geographies of Resistance, London, Routledge, 87-106.

[9G. Hart, « Changing Concepts of Articulation : Political Stakes in South Africa Today », Review of African Political Economy, n. 111, vol. 34, 2007.

[10A. McClintock, Imperial Leather : Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest, New York, Routledge, 1995.

[11D. Kergoat, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in Elsa Dorlin (dir.), Sexe, Race, Classe. Pour une épistémologie de la domination, Actuel Marx Confrontation, Paris, Puf, 2009.

[12“Los feminismos y la otra transición a la democracia en América Latina”, in Ensayos de crítica feminista en Nuestra América, México, Editorial Herder, 2014
MOTS-CLÉS

[Ni Una Menos]   /   [Féminisme ]   /   [Impérialisme]   /   [Débats]