FASCISME, POPULISME OU BONAPARTISME ?

Le Rassemblement national dans le champ politique français

Alice Leiris

Le Rassemblement national dans le champ politique français

Alice Leiris

On n’a cessé d’écrire sur une prétendue « dédiabolisation » du Front national, devenu Rassemblement national. Au-delà du lieu commun politique et journalistique, qu’en est-il vraiment ? Dans cet article, nous nous penchons sur la trajectoire du RN pour mieux le caractériser.

La conversion des partis de droite et de gauche au néolibéralisme ont laissé un vide politique dans la représentation qui a largement profité au FN. Ainsi, la crise du bipartisme et l’ascension électorale du Front national témoigne de l’incapacité des classes dominantes à mettre en avant un projet politique durable et qui suscite l’adhésion d’au moins une partie des classes subalternes. À cela s’ajoute l’incapacité des subalternes eux-mêmes de se doter de leurs propres outils de représentation et à construire une alternative politique à la crise politique capitalisme français. L’élection d’Emmanuel Macron apparaît donc comme l’expression de la fin des anciennes alliances sociales qui structuraient le champ politique français : il n’y a plus de « bloc social » dominant qui soit capable de garantir la viabilité du régime. La crise des gilets jaunes aurait en outre fini par délégitimer l’ensemble du personnel politique de la Cinquième République. Après la « pasokisation » du Parti socialiste, l’incapacité de la droite traditionnelle à présenter un candidat crédible et la déconfiture d’un Macron incapable de sortir par le haut de la crise du régime, le champ est libre pour un nouveau virage à droite.
L’accession au pouvoir du RN ne serait plus seulement possible, mais de plus en plus probable. Au fur et à mesure de sa progression électorale depuis les années 1980, le RN se serait construit un électorat de masse et un ancrage politique dans le nord, l’est et le sud-est. Sa progression inquiète et plus d’un voient en lui une menace fasciste qui pèse sur la situation.

De miliciens de l’OAS à bourgeois respectables ?

