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Centenaire d'Octobre 1917

La révolution russe de 1917 : la conquête du pouvoir

Ce sont les 6-7 novembre 1917, dans le calendrier grégorien qui avait cours en Europe occidentale, il y a exactement un siècle, que l’insurrection des 25-26 octobre (dans le calendrier julien qui était encore en vigueur en Russie) se produisit. Cet article revient sur les semaines précédant les heures décisives de cette conquête historique du pouvoir par le prolétariat.

Antonio Liz

6 novembre 2017

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Le coup d’Etat manqué du général Kornilov en août avait permis aux bolcheviques de se remettre du moment contre-révolutionnaire qui avait suivi les Journées de juillet. Ce redressement politique, qui se produit parce que les bolcheviques sont devenus les porte-paroles des besoins matériels et politiques des travailleurs, des marins et des soldats (paysans en uniforme), va s’exprimer par l’augmentation du nombre des conseillers municipaux bolcheviques dans les Doumas et par l’obtention de la majorité à l’élection du nouveau Comité Exécutif du Soviet des Députés Ouvriers et Soldats de Petrograd, qui occupe une place centrale sur la scène politique révolutionnaire.

Le 9 septembre est lancé un appel à élire le nouveau Comité Exécutif, qui jusque-là était majoritairement SR-menchevique, bloc qui n’a jamais accepté le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets », comme l’avaient demandé à maintes reprises la grande majorité d’ouvriers, des soldats et des marins ainsi que les bolcheviques. Les élections ont eu lieu à Smolny, un hôtel particulier néoclassique qui avait servi à instruire les jeunes filles issues de la noblesse, et qui était devenu le siège des Soviets depuis la deuxième quinzaine de juillet. Près de 1000 députés ouvriers et soldats élus dans les usines et les casernes sont réunis à cette occasion. L’atmosphère politique est très tendue parce qu’il s’agit de décider de l’orientation politique du plus important Soviet de la Russie démocratique, dont le régime n’a pas encore satisfait les revendications populaires pour la paix, pour le pain et pour la terre. Il est décidé qu’à partir du moment où le délégué a voté, il doit quitter la salle afin que le scrutin se passe dans les meilleures conditions. Les bolcheviques n’obtiennent pas une majorité écrasante, comme le racontera le leader des bolcheviques dans le Soviet, Trotsky. Néanmoins, les résultats sont favorables aux bolcheviques qui obtiennent 519 votes contre 414 pour le bloc SR-menchevique. On dénombre par ailleurs 67 abstentions.

Le leader du bloc socialiste-menchevique, Tsereteli, en est stupéfait. Ce vote met entre les mains d’une politique révolutionnaire le plus important soviet de Russie. Et c’est Trotsky qui en est désigné quelques jours plus tard, le 23 septembre, président. Rapidement, le principal stratège de la révolution, Lénine, interprète la nouvelle conjoncture politique et envoie dès le 14 septembre une lettre au Comité Central (CC) du Parti Ouvrier Social-Démocrate russe (POSDR) pour placer à l’ordre du jour l’insurrection, la prise du pouvoir. Pour Lénine il faut la préparer sans délai, car il est inconcevable de ne pas se saisir de la montée de la subjectivité révolutionnaire de la majorité des ouvriers, des marins et des soldats.

Le CC du POSDR se réunit immédiatement, le lendemain, le 15. À la réunion sont présents, entre autres, Trotsky, Boukharine, Kamenev, Staline, Zinoviev. Tous sont abasourdis par la proposition de Lénine. Comme Trotsky l’écrira, « personne jusqu’alors n’avait posé de façon aussi impérieuse et ouverte le problème de l’insurrection ». Boukharine, quant à lui, déclarera « nous avons été surpris. On n’avait jamais présenté la question d’une manière aussi brutale. Personne ne savait ce qu’il fallait faire. Nous étions embourbés dans le plus grand désarroi  ». Selon les mots de Zinoviev : « A cette époque, notre Comité Central n’était pas d’accord avec le camarade Lénine. Presque tout le monde pensait que c’était encore trop tôt et que les mencheviques et les SR étaient encore amplement suivis ». Telle est la perplexité que Lénine suscite parmi ses camarades du CC. Des camarades qui n’ont, par ailleurs, pas seulement manqué de mettre l’insurrection à l’ordre du jour, mais également d’informer le reste du Parti de la proposition de Lénine.

