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"Le drame, c’est celui que vit le peuple vénézuélien, notamment ses classes populaires"

Franck Gaudichaud

"Le drame, c’est celui que vit le peuple vénézuélien, notamment ses classes populaires"

Franck Gaudichaud

Politiste et enseignant-chercheur à l’Université Grenoble Alpes, spécialiste de l’Amérique latine, Franck Gaudichaud revient sur les racines multifactorielles de la crise actuelle au Venezuela, sur la situation compliquée dans laquelle se retrouve la gauche politique et syndicale et sur les menaces de Donald Trump et de l’Union européenne contre le pays.

Créd. Carlos Garcias Rawlins

Faut-il voir, dans la crise actuelle, la seule responsabilité de l’impérialisme étasunien voulant pousser vers la sortie l’un des derniers « gouvernements de gauche » d’Amérique latine ?

Tout d’abord, et tenant compte de l’intense guerre de l’information et, surtout, de la désinformation qui a cours, il me semble qu’il faudrait se mettre d’accord sur ce que l’on nomme « gouvernement de gauche » pour parler de la période 1999-2019 en Amérique latine. Je pense qu’à ce stade, pour aller vite et ne pas rentrer dans un long débat, la caractérisation générale le plus appropriée serait celle de « gouvernements progressistes », dénomination d’ailleurs légitimée par la plupart des acteurs eux-mêmes. Derrière cette « étiquette » de progressiste, on retrouve aussi bien des expériences, disons, de centre-gauche ou social-libérales (comme le lulisme au Brésil) que des processus nationaux-populaires plus ou moins stabilisés, dont ont pu faire partie le chavisme et la « révolution bolivarienne ». La crise actuelle au Venezuela représente, en fait, le résultat de l’accélération d’une décomposition et d’un marasme sans fond qui sont multifactoriels, à la fois politiques, sociaux, économiques et géopolitiques.

Les racines de cette accélération sont à chercher, d’une part, dans la continuité d’un modèle économique et d’un État « rentiers » qui ont été fortement impactés par la chute des prix du pétrole brut à partir de 2013, baisse des prix qui a aussi mis à mort les équilibres petro-redistributifs, populaires et participatifs de l’ère Chavez.

De l’autre, il y a également un contexte politique interne où la corruption de masse, un autoritarisme croissant (à partir de 2015 particulièrement) et la bureaucratisation vont de pair avec la désorganisation économique, l’effondrement du PIB (- 50% en 5 ans !), une fuite en avant extractiviste dans ce que l’on appelle la frange de l’Orénoque, le bassin pétrolier le plus au Sud des principaux gisements vénézuéliens, et l’explosion de la dette publique extérieure, le tout sur fond de perte de popularité de Maduro, qui a été réélu en 2018 mais avec une forte abstention et de nombreuses irrégularités.

On songera également, sur le plan international, au rôle des sanctions économiques étasuniennes qui asphyxient littéralement le pays et participent puissamment de la crise, de la pénurie et de l’explosion de l’inflation en privant l’économie vénézuélienne de ses revenus issus de l’étranger et en bloquant nombre de ses actifs, dont – parmi les plus précieux – les raffineries de CITGO en territoire nord-américain. Certains économistes parlent en ce sens de plusieurs centaines de milliards de dollars de perdus pour l’économie vénézuélienne dus aux sanctions, d’abord avec Obama à partir de 2015, et surtout avec Trump depuis août 2017. Pour l’impérialisme étasunien, l’un des enjeux est bien sûr de profiter de la faiblesse vénézuélienne pour essayer d’engranger une victoire en Amérique latine, après de nombreuses défaites de par le monde, de plus dans un pays ayant les principales réserves de pétrole au niveau international, et ce notamment face à son grand concurrent, la Chine, allié économique central de Nicolas Maduro.

Un autre élément, enfin, serait la réorganisation lente et chaotique de certains secteurs de l’opposition (Table de l’Unité Démocratique – la MUD) sous impulsion de Washington. Cette force continue à osciller entre la tentative du coup d’État, la violence de rue et un secteur plus « modéré » - aujourd’hui marginalisé - prêt à négocier. Juan Guaidó, le jeune dirigeant de « Volonté Populaire », parti très marqué à droite, élu président le 5 janvier de l’Assemblée Nationale et qui s’est autoproclamé, le 23, « président en exercice » se place directement dans le sillage de Trump et du « pronunciamiento », appelant les Forces Armées à le suivre. On se rappellera que parmi ses modèles se trouvent Leopoldo Lopez, aujourd’hui assigné à résidence et qui avait soutenu activement le coup d’État contre Chavez en avril 2002.

Et le monde du travail dans tout ça ? Existe-t-il une voie, étroite, sans doute, mais voie tout de même, pour une mobilisation du monde du travail et de la jeunesse, qui saurait s’opposer à un gouvernement mais en toute autonomie d’une opposition très pro-nord-américaine, quel que soit le discours qu’elle puisse avancer pour s’en défendre ?