Partir de la trajectoire du Rassemblement national permet de mieux comprendre la fonction qu’il occupe aujourd’hui dans le champ politique. Il est difficile de donner une date de naissance à la formation actuelle de Marine Le Pen, tant elle s’est transformée au fil des ans. S’il faut retenir une date, c’est le 5 octobre 1972, lorsque Ordre nouveau, issu du groupuscule violent Occident, propose à l’ensemble de l’extrême droite française de participer aux élections législatives de mars de l’année suivante sous l’étiquette « Front national pour l’unité française », avec un certain Jean-Marie Le Pen en tant que porte-parole. Dès le départ, l’immigration, en tant que prétendue menace pour l’emploi et la sécurité, fait partie des thèmes de campagne de la nouvelle formation. Celle-ci se veut aussi une droite nationale, opposée à une droite libérale, complaisante, sinon complice de l’ « immigration massive », et qui aurait capitulé devant les « syndicats marxistes » lors de mai 68.
L’organisation se réclame toujours d’un certain héritage fasciste, qu’elle ne cache pas (lors de sa création et pendant longtemps fédère des nostalgiques de la francisque, de l’OAS, et de Algérie française). Mais ces années sont difficiles. Même si la poussée ouvrière et populaire des années 1968 radicalise sur la droite certains secteurs de la petite-bourgeoise, du monde étudiant, l’extrême-droite « unie » est bridée dans sa croissance par une situation de la lutte de classe qui n’est pas son avantage, la bourgeoisie ayant elle opté pour des solutions plus classiques (gaullisme pompidolien, centrisme-ultra-libréal giscardien, etc.) pour répondre au cycle ouvert par les événements de mai et juin 1968. La formation frontiste souffre de sa marginalité dans le champ politique. Elle ne peut pas se présenter aux élections présidentielles de 1981, faute d’avoir recueilli suffisamment de signatures d’élus. Cette marginalité n’empêche pas que, tout au long de ces années, la formation ne cessera de fournir de futurs cadres politiques à la droite.
Le tournant de la rigueur de 1983 constitue une première inflexion pour le FN. La déception des espoirs suscités par l’élection de Mitterrand a de lourdes conséquences politiques dans les années suivantes. Sur le plan électoral, une des conséquences a été la césure croissante entre la « gauche » et le monde ouvrier. En 1970, 70 % des ouvriers votaient pour des partis de gauche. Jusque dans les années 1980, il y avait en quelque sorte une équivalence entre vote ouvrier et vote pour la gauche. À titre d’exemple, Georges Marchais, candidat du PCF aux élections présidentielles de 1981, réalisait douze points de plus chez les ouvriers que son score national (28 % contre 16 %), alors que François Mitterrand se trouvait seulement deux points devant lui chez les ouvriers. Mais, dès 1986, on commence à constater un désalignement entre la gauche et le vote ouvrier. Ce désalignement continue en 1993 et culmine en 2002 quand les ouvriers n’accordent plus aucune préférence électorale à la gauche par rapport à d’autres forces politiques. Pour le FN, le tournant de la rigueur est le début d’une ascension électorale qui ne cesse jusqu’à nos jours et qui fait sortir le parti de son état groupusculaire.
Pendant les années 1980-1990, le FN connaît un progressif enracinement dans la vie politique française, à mesure qu’il accède à ses premiers postes de responsabilité. En 1986, 35 députés frontistes font leur entrée à l’Assemblée nationale grâce à la mise en place de la proportionnelle partielle par la gauche au pouvoir, le scrutin uninominal à deux tours l’ayant empêché, jusqu’alors, d’avoir une représentation à l’Assemblée. Par la suite, le rétablissement de l’ancien mode de scrutin chassera pour une vingtaine d’années le FN des bancs du Palais Bourbon. En 1988, Jean-Marie Le Pen fait 14 % aux élections présidentielles. Dans les années 1990, le FN fait élire ses premiers députés européens et le parti fait un nouveau score record aux élections présidentielles en 1995 avec 15 %. Ces années sont aussi un moment de désectarisation : le FN commence à former des listes communes avec la droite, mais les cadres existants (RPR et UDF) résistent et expulsent des partis traditionnels ceux qui acceptent de se faire élire à la tête de Conseils régionaux avec les voix de conseillers frontistes. L’organisation commence aussi à porter un discours sur des « questions sociales », en s’opposant aux délocalisations et plus généralement contre « le système ». Mais le parti de la famille Le Pen ne cesse d’être une force politique minoritaire, certes avec une audience grandissante, mais toujours délégitimée dans le champ politique.
Une deuxième inflexion a lieu à la fin des années 1990, cette fois-ci autour de la lutte interne au parti qui oppose Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret. Ce dernier voit le FN comme un « parti artisanal », sans unité idéologique et, surtout, incapable d’apparaître comme un prétendant légitime au pouvoir. Contre la traditionnelle « troisième voie » et l’indépendance politique vis-à-vis des partis du « système », il prône des alliances avec la droite. La crise interne apparaît tout autant comme une crise stratégique qu’une lutte d’hégémonie au sein de l’appareil. Jean-Marie Le Pen a raison de son adversaire, qui est exclu et condamné à la marginalité politique. Cependant, la scission de Mégret affaiblit le FN, qui voit un grand nombre de cadres quitter l’organisation et dont le nombre d’adhérents est divisé par quatre. L’élection de 2002, où le FN accède pour la première fois au second tour de la présidentielle, apparaît d’autant plus comme une surprise que les années précédentes, le parti semblait être devenu une coquille vide appartenant à la famille Le Pen. Jusqu’en 2007, l’organisation piétine dans les différentes élections, d’autant plus que la crise stratégique n’a pas été résolue par le départ de Mégret.
Le FN connaît une dernière inflexion importante en janvier 2011 avec l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti. La succession de Le Pen père est de nouveau l’occasion pour que deux projets politiques s’affrontent. Ainsi, loin d’une opposition entre personnes, l’affrontement entre Le Pen fille et Bruno Gollnisch opposait deux conceptions contradictoires du parti et deux stratégies. Autour de Gollnisch, on pouvait trouver tous les vieux restes de l’extrême droite traditionnelle, héritière directe de la collaboration et de l’Algérie française : antisémites, antirépublicains, négationnistes, catholiques intégristes, etc. Plutôt proches idéologiquement de Le Pen père, ils incarnent la continuité du FN des origines. Quant à Marine Le Pen, celle-ci propose une « modernisation » du parti, même si la prétendue nouveauté n’est rien d’autre que le programme économique des années 1990 légèrement modifié.

