Pas de justice, pas de paix

Les révoltes contre les violences policières ébranlent les fondements de l’État américain

Jimena Vergara

James Dennis Hoff

Les révoltes contre les violences policières ébranlent les fondements de l’État américain

Jimena Vergara

James Dennis Hoff

Mercredi 3 juin, le maire de Minneapolis a annoncé que Derek Chauvin, le policier qui a asphyxié George Floyd, serait poursuivi pour meurtre, et que ses trois collègues complices allaient finalement être arrêtés. C’est une victoire importante pour le mouvement ; mais la brèche ouverte par ces manifestations sans précédent ne saurait se refermer aussi vite, et la mobilisation doit se poursuivre.

Depuis maintenant plus d’une semaine, des manifestations quotidiennes ont éclaté à travers les États-Unis en réaction au meurtre de George Floyd par la police. Ce qui a commencé à Minneapolis comme un modeste mais violent soulèvement contre des décennies de violence policière aux États-Unis s’est maintenant étendu à presque toutes les grandes villes du pays, ainsi qu’à de nombreuses petites villes et municipalités. Chicago, Los Angeles, New York, Oakland, Seattle, Denver, Louisville, Washington, Atlanta et plus de 140 autres villes ont été le théâtre d’une explosion de colère et de révolte. Parallèlement, les travailleurs du monde entier ont organisé des manifestations et des marches de solidarité à Londres, Berlin, Auckland, Copenhague et Toronto. Mardi, à Paris, des milliers de manifestants ont bravé la police pour demander justice pour Adama Traoré et George Floyd, et la fin des pratiques policières racistes. Malgré la menace du coronavirus, qui s’ajoute à la répression policière, des centaines de milliers de personnes à travers le monde sont spontanément descendues dans la rue pour exiger la fin des violences policières et pour crier leur colère contre ce système.

Aux États-Unis, des manifestants ont affronté les forces de l’ordre et ont brûlé des voitures de police, des lieux de pouvoir et des grands magasins. La Garde nationale a été déployée dans plusieurs villes du pays pour les réprimer. Des milliers de manifestants ont été arrêtés, des centaines ont été blessés par des armes "non-létales", plusieurs ont été tués et au moins deux journalistes ont perdu un œil après avoir été visés par la police avec des balles en caoutchouc. Quant au président Trump, en grand amateur des incitations à la violence, il a encouragé les États et les proto-milices de Blancs armés à s’en prendre aux manifestants, et a utilisé la formule "si vous pillez, on tire" – ce qui montre bien où se situent ses priorités. Depuis, il y a eu au moins deux cas d’agressions de manifestants par des miliciens blancs, et dimanche, un restaurateur de 53 ans, David McAtee, a été tué par la Garde nationale à Louisville, dans le Kentucky. Son corps a été laissé dans la rue pendant 12 heures. Le lendemain, lors d’une conférence téléphonique avec les gouverneurs américains, le président Trump a qualifié leur réaction face aux manifestations de "molle" et les a exhortés à "maîtriser" les manifestants rebelles, ajoutant "vous devez les appréhender, les traduire en justice et les envoyer en prison pour longtemps". Ces déclarations arrivent à peine quelques heures après que des manifestants à Washington aient encerclé la Maison Blanche, incendié une guérite et se soient affrontés aux services secrets dans le parc Lafayette pendant que Trump était caché dans le bunker de la Maison Blanche.

Malgré le discours du président et la pagaille gigantesque, les dégâts matériels et les pillages, la plupart des Américains continuent de soutenir les manifestants et leurs revendications. Les réseaux sociaux, y compris les comptes de plusieurs grandes entreprises, sont plein de messages de solidarité. Parallèlement, un sondage national de Reuters publié mardi a montré que 64 % des personnes interrogées étaient "solidaires des manifestants" et 47 % ont déclaré qu’elles désapprouvaient la gestion policière des manifestations jusqu’à présent. Seuls 27 % des sondés ont déclaré être contre les manifestations. Dans un sondage de Monmouth également publié mardi, 78 % des personnes interrogées déclarent que "la colère qui a conduit à ces manifestations était justifiée ou entièrement justifiée", et 54 % des sondés considéraient que les manifestations étaient encore justifiées, même en prenant en compte leur déroulement parfois violent. Cela semble indiquer qu’il y a, au moins pour le moment, un large consensus sur la nécessité de prendre des mesures pour résoudre le problème des violences policières. Reste à savoir jusqu’où la plupart des Américains sont prêts à aller dans leur soutien aux manifestants, mais il est clair que de larges secteurs de la classe ouvrière sont prêts à se mobiliser pour un changement de fond.

