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L’Europe forteresse

La traversée par la « route des Balkans » de deux ivoiriens

Grégory Lassalle* Les yeux des médias ne s’y sont intéressés que cette année, à la faveur de la « crise migratoire » liée au conflit syrien, mais en réalité, depuis 2010, des dizaines de milliers de migrants rentrent en Europe par la frontière gréco-turque. Bloqués en Grèce par l’accord Dublin 2, ils ne veulent qu’une seule chose, en partir. M. Kone et M. Diallo (les noms ont été changés), deux Ivoiriens, font partie de la première vague de migrants à avoir emprunté la route des Balkans pour rejoindre l’Europe de l’ouest.

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La frontière gréco-turque

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M. Kone se ressert un verre d’eau et allume une cigarette. Attablé avec lui, M. Diallo en fait de même. C’est le matin et le bar du Soudanais, dans le centre d’Athènes, est presque vide. Il ne se remplit que le soir, quand les passeurs viennent proposer leurs services aux candidats au départ. M. Kone ironise sur le peu de marge de manoeuvre dont disposent les migrants pour franchir des frontières. « Quand tu es africain, asiatique ou arabe, tu n’as pas le choix. Tu es obligé d’être dans le S ». Il mime le geste avec sa main puis explique. « Pour te rendre en France ou en Allemagne, comme tu n’as pas le droit de prendre Air France, tu choisis Air Brousse ». M. Diallo s’amuse du vocabulaire utilisé par M. Kone. Lui aussi parle la langue de la rue d’Abidjan, le noussi. Il précise. « Oui, c’est exactement ça. Mais pour voyager par Air Brousse, il faut s’organiser ».

M. Diallo a combattu avec les forces de Laurent Gbagbo. À sa chute, il veut fuir en Europe. Depuis le quartier populaire d’Abobo, il voit sur les chaînes d’information en continu des bateaux en partance du Sénégal ou de Mauritanie échouer en mer. M. Diallo préfère sortir de Côte d’Ivoire par l’autre voie : la route turque. Dans un maquis, un passeur l’informe. « La Turquie laisse rentrer les gens. Il faut que tu trouves mille deux cents euros pour acheter un visa de touriste et un billet d’avion ». À l’aéroport d’Abidjan, le policier en charge de la migration doute du faux visa de M. Diallo mais n’empêche pas son départ. Il se contente d’une mise au point :« Tu t’es vu... Tu es un touriste toi ? On sait bien que vous, les blédards, vous passez par la Turquie pour rentrer en Europe ».

M. Diallo arrive à Istanbul avec un sac à dos, un numéro de téléphone et un peu d’argent. C’est un des pionniers africains de la route turque. Le contact téléphonique à Istanbul, un Malien, lui propose ses services. La rentrée en Grèce peut se faire par deux voies. M. Diallo refuse le passage par la mer Égée, trop incertain. Pour trois cents euros, il choisit de traverser le fleuve Evros, qui dessine la frontière politique entre les deux pays, au sud de la Bulgarie. En attendant le départ, M. Diallo est « terré dans unbunker » en compagnie d’autres migrants. C’est là qu’il rencontre M. Kone, un ancien milicien des armées d’Alassane Ouattara. Malgré leurs divergences politiques, ils voyageront ensemble : « Une fois que tu es en Europe, peu importe ce qu’il s’est passé au pays. Ici, tu ne peux pas t’en sortir seul. Tu es obligé de t’entourer ».

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La Grèce

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« Ça y est ! On est passé sur le réseau de téléphonie grec. Nous sommes en Europe ! ». C’est grâce au téléphone de M. Kone que les deux Ivoiriens célèbrent leur arriver dans l’espace Schengen. Ils viennent de traverser le fleuve Evros, de nuit, sur une embarcation de fortune. La suite des évènements est conforme à la trame que leur avaient prédit les passeurs d’Istanbul. Une population hostile. L’arrivée de la police grecque et de Frontex. Un mois au camp de Filakio. Le dépôt d’empreinte et l’enregistrement au fichier européen Eurodac (base de données qui répertorie les empreintes digitales de tous les demandeurs d’asile et immigrés illégaux). L’obligation de quitter le territoire grec avant trente jours. L’interdiction de se déplacer vers un autre pays de l’espace Schengen. Le train jusqu’à Athènes.

