L’ennemi principal

Lénine, la guerre et le défaitisme révolutionnaire

Camille Münzer

Lénine, la guerre et le défaitisme révolutionnaire

Camille Münzer

Le mouvement ouvrier d’avant 1914 s’est officiellement positionné contre le conflit qui s’annonçait. Mais après septembre, des syndicalistes et socialistes soutiennent la guerre, souvent avec enthousiasme.

Un petit nombre, une minorité, affirme à ce moment qu’il faut non seulement lutter contre la guerre, mais y compris œuvrer à la défaite de son propre gouvernement et sa propre bourgeoisie. C’est le « défaitisme révolutionnaire », la position que va tenir l’aile gauche de l’Internationale socialiste.

Face au retour des nationalismes, protectionnismes et souverainismes de droite comme de gauche, nous souhaitons revenir ici sur le sens de cette prise de position. Celle-ci, d’abord formulée par Lénine au début de la guerre puis dans le cadre de discussions ouvertes aux conférences de Zimmerwald et Kienthal, fut l’une des importantes contributions de ce dernier non seulement à la stratégie bolchévique, mais par elle à la victoire d’Octobre 1917.

Le mouvement ouvrier français à la veille de la guerre

En France, le développement du mouvement ouvrier s’est opéré au cours d’une période annonciatrice de la guerre à venir. Les différents congrès syndicaux (1906 à Amiens, 1908 à Marseille, 1910 à Toulouse et 1912 au Havre) réaffirment les positions antimilitaristes et antipatriotiques du mouvement ouvrier, de même que la nécessité de la préparation des travailleurs à répondre à une déclaration de guerre par la grève générale révolutionnaire. Après l’incident d’Agadir en 1911, des manifestations pacifistes sont organisées par les syndicats à Paris, Berlin, Londres, Vienne, etc.

L’Internationale Socialiste depuis sa formation en 1889 a eu une position plus ambiguë que la CGT française au sujet des moyens de lutte contre la guerre. Une des principales raisons de ces hésitations serait peut-être le penchant qui se manifeste très tôt au sein de l’Internationale pour l’action parlementaire, la participation gouvernementale et le rejet de la violence révolutionnaire. La légalisation des partis socialistes et des syndicats, et les transformations du capitalisme mondial avaient changé la nature de l’Internationale recréée par Engels en faveur de son aile « révisionniste ».

En juin 1899, le socialiste français Alexandre Millerand entre au gouvernement radical de Waldeck-Rousseau. Cette participation n’avait rien d’un accident. Au contraire, il s’agissait d’un tournant salué comme une victoire et justifié théoriquement par l’aile réformiste de l’Internationale. Selon elle, la lutte pour le socialisme se trouvait dans une étape intermédiaire qui nécessitait un gouvernement conjoint de la bourgeoisie et du prolétariat, où ce dernier planterait des « germes de socialisme » au sein de l’État. De même, au sein de la social-démocratie allemande, le rejet de la violence comme tactique de lutte se faisait depuis plusieurs années au nom du rejet du « blanquisme », tactique privilégiant les moyens de lutte illégaux.

Ainsi, différentes motions sont rejetées successivement lors des congrès de l’Internationale qui défendent la grève générale comme principale tactique de lutte contre la guerre. C’est finalement lors du congrès extraordinaire de Bâle en 1912, convoqué en urgence suite à la guerre aux Balkans, que l’Internationale adopte une résolution qui s’oppose radicalement à la guerre. Le célèbre manifeste du congrès, intitulé « Guerre à la guerre », finit par une « sommation aux gouvernements » et un rappel de la « mission historique du prolétariat international » .

Du côté du mouvement socialiste français, le dernier congrès en période de paix a lieu en juillet 1914, au milieu des préparatifs pour la guerre. Ce congrès est censé formuler une prise de position devant un éventuel conflit international. A l’issue des débats où Jaurès mène la lutte pour la grève générale révolutionnaire, il adopte une motion qui affirme que « entre tous les moyens employés pour prévenir et empêcher la guerre […], le Congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière simultanée et internationalement organisée dans les pays intéressés ».