Le RN dans le tournant bonapartiste

Dans les années 1980, Jean-Marie Le Pen se voulait le représentant du thatchérisme en France. Le programme économique qu’il défendait était néanmoins contradictoire : d’un côté, il était profondément néolibéral, défendant des privatisations et des baisses d’impôt à outrance, de l’autre, il se targuait de défendre les intérêts du petit patronat lâché par la droite libérale. Mais beaucoup s’accordent pour dire que le programme économique du FN a changé. Le « tournant social » du FN, entamé dans les années 1990 et approfondi depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête de la formation, a été perçu par certains comme la marque d’une rupture du parti avec son ancien programme politique. Des éléments du programme comme la défense de la retraite à 60 ans, une pension à taux plein après 40 annuités (même si ces deux positions varient selon l’interlocuteur…), l’échelle mobile des salaires et parfois une défense du service publique, couplé d’un discours sur la préférence nationale, sembleraient un recentrage sur une rhétorique fasciste classique de « troisième voie » entre capitalisme et communisme.

Pourtant, son programme économique ne détonne pas avec celui du reste des partis de la droite du champ politique, si ce n’est dans les promesses de revenir sur certaines des réformes qui ont le plus affecté les conditions de vie des salariés, actifs, retraités ou privés de travail. Jamais il n’est question de véritables avancées économiques et de rétablissement des droits sociaux détricotés pendant une trentaine d’années par la droite et la gauche successivement au gouvernement. Il n’est pas question non plus de contrôle du pouvoir des patrons et des actionnaires. La critique du libéralisme et la défense d’un protectionnisme qui font sa marque de fabrique apparaissent comme une stratégie économique bourgeoise parmi d’autres pour sauver le capitalisme français, auquel les travailleurs « de chez nous » auraient partie liée. Encore une fois, « ni droite, ni gauche », veut tout simplement dire « ni gauche, ni gauche ».
On observe des éléments allant dans le sens d’une quête de respectabilité dans les thèmes chéris par l’organisation fondée par Jean-Marie Le Pen. C’est le cas des positions du parti sur l’Union Européenne. Alors que l’ancien FN faisait de l’euroscepticisme son fonds de commerce, Marine Le Pen a progressivement transformé la « sortie de la zone euro » en une « renégociation des traités ». Récemment, elle annonçait même l’abandon de la sortie de l’euro du programme au nom du « pragmatisme » économique (sans pour autant que la question de la sortie de l’euro soit totalement évacuée). Un autre symptôme de l’adaptation du RN au champ politique français est sa défense du sionisme, à l’image d’autres formations de l’extrême droite européenne (bien que l’antisémitisme fasse un retour en force parmi les formations d’extrême droite extraparlementaires, comme le montrent les attentats de suprémacistes blancs contre des synagogues aux États-Unis). Ce changement de position doit être compris par rapport au rôle que joue Israël pour les différents impérialismes dans la région, mais aussi par rapport à la lutte contre un « ennemi intérieur » musulman, l’islamophobie véhiculée par la plupart des partis politiques traditionnels étant aujourd’hui plus porteur, pour l’extrême droite, que les vieilles lunes antisémites que l’on garde en interne. Ainsi, récemment, en mai 2018, suite à la mort d’une soixantaine de Palestiniens à Gaza, Marine Le Pen prenait résolument le parti de l’occupant, contre le peuple palestinien, condamnant la présence de femmes et d’enfants dans les manifestations palestiniennes. En effet, la rhétorique de « défense des frontières » face aux « envahisseurs » est partagée tant par Israël que part le RN, dont le vice-président avait déclaré, toujours au sujet de la même manifestation, qu’en tuant des Palestiniens, l’État d’Israël n’avait fait que « défendre sa frontière ».
Mais pour mieux caractériser le RN, il ne suffit pas de s’en tenir à son discours. Il faut s’attarder aussi sur sa base sociale. Quant à sa prétendue « assise populaire », comme le rappelle Ugo Palheta, si l’on regarde dans le détail les chiffres des dernières élections selon l’origine sociale, on constate que le FN ne s’est pas substitué au PCF, quand bien même il existe un vote populaire pour le parti de Marine Le Pen existe. Comme le montre le politiste Patrick Lehingue, le votant FN des années 1980 était un homme âge, diplômé, travailleur indépendant ou membre des professions libérales. Bref, un membre de la petite bourgeoisie. Il est difficile de dire qu’il y a aujourd’hui un portrait type du votant RN, sinon qu’il est plus jeune, moins diplômé et plus populaire, sans pour autant qu’il soit possible d’affirmer qu’il y ait un vote de classe pour le RN. Pour le moment, tout au plus, « le FN réduit ouvriers et employés à un rôle de spectateurs ou d’acteurs de troisième ordre : clientèle électorale, éventuellement militants préposés aux tâches jugées les plus ingrates (collages d’affiches notamment) » (La possibilité du fascisme, p. 212). C’est-à-dire que contre le discours qui voudrait que le RN soit le « premier parti ouvrier » de France il faut rappeler l’évidence : le premier vote ouvrier reste l’abstention. 36 % des ouvriers votent pour le RN si l’on ne compte pas les votes blancs ou l’abstention, or 69 % des ouvriers s’abstiennent.