« La première chose à faire en arrivant dans un pays, c’est de chercher tes frères pour qu’ils t’expliquent la situation ». M. Kone et M. Diallo récupèrent auprès d’amis ivoiriens le numéro de Farès. Après le joueur de football du Panathinaikos, Ibrahim Sissoko, Farés serait l’Ivoirien le plus connu en Grèce. Il habite à Kipseli, le « quartier des noirs » d’Athènes. Chez lui, sur des larges canapés, des dizaines de jeunes hommes sont attentifs à ses paroles. « La Grèce, il faut la quitter. Il n’y a rien de bon ici pour les africains. Mais pour partir, vous n’avez que deux options car la Grèce a fermé ses frontières. Soit vous passez par Patras ou Igoumenitsa, en bateau, pour rejoindre l’Italie. Là, vous devez vous cacher dans des camions ou dans les essieux des camions. Mais je vous déconseille cette route, trop contrôlée, trop dangereuse. Tentez plutôt votre chance par l’avion avec un faux document. Il y a des frères qui arrivent à passer ». Chaque tentative de départ par l’aéroport coûte entre cinq cents euros et huit cents euros suivant le faux papier fabriqué et la compagnie aérienne empruntée. Pour sa première tentative, M. Kone opte pour une solution économique : une carte d’identité italienne et un vol Easy jet Athènes Milan.{{}}

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Dans le terminal des départs de l’aéroport Venizélos, M. Kone emboîte le pas des autres voyageurs. Afin de confondre la police et paraître un touriste comme les autres, il tient en évidence un journal : La Gazzetta dello sport. Mais M. Kone est noir. Un policier l’arrête, regarde son billet et demande à voir sa pièce d’identité italienne. Le policier lui ordonne de se ranger sur la droite, là où d’autres personnes, toutes asiatiques ou africaines, attendent déjà. M. Kone proteste un instant puis consent. À quelques mètres du rebord où on l’a obligé à s’asseoir, des touristes occidentaux profitent du Duty Free et de ses prix attractifs. Quelques minutes plus tard, un autre voyageur est arrêté. Mais cette fois, le policier s’attarde sur la pièce d’identité française et fait des allers-retours entre ce papier et le visage du voyageur. Il a un doute et appelle l’un de ses collègues. Pour ces policiers, un jeu commence. Un des deux pense qu’il est Libyen, l’autre Syrien. La mise est de cinq euros. Le voyageur est Algérien.

La route des Balkans

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M. Kone tentera de partir six fois par l’aéroport. « Avec l’avion, ça ne passe pas ». Il se renseigne auprès de réseaux de passeurs à Thessalonique. Une nouvelle voie s’est ouverte : celle des Balkans. Des migrants commencent à sortir du pays en prenant le train de marchandises. Des groupes entiers sont déjà arrivés en Hongrie. S’il a la chance de son côté, M. Kone peut faire la traversée en quelques jours. Sinon, il y a en tout quatre points où il pourra s’aider de passeurs : la frontière gréco-macédonienne, le village de Lojane en Macédoine, le camp de Bogovadja en Serbie et celui de Debrecen en Hongrie. Dans ces endroits, il trouvera des agences de transfert d’argent et des cafés Internet.

Début du mois de février. M. Kone et M. Diallo prennent un bus depuis Thessalonique qui les conduit vers la frontière. M. Diallo endosse les « habits de fraîcheur »qu’il a récupéré au marché de Kouliatou : des collants, des bonnets et des blousons. Contacté par téléphone, un Sénégalais leur indique la marche à suivre. Les deux voyageurs doivent descendre à l’arrêt juste avant le poste de contrôle d’Ezvioni, après un grand pont. Une fois sur le bas-côté, ils repèrent un sac de pains attaché à un arbre, signal qu’ils sont dans la bonne direction. Les deux « illégaux » s’évanouissent derrière des buissons et s’enfoncent dans un bois. Personne ne les a remarqués.

Le train de marchandises stationne près de la frontière avec la Macédoine, au milieu d’une épaisse forêt. Vers minuit, les conducteurs s’installent et la police grecque inspecte les wagons pour repérer d’éventuels intrus. Le train se met en route. Les migrants attendent, cachés quelques kilomètres plus loin dans l’obscurité. Une fois à proximité, les passeurs engagent les voyageurs clandestins à monter. Les migrants déchirent les bâches. Les passeurs colmatent derrière eux les trous faits par les couteaux. M. Kone et M. Diallo s’installent dans un wagon qui transporte des lourds cylindres. M. Kone le regrette : « Si on était tombé dans un wagon avec des fruits, au moins, on aurait pu manger ».