Nous voyons que, au fur et à mesure des congrès, les différentes organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier ont clarifié leurs positions vis-à-vis de la guerre qui se préparait. L’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 n’était, en dernière instance, qu’un signe de plus dans une succession d’évènements qui, depuis le début du siècle, annonçaient un conflit mondial. Pourtant, du jour au lendemain, toutes les résolutions de congrès et toutes les motions vont devenir du papier mouillé. Le syndicalisme français, voulant faire oublier ses pêchés d’hier, son radicalisme et ses prétentions autogestionnaires, avait fini par faire entrer le « syndicalisme révolutionnaire » dans le cadre étroit de l’État bourgeois, se ralliant à la négociation et à la paix sociale. Il faisait partie désormais des institutions respectables de la République française.

Les appels à la grève générale devenaient alors des appels à l’Union sacrée et la lutte contre le militarisme une croisade pour sauver la tradition démocratique et révolutionnaire de la France face à l’autocratie « germanique ». Pour faire marcher, main dans la main, ouvrier et patron, Léon Jouhaux, secrétaire de la CGT, fera des appels du pied au mouvement ouvrier pour que celui-ci « profite » de la guerre pour prendre des marchés à l’Allemagne et assurer l’emploi industriel en France. Le 3 août au parlement allemand, sur 111 députés sociaux-démocrates 15 seulement se sont prononcés contre le vote des crédits de guerre. On raconte que lorsque Lénine lut le numéro de Vorwärts (journal du parti social-démocrate allemand) sur le vote au parlement allemand, il pensa qu’il s’agissait d’un faux fabriqué par l’état-major allemand pour semer la discorde au sein de l’Internationale. Pourtant, il ne s’agissait que de sa faillite.

Le caractère de la guerre mondiale

Les guerres doivent être comprises dans leur contexte historique spécifique. Ainsi, pour Lénine, un conflit entre une nation opprimée et une nation impérialiste n’est pas de même nature, et n’a pas les mêmes implications pour les révolutionnaires, qu’un conflit entre deux puissances impérialistes. De la même manière, dans la période de 1789 jusqu’à 1871, les guerres de libération nationale, « à caractère progressif bourgeois », dont l’un des principaux objectifs était le renversement de l’absolutisme, national ou étranger, ont peu de chose à voir avec les conflits inter-impérialistes du XXe siècle.

C’est pour cela que Lénine prend le soin de parler de guerres d’un nouveau type dans sa brochure « Le socialisme et la guerre » de 1915. Il dit, dans le but de différencier le conflit européen des guerres passées : [« Si demain le Maroc déclarait la guerre à la France, l’Inde à l’Angleterre, la Perse ou la Chine à la Russie, etc., ce seraient des guerres “justes”, “défensives”, quel que soit celui qui commence, et tout socialiste appellerait de ses vœux la victoire des Etats opprimés, dépendants, lésés dans leurs droits, sur les “grandes” puissances oppressives, esclavagistes, spoliatrices » (Lénine, « Le socialisme et la guerre », 1915).

Or la Première Guerre mondiale n’est pas, dans ce sens, une guerre où les révolutionnaires pourraient prendre position pour un des deux camps, où une position de « défense de la patrie » serait justifiable. Mais plutôt une guerre inter-impérialiste qui s’apparente à un conflit entre des propriétaires d’esclaves pour la consolidation de l’esclavage. Selon sa théorie de l’impérialisme, une des caractéristiques de ce nouveau stade du capitalisme est, entre autres, le développement de monopoles suite à la concentration et la centralisation du capital.

Une des conséquences du capitalisme de monopoles est alors le partage économique du monde entre groupements capitalistes et le partage politique du monde entre grandes puissances. La formation de monopoles produit des énormes excédents de capitaux par rapport aux possibilités d’investissement dans le marché intérieur. L’exportation de capitaux devient centrale pour l’économie des pays les plus développés, d’où le partage du monde entre puissances économiques et grands trusts internationaux. L’exportation du capital se fait dès lors vers les pays coloniaux ou semi-coloniaux et autant de « zones d’influence ». L’essor impérialiste de la fin du XIXe siècle et du début du XXe se fait parallèlement à un partage progressif des territoires d’investissement entre les puissances mondiales. Mais ce partage devient rapidement une lutte entre les Etats : lutte pour les colonies, pour les territoires économiques, passage d’une colonie des mains d’une puissance à une autre au cours de guerres coloniales, etc.