« Dans ce clair-obscur surgissent les monstres »

Si la situation actuelle est très fluctuante et évolue presque quotidiennement, une chose est sûre : la nature, la portée et la diversité de ces manifestations sont une première aux États-Unis depuis plusieurs décennies. On doit remonter à 1992 pour trouver un phénomène comparable, quand les révoltes en réaction au passage à tabac de Rodney King par la police de Los Angeles avaient duré cinq jours et ont gagné plusieurs villes à travers le pays. Mais les manifestations pour George Floyd durent déjà depuis une semaine, et ce malgré les couvre-feux et la répression policière, et pour l’instant, elles ne montrent aucun signe de ralentissement. En outre, le contexte social et politique de ce soulèvement est bien plus dynamique et explosive qu’en 1992, quand la puissance américaine était à son apogée. Du fait de ces différences, il est possible que nous traversions une phase de remous et de révoltes périodiques beaucoup plus longue, semblable aux manifestations et aux affrontements de l’été 1967, durant lequel plus de 150 émeutes (pour la plupart en réponse à des violences policières) ont eu lieu dans tout le pays pendant trois mois. Au même titre que les soulèvements internationaux de la fin des années 1960, dont l’été 1967 fait partie, les émeutes de cette semaine sont le produit d’une série de crises sous-jacente, à la fois sociales, politiques et économiques, qui ont été portées à leur paroxysme par la pandémie de coronavirus.

Mais ces crises imbriquées font elles-mêmes partie d’une crise bien plus large et ancienne, une "crise organique" du capitalisme, dont les proportions et la profondeur sont telles qu’elles remettent en question la légitimité du système tout entier. De telles situations sont, selon Antonio Gramsci, une sorte d’ "interrègne", une période de changement dans laquelle "le vieux monde se meurt et le nouveau monde tarde à apparaître". Dans un tel contexte, ces manifestations peuvent être comprises comme les premiers signes avant-coureurs de l’arrivée de ce nouveau monde, que nous pourrons probablement observer au cours des mois et des années à venir.

Mais si ces crises, encore non résolues, touchent les travailleurs du monde entier, il est incontestable qu’elles ont particulièrement frappé les Noirs américains. Et comme ils constituent l’un des groupes de travailleurs les plus exploités aux États-Unis, il n’est pas surprenant qu’ils soient à l’avant-garde de ces soulèvements. La pandémie de Covid-19 et la crise économique qui en a résulté, le chômage de masse, l’extrémisme de droite et les violences policières endémiques ont fait des ravages dans les communautés noires. Les Noirs américains, par exemple, ont plus de trois fois plus de chances de mourir des suites du Covid-19 que les Blancs américains. Depuis la mise en place du confinement, le taux de chômage officiel des Noirs américains a atteint 16,7 %, soit deux points et demi de plus que le chômage des Blancs. En outre, la différence de richesse entre la population noire et la population blanche est à son plus haut niveau depuis le siècle dernier, alors même que la population noire a déjà été durement touchée par la crise économique de 2008. Et bien sûr, les Noirs continuent d’être victimes de pratiques policières oppressives et racistes, ainsi que de violences et de harcèlement policier dans leurs quartiers. Mais comme le montrent les images des manifestations, les Noirs ne sont pas les seuls à se révolter.