Celui-ci, face aux hésitations du Comité Central, a directement contacté les cadres bolcheviques qui étaient des agitateurs et des leaders parmi les ouvriers, les marins et les soldats car ils partageaient le même mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ». Et c’est justement pour cette raison qu’ils étaient en mesure de comprendre la stratégie de Lénine : préparer l’insurrection et conquérir le pouvoir. Ainsi, les cadres bolcheviques qui étaient en contact direct avec les masses ont convaincu le Comité Central de la nécessité sociale de l’insurrection. Cette pression a conduit à l’organisation d’une nouvelle réunion clandestine du Comité Central le 10 octobre, cette fois-ci en présence de Lénine chez le bolchevique Galina. 12 des 21 membres du CC sont présents : Lénine, Trotsky, Sverdlov, Staline, Kamenev, Zinoviev, Uritsky, Sokolnikov, Dzeryinski, Lomov, Bubnov et Aleksandra Kollontaï. Lors de cette réunion, qui a commencé dès l’après-midi et dure jusqu’au petit matin, il est approuvé que le Parti Bolchevique commence à organiser l’insurrection.

Malgré cette décision, Lénine continue de faire pression pour que les choses se concrétisent, car il y a encore des cadres bolcheviques qui ne sont pas convaincus de l’insurrection, à l’image de Kamenev et Zinoviev qui ont continué à s’opposer et qui finiront par rendre publique leur divergence dans le journal dont le romancier Maxime Gorki était le rédacteur, Novaia Zhizn (Vie Nouvelle) [1]. Malgré ces faiblesses, l’organisation de l’insurrection est mise en place, et sa concrétisation sera effectuée par le Comité Militaire Révolutionnaire du Soviet des Députés ouvriers et des Soldats de Petrograd, qui était sous la direction de Trotsky. Mais même ainsi, Lénine doit œuvrer pour éviter l’affaiblissement de la détermination à conquérir le pouvoir.

La stratégie de Lénine, la direction de Trotsky dans le Comité Militaire Révolutionnaire et la détermination des cadres bolcheviques dans les usines, dans la marine et dans l’armée, placent définitivement l’insurrection sur le devant de la scène politique. Il ne restait plus qu’à préciser la date la plus appropriée, qui finalement coïncidera avec la célébration du IIème Congrès des Soviets de toute la Russie. Auparavant, et pour renforcer la subjectivité révolutionnaire des ouvriers, des marins et des soldats, des rassemblements de masse ont eu lieu dans les usines et les casernes le 22 octobre, où l’on peut constater l’imposante force sociale qui s’était libérée. Il reste juste à prendre, dans une dernière étape, les centres stratégiques du pouvoir d’Etat.

Le gouvernement de Kerenski tentera timidement, le matin du 24 octobre, d’arrêter la dynamique révolutionnaire en fermant les locaux du journal du Soviet de Petrograd, Izvestia (Nouvelles), et la voix des bolcheviques qui avait remplacé la Pravda, Rabotchi Put. Mais en vain. Depuis le Comité Militaire Révolutionnaire, Trotsky ordonne au Régiment de Lituanie et au VIe Bataillon de réserve de rouvrir les locaux et de les protéger. A ce stade, la grande majorité des troupes de marins et de soldats de Petrograd et de la base navale de Cronstadt se sont déjà placées sous le commandement du Comité Militaire Révolutionnaire, évitant ainsi tout ordre qui pourrait émaner de l’État-major de l’Armée.

Dans la nuit du 25 au 26 octobre (6 et 7 novembre dans le calendrier occidental) commence l’insurrection. Depuis le quartier général du Comité Militaire Révolutionnaire, qui siégeait dans la chambre numéro 10 de Smolny, partirent les cadres révolutionnaires avec les ordres donnés par Trotsky pour que les contingents d’ouvriers, armés par le Comité Militaire Révolutionnaire, les marins et les soldats contrôlent tous les ponts d’accès à Petrograd et prennent les bâtiments de l’État-major de l’Armée, de la poste et du télégraphe, de la Banque Centrale, du Palais Mariinski (siège de ce qu’on avait appelé Pré-Parlement) et du Palais d’Hiver. La Centrale téléphonique avait déjà été prise précédemment pour que le Comité Militaire Révolutionnaire puisse contrôler les communications téléphoniques au moment de l’insurrection.