Au cours de cette transformation, le capitalisme lui-même change en quelque sorte de nature et, avec lui, le caractère politique de ses guerres. Autrefois progressiste et potentiellement libérateur, le capitalisme devient agonisant, et pourrissant. La guerre de 1914 est donc le produit de cette nouvelle étape dans laquelle est entré le capitalisme. En ce sens, il n’y a pas de retour en arrière possible, il ne peut pas y avoir de capitalisme sain ou pacifique, ni un avenir de paix entre les puissances. Mais, en même temps, la guerre offre les conditions objectives d’une révolte contre le capitalisme.

La première expression du « défaitisme révolutionnaire »

Le début de la guerre brise l’appareil bolchévique. La plupart des dirigeants en exil sont isolés, quand ils n’ont pas rallié directement l’Union sacrée, voire, pour certains « défensistes », rejoint l’armée française. Lénine se rend à Berne au début du conflit et rédige le 6 septembre 1914 des « thèses » qui jetteront les premières bases d’une réponse politique à la situation. Le texte intitulé « Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne » est rédigé dans l’urgence. Ces thèses s’adressent tout d’abord aux dirigeants du parti bolchevique en Russie et peuvent se résumer à une dénonciation de la trahison de la majorité des chefs de la Deuxième Internationale et un appel à la lutte contre le patriotisme. Elles avaient pour but de donner une orientation politique au parti au milieu de la confusion générale du début des affrontements armés. Mais, surtout, on y trouve une première mention à ce que sera plus tard la doctrine du « défaitisme révolutionnaire ». Pour Lénine, « du point de vue de la classe ouvrière et des masses laborieuses des peuples de Russie, le moindre mal serait la défaite de la monarchie tsariste et de ses armées qui oppriment la Pologne, l’Ukraine et nombre d’autres peuples de Russie, et qui attisent la haine nationale afin de renforcer le joug des Grands-Russes sur les autres nationalités et de consolider le pouvoir réactionnaire et barbare de la monarchie tsariste ». (« Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne », 6 septembre 1914).

Comme le remarque Alfred Rosmer dans Le mouvement ouvrier et la Première Guerre mondiale, cette formulation est, au départ, très circonstanciée : une défaite du tsarisme serait un « moindre mal », puisqu’elle signifierait la fin du régime autocratique et l’oppression nationale sur les minorités ethniques. Néanmoins, ces thèses sont lues au-delà du cercle des militants sociaux-démocrates russes, puisqu’elles sont également transmises aux militants socialistes suisses et italiens qui s’en inspirent pour la résolution approuvée lors de la conférence italo-suisse de Lugano le 27 septembre 1914.

Le « défaitisme » de Lénine suscite à ce moment beaucoup de critiques au sein du mouvement d’opposition à la guerre et des milieux sociaux-démocrates, notamment chez ceux qui refusaient de voir dans la défaite de leur gouvernement un « moindre mal ». Il s’opposera sur ce point à Trotsky, qui pense que le mot d’ordre de « défaite de son propre gouvernement » est une concession au patriotisme, dans la mesure où il remplace la « lutte révolutionnaire contre la guerre et ses causes » pour la défense d’un « mal mineur ». Lénine répond à Trotsky dans un article de juillet 1915, où il affirme que « la lutte révolutionnaire contre la guerre et ses causes » est une phrase creuse, puisque la seule lutte révolutionnaire contre son propre gouvernement en temps de guerre est, non seulement de souhaiter sa propre défaite, mais de faciliter cette défaite. De la même manière, Lénine répond aussi que désirer et œuvrer pour la défaite de son propre gouvernement ne veut pas dire pour autant souhaiter la victoire du gouvernement adverse (l’Allemagne contre la France, par exemple). Hors de question alors pour les révolutionnaires de faire sauter des ponts ou de contribuer militairement à la victoire de l’armée ennemie. Mais au contraire encourager la fraternisation entre les soldats ennemis dans les tranchées ou déclencher des grèves dans les secteurs stratégiques de l’économie. Ainsi, toute tactique révolutionnaire de lutte antimilitariste n’a de sens et ne peut être efficace que si elle contribue à la défaite de son propre gouvernement et de sa propre bourgeoisie.

La transformation de la guerre mondiale en guerre civile

L’autre aspect fondamental du programme défendu par Lénine dans ses « thèses » du début du conflit c’est la transformation de la guerre mondiale en guerre civile. D’une certaine façon l’agitation pour la défaite de son propre gouvernement et les actions antimilitaristes qui s’inscrivent dans cette perspective sont déjà un début d’application de ce mot d’ordre. Il s’agit tout simplement de la rupture de la légalité dans le conflit entre les classes, qu’Engels résumait dans la phrase : « Tirez les premiers, messieurs les bourgeois ». Ce serait la bourgeoisie qui pousserait le prolétariat en uniforme à retourner les fusils contre ses officiers et ses gouvernements respectifs.