La Macédoine puis la Serbie. Le train ralentit. Leur wagon est détaché. Les deux clandestins entendent des chiens et les « bips » des détecteurs de personnes. Les « bips » insistent. M. Kone et M. Diallo sont découverts et aussitôt avertis. « Vous allez apprendre à connaître l’hospitalité de la police serbe ». Les deux Ivoiriens savaient que le passage vers la Serbie constituerait la partie la plus difficile de leur route. Dès leur arrivée dans le commissariat, ils doivent donner leurs empreintes. M. Diallo observe attentivement le doigt du policier, qui mime le geste à reproduire pour que l’empreinte apparaisse clairement. M. Diallo s’exécute. Le policier valide le résultat. C’est au tour de M. Kone, qui s’y prend mal. Le policier lui met une claque, puis une autre. M. Kone s’énerve. M. Diallo le calme : « Loss, il faut te calmer. Ici, on doit obéir et se taire ». M. Kone refait le geste, correctement cette fois.

La frontière entre la Macédoine et la serbie

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Une grange isolée dans la campagne macédonienne. Les deux Ivoiriens se partagent un plat de riz en silence. Avec eux des dizaines de migrants s’inquiètent. Tous ont déjà tenté de partir à plusieurs reprises vers la Serbie. Chaque fois, le même scénario. Une longue marche, un taxi qui les attend, les barrages de police, les brimades, la prison, le retour en Macédoine. Le passage coûte cher, trois cent cinquante euros, mais il est garanti. Tant qu’ils ne rentrent pas en Serbie, les migrants sont pris en charge par un passeur soudanais. Cette grange dans les environs du village de Lojane devient leur lieu de repli et d’attente. Les nouvelles tentatives de départ sont toujours imminentes, mais constamment différées. De l’autre côté de la frontière, les polices allemandes et serbes veillent. Le Soudanais ne veut pas être arrêté. Il écoperait de vingt ans de prison.

Mi-mars, après quatre tentatives avortées, M. Kone et M. Diallo finissent par quitter la Macédoine. Ils arrivent au camp des demandeurs d’asile de Bogovadja, au sud de Belgrade. Sur place, les nouvelles sont bonnes : le passage en Hongrie n’est pas compliqué et coûte seulement deux cents euros par personne. Par contre, ils doivent se dépêcher. On raconte que les Hongrois veulent fermer la frontière dans les prochains jours. M. Diallo téléphone à sa famille au pays et reçoit l’argent. Le lendemain, après un trajet en taxi et plusieurs heures de marche, ils dépassent les bornes de la frontière et rencontrent une patrouille hongroise. M. Kone et M. Diallo, épuisés, s’arrêtent. C’est la deuxième fois qu’ils rentrent dans l’espace Schengen. « Asile ! Nous demandons l’asile ».

Debrecen

À Debrecen, à l’est de la Hongrie, les deux Ivoiriens sont confinés dans un camp militaire transformé en centre d’accueil pour les demandeurs d’asile. Le centre est ceint de hauts fils barbelés et l’accès interdit aux visiteurs. Dehors, de nombreux cafés Internet prospèrent sur les destins incertains des migrants. L’un d’eux est tenu par un Pakistanais. Des migrants occupent les postes. Certains écoutent de la musique, d’autres regardent du football ou encore naviguent sur des sites de rencontre. Mais la plupart parlent avec leur famille ou leurs amis afin d’annoncer leur arrivée aux portes de l’Europe de l’ouest. En 2013, le passage vers l’Autriche, l’Allemagne et la France est facile. À Budapest, pour cent cinquante euros, des taxis acheminent les migrants. Tous se préparent.

M. Kone et M. Diallo postent des photos sur Facebook. On les voit dans la neige puis posant devant une voiture de luxe ou un restaurant. Sous les photos, le même descriptif : « Nous sommes arrivés dans la vraie Europe ! ». Pendant l’année passée en Grèce, ils refusaient de parler de leur situation. Ils ne voulaient pas avoir à expliquer leurs échecs et expérimenter la honte. Maintenant qu’ils s’affichent sur Internet, victorieux, ils deviennent à leur tour des sources d’inspiration et d’information pour les futurs candidats au départ. Certains sont encore en Grèce, d’autres toujours au pays. M. Kone et M. Diallo les conseillent. Ils savent que la réussite de la traversée par Air Brousse dépend en grande partie de la quantité de courage, d’argent et de chance dont dispose chaque voyageur : « La principale difficulté de la voix terrestre, c’est à la frontière entre la Macédoine et la Serbie. Là, on ne maîtrise pas notre destin. Mais si vous avez l’argent, il faut que vous partiez dès demain. Vous devez être comme des guerriers. Soyez déterminés et n’oubliez pas que l’important, c’est pas la route. L’important c’est d’arriver à se faire une situation en Europe ».


*Grégory Lassalle est le réalisateur du documentaire « L’aventure » qui a été traduit en six langues et peut être consulté gratuitement ici : http://www.99.media/fr/l-aventure/

Il est l’auteur d’un livre du même nom disponible sur http://www.editionsnonlieu.fr/L-Aventure


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