Trotsky va resterde manière continuelle, depuis Smolny, aux commandes du Comité Militaire Révolutionnaire pour contrôler l’avancée de l’insurrection. En même temps que le Soviet des Députés Ouvriers et Soldats de Petrograd était en réunion permanente, Trotsky apportait les dernières informations de l’avancée de l’insurrection. Lénine, quant à lui, s’installa également à Smolny, d’où il suivait attentivement l’assaut du pouvoir tout en encourageant les cadres politiques qui participaient à l’insurrection.

A 22h40, le 25 octobre, s’ouvre le IIème Congrès des Soviets de toute la Russie. Celui-ci compte une majorité de délégués bolcheviques. Il sera l’authentique congrès de la « nation plébéienne », selon les mots de Trotsky. À cette occasion, les mencheviques de gauche, à travers Martov, exprimeront leur désaccord avec l’insurrection et appelleront à un gouvernement révolutionnaire composé de toutes les fractions « socialistes », ce qui était une impossibilité pratique puisque les socialistes-révolutionnaires et menchéviques s’opposaient toujours à donner « Tout le pouvoir aux Soviets » , ayant la majorité à la fois dans la direction du Soviet de Petrograd et dans le Comité Exécutif du Soviet Panrusse. Un orateur a même osé dire que le Congrès ne représentait pas l’« Armée », ce qui fait réagir les délégués des marins et des soldats répondant de vive voix qu’il ne représente pas les officiers. Le Bund, l’organisation des travailleurs juifs, s’était aussi joint aux menchéviques et socialistes-révolutionnaires, montrant ainsi sa solidarité avec ceux qui ne voulaient même pas entendre parler de la conquête du pouvoir par les ouvriers, les marins et les soldats. Trotsky interviendra alors avec véhémence pour envoyer les mencheviques de droite et de gauche ainsi que les socialistes-révolutionnaires de droite là où serait désormais leur place, à la « poubelle de l’histoire », pour leur hostilité envers le gouvernement révolutionnaire.

A 2h00, le 26 octobre, pause dans le plénier du IIème Congrès des Soviets. Les différentes fractions se réunissent séparément. On apprend à ce moment-là que le Palais d’Hiver est occupé et que tous les membres du gouvernement ont été arrêtés à l’exception du président, Kerenski, qui avait auparavant quitté le bâtiment dissimulé dans une voiture de l’ambassade américaine. Lors de la réunion des bolcheviques, il est décidé de créer le premier gouvernement soviétique de l’histoire, le « Soviet des Commissaires du Peuple », avec Lénine à sa tête. Puis la séance du Congrès panrusse reprend. Kamenev, qui avait été précédemment élu président du Bureau du Congrès, auquel les socialistes-révolutionnaires de droite et les menchéviques refusaient de participer, annonce au plénier que le Palais d’Hiver est déjà pris. La nouvelle, déjà connue mais maintenant confirmée, provoque une vague d’applaudissements, des hourras pour la révolution et des larmes d’enthousiasme. Comme le décrit un témoin des événements, le journaliste américain John Reed, « quelque chose de complètement indescriptible a commencé. Les hommes pleuraient et s’embrassaient les uns les autres ». Il était environ 6h00, la première séance du IIème Congrès Panrusse soviétique venait juste de se terminer.

Le 26 octobre, vers 21h, s’ouvra la deuxième séance du IIème Congrès des Soviets de toute la Russie. Kamenev fit lecture de l’ordre du jour puis céda la parole à Lénine. Le stratège de la révolution prolétaire apparaissait pour la première fois au plénier panrusse. Sa présence dans la tribune a déchainé un sentiment de passion et d’émotion politique. Le journaliste John Reed le relate ainsi dans Dix jours qui ébranlèrent le monde : « Lorsque Lénine fit sa première apparition publique, il était debout, agrippant les bords de la tribune, parcourant avec les yeux entrebâillés la masse des délégués, il attendait sans faire attention à l’ovation croissante qui a duré quelques minutes. Lorsque cela a cessé il a dit tout simplement : "Nous allons maintenant procéder à la construction de l’ordre socialiste !". Nouvelle explosion assourdissante de la tempête humaine ».