Cette position n’était en réalité qu’un rappel des positions de principe du mouvement socialiste d’avant la guerre. Appeler à la grève générale insurrectionnelle, voter contre les crédits de guerre, provoquer la fraternisation des soldats, etc., étaient autant de mesures à la portée des principales organisations socialistes européennes qui auraient précipité les événements et facilité la transformation de la guerre mondiale en une guerre civile entre les classes. C’est dans cet esprit que Lénine ne cesse de revendiquer le manifeste de Bâle de 1912 de l’Internationale dans sa brochure « Le socialisme et la guerre ». Ici, il rappelle l’exemple de la Commune de 1871 et la révolution russe de 1905 comme des conflits internationaux (la guerre franco-prussienne et la guerre russo-japonaise) qui se sont transformés en guerres civiles, c’est-à-dire en révolutions qui ont renversé par la violence le pouvoir politique des classes dominantes.

La guerre avait dégradé considérablement les conditions de vie et de travail des classes populaires européennes. En France, les ouvriers sont remplacés dans les usines par des femmes et des enfants qui, pour le socialiste Millerand, « n’ont pas de droits ». Il n’y a effectivement plus de droits syndicaux : les réunions syndicales sont à peine tolérées, contre les acquis du mouvement ouvrier de 1848 les journées de travail peuvent maintenant aller jusqu’à douze heures consécutives et les patrons se concertent sur une baisse générale des salaires. L’Union sacrée avait provoqué une baisse considérable du nombre de grèves. Il faudra attendre l’année 1916 pour une reprise de la conflictualité au travail. Cependant, pour Lénine, la lutte de classes ne devait pas s’arrêter au seuil des intérêts « nationaux », ni devant aucune considération « patriotique », ni devant les enjeux de stratégie militaire. Ainsi, la lutte contre le gouvernement ne doit pas être suspendue à la possibilité de la défaite de son armée causée par l’agitation révolutionnaire, puisque déclencher des grèves dans des secteurs stratégiques de l’économie de guerre ou faire de l’agitation antimilitariste auraient facilité la défaite de son propre gouvernement. La défaite militaire de son propre gouvernement affaiblit l’Etat, aide à libérer le prolétariat de son influence idéologique et rend la transformation de la guerre en guerre civile plus facile. Pour le prolétariat, la défaite de son propre gouvernement est donc, en dernière instance, un mal infiniment moindre que la victoire de son propre gouvernement.

De Zimmerwald à Kienthal

A l’issue de la conférence de Lugano du 27 septembre 1914, dont le manifeste est inspiré des « Thèses » de Lénine, les organisations socialistes italienne et suisse convoquent une nouvelle conférence socialiste internationale avec la participation de militants de pays engagés dans la guerre. Celle-ci devait avoir lieu en Suisse les premiers jours de septembre 1915. Si l’on ne pouvait pas compter avec la participation de la direction de l’ancienne Internationale, il existait néanmoins des oppositions socialistes et syndicales à la guerre dans la plupart des pays belligérants.

Des délégations d’Allemagne, de France, d’Italie, d’Angleterre, de Russie, de Pologne, de Bulgarie, de Roumanie, de Suède, de Norvège, de Hollande et de Suisse se rencontrent à Zimmerwald. Il y avait des bases communes à tous les délégués, mais des divergences étaient évidentes par rapport à la suite à entreprendre. Une partie des présents avait peu d’ambitions sur l’issue de la conférence et voyait en elle tout au plus une manière de rétablir des relations entre socialistes à l’échelle européenne. Ces mêmes délégués ne voulaient pas rompre avec l’ancienne direction de l’internationale et il était donc hors de question d’en fonder une nouvelle.

Pour Lénine, la conférence était principalement l’occasion de défendre auprès des socialistes oppositionnels européens ses thèses sur le défaitisme révolutionnaire, c’est-à-dire le caractère impérialiste de la guerre, la défaite de son propre gouvernement comme un « moindre mal » et la transformation de la guerre mondiale en guerre civile entre les classes, de même que la perspective d’une nouvelle internationale.

