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Interview

Laurent Mucchielli : "L’ethnicisation et la victimisation sont des stratégies traditionnelles de l’extrême droite"

Dans le sillage de la vague antiraciste qui a traversé le monde ces dernières semaines, l'extrême-droite et une partie de la droite multiplient les campagnes racistes et sécuritaires sur les réseaux sociaux. Nous nous sommes entretenus à ce sujet avec Laurent Mucchielli, sociologue, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des questions de délinquance et de politiques sécuritaires.

Paul Morao


et Gabriel Ichen

13 août 2020

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Crédit photo : MATTHIEU ALEXANDRE / AFP

Laurent Mucchielli est directeur de recherche au CNRS (Laboratoire Méditerranéen de Sociologie ) et enseignant à Aix-Marseille Université. Il a récemment publié Sociologie de la délinquance(Armand Colin, 2018, 2ème éd.), Vous êtes filmés. Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance (Armand Colin, 2018), La délinquance juvénile : Réalités et prises en charge (numéro spécial de Insanyat. Revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, 2019, n°83-84) et La France telle qu’elle est. Pour en finir avec la complainte nationaliste (Fayard, 2020). Il anime par ailleurs un site Internet et est présent sur Twitter.

Révolution Permanente : Ces dernières semaines, nous avons assisté à une offensive médiatique de l’extrême-droite et d’une partie de la droite qui a mené des campagnes autour de différents faits divers dramatiques, présentés comme l’expression de violences systématiques contre les "Blancs". Comment analysez-vous ces campagnes et leurs ressorts ?

Laurent Mucchielli : C’est un grand classique. D’abord, on met en série deux ou trois faits divers médiatisés et on crie à l’explosion de la violence. Alors qu’il survient des faits divers criminels tous les jours, mais qui ne sont pas nécessairement médiatisés. Tout dépend de « l’actualité », c’est-à-dire de l’ensemble des « informations » envoyées par les agences de presse (surtout l’AFP) et susceptibles d’êtres valorisées selon les décisions des rédacteurs en chef des médias. Ce sont eux qui hiérarchisent les informations et décident de donner plus ou moins d’importance à telle ou telle.

Ensuite l’ethnicisation et la victimisation sont des stratégies d’argumentation traditionnelles de l’extrême droite. On ethnicise les faits, comme si le fait que l’auteur ou la victime soit blanc, noir ou jaune disait quoi que ce soit de la raison de l’acte délinquant qui a eu lieu. Mais le commentateur d’extrême droite se moque de ce qui s’est réellement passé. Il lui suffit de suggérer que « comme d’habitude, ce sont les immigrés qui sont violents ». Et enfin on se victimise en disant que le méchant basané a agressé le gentil blanc. Ici le sous-entendu suggéré est « l’immigré qui n’est pas chez lui et qui devrait être déjà bien content qu’on le tolère, se permet en plus de s’en prendre au gentil Français qui est chez lui ». Enfin, cette victimisation permet de retourner l’accusation de racisme. Ce n’est plus le basané qui est victime de racisme, c’est le « blanc ». Ce thème du « racisme anti-blanc » est une constante du discours de l’extrême droite depuis les années 1990, d’abord en lien avec la « question des banlieues », désormais surtout en lien avec la question de l’islam et de la radicalisation. J’avais déjà identifié ces mécanismes au milieu des années 2000, à l’occasion d’une recherche sur les viols collectifs. Ils n’ont fait hélas que se renforcer depuis. Mon dernier livre sur l’histoire de France, l’histoire de l’immigration et l’histoire du racisme le développe assez longuement.

Révolution Permanente : Ces offensives semblent aller de pair avec les récentes annonces gouvernementales - que ce soit celles de Jean Castex, de Gerald Darmanin, Marlène Schiappa ou même Jean-Michel Blanquer -, qui mettent l’accent sur les thèmes du "communautarisme", du "séparatisme islamiste" et du terrorisme. Ce n’est pas la première fois que le gouvernement aborde ces sujets, mais l’ampleur des annonces apparaît particulièrement importante. Comment expliquez-vous que le gouvernement joue sur ce terrain ?

Laurent Mucchielli : C’est en effet ce contexte politique qui explique principalement pourquoi les rédacteurs en chef des grands médias décident de valoriser ces sujets. Il faut bien comprendre que le journalisme contemporain n’est plus du tout un journalisme d’investigation, d’enquête. Les journalistes se contentent globalement de commenter des informations dont ils ne sont pas les producteurs. Ils sont donc totalement dépendants de ces sources et de ce contexte. Si le gouvernement décide de mettre l’accent sur tel thème cette semaine, en multipliant les annonces et les conférences de presse, alors les médias vont parler de ce thème. Le fait qu’ils le fassent avec plus ou moins de distanciation ne change rien à leur dépendance fondamentale envers l’agenda politique. C’est ce qui vient de se passer encore une fois. Un nouveau Premier ministre est nommé, il fait des annonces sur le thème de « l’insécurité » ou du « communautarisme », du coup les médias sont mis en alerte sur ces sujets.