On parle beaucoup du drame qui se joue au Venezuela comme celui de toute la gauche latino-américaine et mondiale, des gauches d’ailleurs qui s’écharpent allégrement sur l’analyse de la crise en cours et sur la meilleure manière de s’opposer au danger de guerre civile et à l’ingérence impériale. Pourtant, le drame est évidemment avant tout celui que vit le peuple vénézuélien, et tout particulièrement ses classes populaires ! Les chiffres sur le recul de l’espérance de vie ou du poids moyen des nouveau-nés, sur l’accès aux médicaments, sur le marché noir, etc. donnent le tournis et montrent comment ont été dilapidées les avancées sociales et démocratiques de la décennie antérieure…

Dans ce contexte, l’immense majorité du peuple vénézuélien rejette toujours toute tentative d’ingérence et encore plus une éventuelle intervention militaire étrangère. Mais il faut également noter que les manifestations de rage et de mécontentement dans certains bastions historiques du chavisme se sont multipliées, que ce soit du fait des pénuries et de l’effondrement des salaires, en rejet des pratiques policières répressives des FAES (forces spéciales) ou carrément en participant à des rassemblements organisés par l’opposition qui a essayé de capitaliser ce mécontentement.

Du point de vue des travailleurs, la tâche est titanesque surtout si l’on avance que la seule alternative possible est la (re)construction d’une indépendance de classe et d’une autonomie politique radicale, dans un contexte de polarisation extrême où les positions intermédiaires, du type « Ni Maduro, Ni Guaido » sont ultra-minoritaires. On le voit avec les difficultés à exister de groupes trotskystes comme par exemple Marea Socialista ou le Parti Socialisme et Liberté, même chose pour le mouvement libertaire ou ceux issus des luttes de l’écologie radicale. C’est d’ailleurs aussi le cas pour « Luchas », la Ligue Unitaire Chaviste Socialiste, qui maintient son ancrage chaviste critique et qui, il y a peu, dénonçait la répression syndicale dans une lettre adressée à Maduro.

Quant au mouvement syndical, les expériences passées ou récentes de l’Union Nationale des Travailleurs, créée en 2003 pour contrer la bureaucratie syndicale antichaviste de la CTV, puis de la Centrale Bolivarienne Socialiste des Travailleurs, philo-chaviste, fondée en 2014 mais sur des bases plus à gauche, ont souligné comment le chavisme a pu intégrer-coopter les dirigeants syndicaux. A l’inverse, l’Intersectorielle des Travailleurs du Venezuela (ITV), récemment créée et qui était censée être une nouvelle structure d’articulation des luttes de la classe ouvrière a finalement participé à la marche appelée par Guaidó le 23 janvier, perdant ainsi toute autonomie et légitimité…

Au plan politique, les appels de certains militant.e.s et intellectuels de gauche à tout faire pour éviter la guerre civile tout en respectant la souveraineté populaire, avec un référendum posant la question de l’opportunité de « relégitimer les pouvoirs », comme le prévoit la Constitution bolivarienne de 1999, apparaissent dans le contexte actuel de pression extérieure et polarisation intérieure comme bien difficiles à concrétiser. Pourtant c’est bien de ce côté-là qu’il faut creuser tout comme de celui d’une réactivation des formes d’auto-organisation communautaires, « démocratiques par en bas », communales, de « pouvoir populaire » qui subsistent contre vents et marées.

Faut-il voir dans le « Groupe de Lima », la Conférence de Bogotá, les dernières prises de positions de Jair Bolsonaro, une sorte de croisade de la droite sud-américaine, soutenue par son parrain républicain à la Maison Blanche, contre la gauche à échelle régionale ? Quelle serait la prochaine cible, si Maduro venait à tomber ?

Disons que les droites latino-américaines sont en train de pousser au maximum leur avantage face à la « fin de cycle » ou au reflux des progressismes, alimentés par des défaites électorales (en Argentine), des coups d’Etat parlementaires (comme au Brésil), des involutions endogènes (comme en Equateur) ou des crises dramatiques sur tous les fronts (au Venezuela). Et ce n’est malheureusement pas la relative stabilisation national-populaire « développementiste » en Bolivie ou l’arrivée du centre-gauche au Mexique qui infirment le fait que les droites et extrême droites pro-États-Unis ont le vent en poupe.

On est entré dans une forte zone de turbulences, très dangereuse pour toute la région. Trump est entouré des néo-conservateurs les plus bellicistes et obsessionnels qui soient : des personnages comme John Bolton, Mike Pence ou Elliott Abrams incarnent les pires souvenirs des années noires en Amérique latine. Ils représentent des logiques impériales agressives et sont d’autant plus va-t-en-guerre que les États-Unis sont désormais comme un animal blessé, un Empire en pleine décadence dominant un complexe militaro-industriel démesuré…

Derrière le théâtre d’opération vénézuélien, se trouve bien entendu fortement menacée Cuba, toujours ennemie numéro un, comme Trump l’a lui-même récemment reconnu. Et plus largement, c’est l’influence croissante de la Chine en Amérique Latine qui pose un grave problème à Washington. A court terme, le prétexte de « l’aide humanitaire » depuis la Colombie semble avoir échoué, l’ONU a d’ailleurs refusé de suivre, mais la partie sera encore longue. Définitivement, pour les gauches mondiales, le défi est, tout d’abord, la création d’un front unitaire anti-impérialiste, le refus de tout interventionnisme et logiques guerrières, qu’elles viennent de Trump, Macron, Guaidó ou de l’Union européenne, ensuite la défense du droit des peuples à l’autodétermination et, enfin, la solidarité avec les opprimé.e.s dans leur lutte pour l’émancipation, ce qui dans le cas du Venezuela passe forcément par une remise en cause de la boli-bourgoisie, du capitalisme rentier et de la caste corrompue au pouvoir, autant de pistes qu’illustre Gabriel Hetland dans un article récemment publié sur ContreTemps.

Propos recueillis par RPDimanche

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