Néanmoins, Lénine devra faire des concessions sur la question de la défaite de son propre gouvernement, position qui ne se trouvera pas dans la résolution finale. Malgré le fait qu’il trouvait le projet de résolution rédigé par le Trotsky « inconséquent et timoré » , la résolution est adoptée à l’unanimité. Celle-ci était, pour Lénine, un pas en avant indispensable dans la rupture avec le socialisme patriotique qui s’était rallié à la bourgeoisie et à sa guerre.

La plupart de ces débats se renouvelleront lors de la deuxième conférence organisée par les socialistes opposants à la guerre, qui aura lieu à Kienthal en avril 1916. De nouveau une aile droite et une aile gauche se dessinent autour de la question de la rupture avec la Deuxième internationale. L’aile droite de Zimmerwald continuait à voir dans ces conférences un phénomène temporaire pour faire pression sur la direction de l’Internationale, en espérant la redresser à l’issue de la guerre, tandis que Lénine et Trotsky voyaient dans la trahison de l’Internationale la fin d’une époque. Quant au mot d’ordre de « défaite de son propre gouvernement », il ne sera pas présent non plus dans la résolution issue de la conférence. Mais entre Zimmerwald et Kienthal, le mouvement socialiste oppositionnel débattra sans cesse de la question du « défaitisme révolutionnaire ».

Le débat de Lénine avec Rosa Luxembourg

Luxembourg répond à Lénine sur le « défaitisme révolutionnaire » dans une brochure signée sous le pseudonyme de Junius publiée en 1916. Pour elle, tant la victoire que la défaite sont également indésirables.

Elle partage l’idée de Lénine selon laquelle cette guerre est d’une nature différente des précédentes, principalement en raison de l’époque dans laquelle est entré le capitalisme. La guerre montre le degré élevé du développement atteint par les forces productives dans les principales puissances européennes. Mais le niveau technique élevé de la production devient sous la guerre mondiale un niveau technique élevé de destruction. Comme le dira Walter Benjamin en 1935, « au lieu de canaliser des cours d’eau, [la guerre] remplit ses tranchées de flots humains. Au lieu d’ensemencer la terre du haut de ses avions, elle y sème l’incendie ». Les techniques qui autrement seraient consacrées à satisfaire les besoins les plus élémentaires de l’humanité se révoltent contre celle-ci, produisant son contraire.

Malgré cet accord, Luxembourg tire une conclusion très différente de celle de Lénine : en raison du pourrissement social auquel est arrivé le capitalisme, et du développement de la technique sous celui-ci, on ne peut pas formuler une prise de position en termes militaires, on ne peut donc pas choisir entre la victoire ou la défaite. L’impérialisme a rendu caduc le programme démocratique bourgeois et les guerres de libération nationale, cette guerre n’a absolument aucun aspect progressiste et on ne peut pas prendre position au sein d’un conflit réactionnaire qui oppose deux factions de la bourgeoisie internationale. Le prolétariat devrait lutter contre l’impérialisme comme un bloc et de manière internationale. C’est-à-dire qu’une victoire de l’Allemagne apporterait non seulement la ruine de la France ou l’Angleterre, pays avec lesquels elle entretient des liens économiques étroits, mais sa propre ruine. Qui plus est, la défaite de l’Allemagne, dit Luxembourg avec une grande clairvoyance, voudrait dire tout simplement « de nouveaux préparatifs militaires fiévreux » en vue d’une nouvelle guerre mondiale. L’alternative ne se situe pas entre victoire ou défaite de son propre gouvernement, mais entre « socialisme ou barbarie » .

Se plaçant du point de vue de la géopolitique mondiale, ni la défaite, ni la victoire de son propre gouvernement ne peuvent être progressistes pour le prolétariat à l’issue de la guerre. Pour Rosa Luxembourg, « c’est la guerre elle-même, et quelle que soit son issue militaire, qui représente pour le prolétariat européen la plus grande défaite concevable, et c’est l’élimination de la guerre et la paix imposée aussi rapidement que possible par la lutte internationale du prolétariat qui peuvent apporter la seule victoire à la cause prolétarienne ».