Quant à la question de savoir pourquoi monsieur Castex a décidé de jouer sur ce terrain-là, on devine assez facilement que c’est la stratégie qu’il a décidé avec monsieur Macron en vue des élections de 2022. Ils pensent que leur adversaire sera une fois encore la Rassemblement nationale de madame Le Pen. Et ils se disent sans doute qu’il faut occuper ce terrain classique de l’extrême droite pour les priver d’arguments et/ou pour séduire une partie de leurs électeurs. Bref, c’est de la petite politique politicienne.

Révolution Permanente : Gerald Darmanin a récemment utilisé le concept « d’ensauvagement de la société », associé à l’extrême droite. Il a d’ailleurs été félicité pour l’utilisation de cette « sémantique » par le syndicat de police Synergie. Pouvez-vous revenir sur ce terme, son histoire et ses implications politiques ?

Laurent Mucchielli : Ce thème fait partie du vocabulaire ordinaire de l’extrême droite depuis la fin du 19ème siècle. L’immigré est toujours assimilé à un « barbare », un « sauvage », bref un « non-civilisé ». Ces dernières années, Marine Le Pen utilise régulièrement le terme d’« ensauvagement ». Depuis 2013 précisément, avec la parution du livre La France, Orange mécanique. L’auteur, un jeune journaliste d’extrême droite caché sous un pseudonyme, y accumulait des chiffres et des faits divers tronqués pour montrer que tout cela est la faute « des Arabes et des Noirs » comme dit aussi Zemmour.

Au passage, il faut savoir que la réalité n’a rien à voir avec ces fantasmes racistes. Comme je le rappelle dans un livre à paraître à la rentrée (50 questions de sociologie, PUF, sous la direction de Serge Paugam), les homicides ont cessé de baisser mais ils restent moitié moins nombreux qu’il y a 25 ans. Les agressions physiques sérieuses (avec conséquences médicales) sont stables depuis la trentaine d’années que les enquêtes de victimation les mesurent. Les agressions sexuelles sont de plus en plus déclarées parce que la parole se libère mais elles n’augmentent pas dans la réalité. Quant aux atteintes aux biens, les enquêtes de l’INSEE indiquent une baisse tendancielle des vols personnels, une stabilité globale des vols avec violence et des cambriolages sur les 20 dernières années.

Quant au soutien du syndicat de police Synergie, ce n’est pas non plus une surprise. Ce syndicat d’officiers, qui a sont pendant chez les gardiens de la paix avec le syndicat Alliance, abrite la plupart des policiers de droite dure, voire de droite extrême. Ils étaient déjà des fans de monsieur Sarkozy il y a dix ans. Il n’est dont pas étonnant qu’ils soient fans de sa réplique actuelle monsieur Darmanin, dont on connait l’histoire politique (on sait qu’il a souvent navigué à la limite de l’extrême droite, il suffit de consulter sa biographie sur wikipedia). Sachant que la syndicalisation est très forte dans la police française, de même que la politisation de la hiérarchie, on peut s’attendre à ce que le ministre de l’Intérieur s’appuie sur les syndicats les plus droitiers pour garder le contrôle des forces de police d’ici l’élection de 2022.

Révolution Permanente : Les questions du racisme et des violences policières ont été mises au-devant de la scène ces derniers mois par un important mouvement antiraciste, d’ampleur international. Pensez-vous qu’il est possible d’établir un lien entre d’un côté, la remise en cause du racisme et de l’institution policière - qui va jusqu’à la revendication de son abolition aux Etats-Unis - et, de l’autre, la mobilisation des thèmes sécuritaires et communautaires de la part de l’exécutif et de courants politiques marqués à droite ?

Laurent Mucchielli : Je ne sais pas jusqu’à quel point les deux sont liées. Mais il est clair que l’institution policière a été très fragilisée depuis deux ans par le mouvement des Gilets jaunes, par la médiatisation croissante des violences policières et plus récemment par la multiplication des révélations sur l’ampleur du racisme. Il est donc probable que la stratégie choisie est celle de la reprise en main. Rien de tel pour resouder les rangs et pour imposer le soutien de la population que d’invoquer des menaces supérieures. Plus on crie à l’insécurité et au séparatisme, plus les gens ont peur et plus la police paraît légitime à leurs yeux, même si ses méthodes sont contestables. Entendons-nous bien, je ne suis pas un anarchiste, je ne vois pas comment une société comme la nôtre pourrait se passer de police. Pour autant, comme beaucoup de mes collègues sociologues de la police, je considère que les violences policières sont une réalité croissante depuis les années Sarkozy, que le racisme est une donnée structurelle qui fonctionne comme un tabou, et que l’absence de véritable débat public sur les façons de faire la police, y compris au niveau des polices municipales, est de plus en plus problématique pour notre démocratie.


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