Le Rassemblement national est passé en une cinquantaine d’années de groupuscule fascisant à l’une des principales forces électorales du pays. Le RN continue de porter un projet politique profondément réactionnaire et une victoire de Marine Le Pen ouvrirait la porte à une série d’attaques contre le monde du travail, les racisé.e.s, les femmes et les minorités de genre. Une victoire du RN ne signifierait pas pour autant la transformation de l’État français en un État fasciste. Cela se traduirait principalement par un renforcement du tournant bonapartiste du régime, entamé depuis plusieurs années, compris comme le renforcement d’un régime autoritaire où la bourgeoisie abandonne progressivement des éléments de démocratie parlementaire au profit d’un gouvernement fort. La bourgeoisie, aujourd’hui, a-t-elle besoin d’un tel gouvernement ? Porter et soutenir une telle option, tel que la bourgeoisie a porté Macron, avant et après la disparition de Fillon comme l’un de ses candidats de prédilection en 2017, impliquerait courir également un risque de radicalisation et de ripostes, par en bas, pour lequel il y aurait un prix à payer, en termes de stabilité politique et sociale. La bourgeoisie, pour l’heure, même si elle presse Macron de reprendre l’offensive, n’a pas besoin d’un remplaçant qui serait plus à droite mais qui aurait le désavantage d’être encore plus fragile, en termes d’appareil, que LREM, d’être beaucoup moins présentable que la droite classique et qui, surtout, pourrait faire émerger des contrefeux. Si Macron, par arrogance, impréparation, confiance excessive dans son propre pouvoir, atomisation des corps intermédiaires et invisibilisation des classes populaires dans son discours et sa logique politique, a fait basculer la situation sociale à partir de la taxe sur les carburants, les plus lucides, au sein du patronat et des think tanks de la bourgeoisie sont persuadé que l’aventure lepéniste serait plus périlleuse que rentable. Du moins, pour l’heure.
En ce sens, la lutte contre RN, contre son arsenal xénophobe, les idées réactionnaires qu’il véhicule, est indissolublement liée aux combats, aujourd’hui, contre la politique qui en fait le lit, à savoir le macronisme et, avant, celle menée par Hollande et Sarkozy. Le fascisme, avant même d’être un instrument au service de la bourgeoisie pour mettre au pas le mouvement ouvrier, c’est le « parti du désespoir contre-révolutionnaire », selon Trotsky. Sous ses dehors « radicaux » et ses discours de rupture, c’est l’expression d’une absence d’horizon de transformation et d’un manque absolu de confiance au sein de secteurs du monde du travail et des classes populaires. Alors que les Gilets Jaunes, aujourd’hui, ont remis au goût du jour la perspective de la révolution ou, tout au moins, d’une transformation nécessaire avec l’état existant des choses et son personnel politique, il faudrait que l’extrême gauche fasse émerger, de façon claire et organisée, avec toute l’audace que requiert la situation actuelle, un pôle révolutionnaire et internationaliste qui soit aussi radical que ne prétend l’être l’extrême droite, chauvine et xénophobe. C’est la seule voie pour se préparer à ce que la prochaine étape qui devrait s’ouvrir, avec ou sans Macron, nous réserve, précisément pour que ce soit « l’espoir révolutionnaire » et non « le désespoir révolutionnaire » qui prime dans notre camp social.

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