Si la défaite est exclue comme mot d’ordre d’agitation, que peut alors le prolétariat ? Comment ne pas le réduire à la passivité au milieu du conflit ? L’impérialisme et son militarisme ne pouvant être « modérés », il ne revient pas au prolétariat de dicter les termes de la paix, du désarmement, des futures frontières après la signature d’accords de paix. Comment trancher alors le nœud gordien de la politique révolutionnaire pendant la guerre impérialiste ? À partir de l’exemple de la Commune de Paris de 1871 ou des Jacobins français, Luxembourg défend que la seule politique responsable à défendre par les sociaux-démocrates est la « défense de la patrie » par le peuple en armes et non par l’armée permanente dirigée par les classes dominantes. Elle reproche au parti social-démocrate d’avoir « abandonné » la perspective d’une défense de la patrie face à une guerre impérialiste dont le but principal serait la conquête. Cela ne constituerait pas un ralliement politique à la bourgeoisie, mais une entreprise révolutionnaire de renversement de la bourgeoisie à travers l’armement de la population, en dehors de l’armée permanente comme détachement séparé d’hommes armés.

Lénine, toujours en invoquant le caractère fondamentalement différent de la guerre impérialiste par rapport aux guerres passées, répond à Luxembourg en 1916 dans un texte intitulé « À propos de la brochure de Junius ». Aux guerres féodales et dynastiques des classes dominantes, on pouvait opposer les guerres révolutionnaires autour d’un programme démocratique bourgeois, de libération nationale ou de défense de la patrie. Or, l’impérialisme a effacé ces distinctions, puisque quelle que soit la forme de l’Etat bourgeois (l’Empire, le Royaume ou la République démocratique), toute victoire de celui-ci ne peut être que réactionnaire pour le prolétariat. On ne peut donc pas opposer la « défense de la patrie » au « défaitisme révolutionnaire » car il n’y a pas de patrie à défendre, seulement un Etat bourgeois imbriqué profondément dans la chaîne impérialiste mondiale. Ainsi, la « capacité d’action des masses prolétariennes dans leur lutte contre l’impérialisme » que Luxembourg revendique n’est selon lui qu’un vœu pieux si elle ne s’inscrit pas dans la perspective de la défaite de son propre gouvernement comme moindre mal. L’erreur de Luxembourg serait dès lors de se placer toujours dans le schéma qui a existé de 1793 jusqu’en 1871, celui où la « défense de la patrie », dans la continuation des luttes de libération nationale ou de l’exemple de la Commune de Paris, pouvait avoir un caractère progressiste et potentiellement révolutionnaire.

Vers 1917 et une nouvelle Internationale

La guerre avait fait éclater la Deuxième Internationale et en même temps fait apparaître deux tendances irréconciliables au sein de celle-ci. Les « socialistes de guerre », qui lors de l’éclatement de la guerre avaient commencé par abonder dans le sens des politiques criminelles d’Union Sacrée avec la bourgeoisie, poursuivront leur collaboration après celle-ci. Les oppositionnels continueront dans la voie ouverte par Zimmerwald et Kienthal, chemin qui mènera à la Révolution d’octobre et à une nouvelle Internationale.

Par en-bas, la crise faisait aussi son œuvre. Le mécontentement se faisait sentir au front à travers des désertions par milliers et dans les usines par de nombreuses grèves face à une guerre qui durait au-delà de ce qui avait été envisagé par les classes dominantes. En Russie, le lien politique que la guerre avait établi entre la bourgeoisie et les masses commençait à se déliter. Les défaites militaires et la misère dans les villes avaient créé une situation au bord de l’explosion sociale, où chaque grève et chaque manifestation risquait de tourner en conflit ouvert. Lorsque les femmes ouvrières de Petrograd ont fait grève le 24 février 1917, déclenchant la première révolution russe, le temps était venu pour les socialistes de transformer la guerre mondiale en guerre civile.

Dans les manifestations, le slogan « Du pain ! » a très vite été systématiquement accompagné par « À bas la guerre ! ». Selon les propos d’un soldat rapportés par Trotsky dans son Histoire de la révolution russe, peu importait le vainqueur du conflit, ce qu’il fallait était la paix, la fin de la boucherie, le retour des soldats. Difficile dans la confusion du début de la guerre, le travail politique effectué par les socialistes opposants à la guerre, avec Lénine à leur tête, parvint à insuffler de la haine de classe dans la démoralisation qui commençait à s’installer au sein de la population. En Russie, ce sentiment prit corps à travers les manifestations de masse qui allaient renverser une autocratie installée depuis des siècles.

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