La première mesure que Lénine propose est « l’appel aux peuples et aux gouvernements de tous les pays belligérants » pour une « paix immédiate, sans annexions ». Une « tempête d’applaudissements » suit ce premier décret soviétique, approuvé à l’unanimité, selon les mots de Reed, témoin de la scène. A ce moment-là, raconte ce dernier, «  un élan inespéré et spontané nous a tous élevés et notre unanimité s’est traduite par les notes harmonieuses et excitantes de l’Internationale (...). L’hymne puissant a inondé la salle, a traversé les fenêtres et les portes et s’est envolé vers le ciel ». Le menchevique Soukhanov, qui était présent et qui deviendra par la suite chroniqueur de la Révolution, racontera que « toute la table, Lénine le premier, se tenait debout et chantait, avec une inspirée exaltation sur les visages, du feu dans les yeux ».

Trotsky aura cette réflexion sur l’importance du stratège Lénine pour tous ceux qui étaient présents, lui-même inclus : « son propre nom avait presque eu le temps de se détacher de sa personne. Mais non, ce n’est pas un mythe, il est là au milieu des siens - et combien de "siens" maintenant ! – ayant entre ses mains les feuilles d’un message de paix aux peuples. Même ceux qui étaient les plus proches de lui, ceux qui connaissaient bien sa position dans le parti, sentaient pour la première fois, pleinement, ce qu’il signifiait pour la révolution, pour le peuple, pour les peuples. C’était lui qui les avait éduqués. C’était lui qui leur avait enseigné ».

Ensuite Lénine procéda à la lecture du « Décret sur la Terre » par lequel « la propriété foncière est abolie dans l’acte sans aucune compensation » ainsi que « toutes les terres de la Couronne, des monastères et de l’Église, avec tout le bétail de travail et les outils agricoles, les bâtiments et toutes les dépendances » qui « passent désormais aux mains des comités agricoles sous-cantonales et aux Soviets des députés paysans des circonscriptions ». Il y a eu un débat et une gêne s’installa pour les socialistes-révolutionnaires de droite présents, qui regardaient avec étonnement comment leur programme pour les paysans était enfin mis en œuvre par un gouvernement soviétique, alors qu’ils ne l’avaient pas mis en pratique pendant qu’ils faisant partie de la Direction du Soviet tout en ayant des ministres dans le Gouvernement Provisoire. Vers 2h00 du matin le Décret sur la Terre est voté, il approuvé par tous les délégués présents, à une exception près.

Kamenev présente alors la « résolution » sur le gouvernement soviétique, qui déclare que « le contrôle sur l’activité des Commissaires du Peuple et le droit de les révoquer appartient au Congrès des Députés Ouvriers, Paysans et Soldats de toute la Russie et son Comité Exécutif Central ». Il lit ensuite la liste des commissaires proposés, dans laquelle seuls les bolcheviques figuraient parce que les socialistes révolutionnaires (SR) de droite ou de gauche et tous les menchéviques refusaient de faire partie du gouvernement soviétique. Lénine dirigeait, présidait ce gouvernement révolutionnaire. Les socialistes-révolutionnaires et les menchéviques affirmèrent que les bolcheviques étaient isolés parce que le gouvernement n’était pas une coalition de « socialistes ». Trotsky leur répondit qu’un tel isolement était un mensonge dans les faits puisqu’il s’agissait d’un gouvernement de coalition entre les ouvriers, les soldats et les paysans pauvres, la seule coalition révolutionnaire possible. Au moment du vote, le « Soviet des Commissaires du Peuple » est approuvé à une large majorité. Immédiatement, un nouveau Conseil Exécutif Central Panrusse est formé, comptant 101 membres, dont 62 bolcheviques et 29 SR de gauche. À 5h15, le 27 octobre, prend fin le IIème Congrès des Soviets de la Russie. Un tournant venait de se produire dans le processus historique. L’histoire ne sera plus jamais la même pour les damnés de la Terre puisqu’à partir de maintenant, ils sauront que conquérir le pouvoir pour changer le monde n’est pas une chimère, mais un fait historique.

[1] Pensées intempestives (1917-1918), série de critiques du bolchevisme au pouvoir publiées dans le journal de Petrograd, Vie Nouvelle, dont il était le rédacteur.

Antonio Liz (Madrid) est historien.

Traduction : Mariana Cano


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