La jeunesse sur le devant de la scène

Ce qui se manifeste dans la rue aujourd’hui est l’expression d’une colère généralisée de la part d’une avant-garde multiraciale et essentiellement jeune, qui a été à l’origine de nombre de ces manifestations et affrontements avec la police. Si la violence et la répression policières sont de loin les principales préoccupations des manifestants, qui ont déjà réussi à obtenir l’arrestation des quatre policiers impliqués dans le meurtre de Floyd, il est clair que leur colère va au-delà de la police. Après tout, les violences policières ne sont que l’expression la plus évidente et la plus flagrante de dynamiques beaucoup plus vastes et profondes de répression et de privation de droits. Derrière chaque meurtre commis par la police, il y a des milliers de personnes jeunes et racisées qui ont été brutalisées, harcelées et emprisonnées. Et derrière chaque émeute contre la police, il y a des millions de travailleurs et de personnes racisées en proie à la misère économique, à la maladie, à la violence familiale, au chômage et à la précarité alimentaire et la précarité de logement.

Ces manifestations ne révèlent pas seulement la rage refoulée de toute une génération de jeunes, mais elles témoignent également d’une méfiance générale et croissante à l’égard des institutions de l’État. Le taux de chômage élevé auquel de nombreux jeunes américains sont confrontés aujourd’hui (plus de 30 % pour les 18-24 ans), combiné à un endettement massif, à la baisse du niveau de vie et à la menace constante du changement climatique, a laissé toute une génération sans grand espoir et encore moins de confiance dans les institutions économiques, gouvernementales et policières. Dans un sondage réalisé auprès des jeunes de Harvard le 23 avril, soit un mois après la fermeture de l’université, seuls 8 % des Américains âgés de 18 à 29 ans estimaient que le gouvernement fonctionnait convenablement, tandis que 39 % jugeaient que les institutions devaient être remplacées plutôt que simplement réformées. On est loin du réformisme qui, quelques mois auparavant, avait été une composante essentielle du soutien de la gauche à Bernie Sanders, le principal outsider du Parti démocrate.

Il y a quelques mois à peine, la jeunesse a été enthousiasmée par la candidature de Bernie Sanders. Sanders a saisi les espoirs de la jeunesse américaine et, pendant un court instant, nombreux ont été les Américains à penser que le Parti démocrate pourrait être un vecteur de réformes structurelles. Sa campagne a cependant souvent été à la traîne par rapport aux attentes de ses partisans, et son incapacité à réaliser ne serait-ce qu’une partie des modestes réformes qu’il avait promises, sans parler de son soutien à Joe Biden, un candidat complètement hors-sol, a suscité la désillusion et la colère de nombre de ses partisans. Puis est venue la pandémie, et avec elle la deuxième crise économique de grande ampleur que connaît la génération des millenials, qui a déjà dû grandir en pleine récession après 2008. Le contexte de la pandémie et le regain de lutte des classes qui a suivi ont contribué à la radicalisation de toute une frange jeune et précaire de travailleurs essentiels des secteurs en première ligne. Pour les jeunes noirs et blancs qui défilent maintenant côte à côte dans la rue, le slogan "Pas de justice, pas de paix" n’est pas une menace en l’air, et il semble clair que la "paix" bourgeoise ne sera pas facile à rétablir.

Lutter, oui, mais pour quoi ?

S’il est trop tôt pour dire si ces manifestations vont encore se poursuivre pendant des semaines ou des mois, ou si les affrontements entre les manifestants et la police vont s’intensifier, il est clair que des millions de jeunes, et même moins jeunes, sont prêts à se battre. Mais ce mouvement a bien des défis à relever. La simple spontanéité peut vite s’épuiser si le mouvement ne se donne pas d’objectifs clairs. Les mobilisations de rue peuvent être efficaces, mais elles ne sont pas suffisantes pour forcer l’État à mettre fin aux violences racistes qui ont coûté la vie à George Floyd, Breonna Taylor, Sean Reed, Ahmaud Arbery et bien d’autres. Reste à voir si le mouvement va se massifier, adopter un objectif clair et commencer à s’organiser sous des formes plus concrètes d’auto-organisation, comme des assemblées locales à même de servir d’ambassadeurs entre l’avant-garde dans la rue et le reste de la classe ouvrière. Bien que de nombreux syndicats soutiennent le mouvement et qu’il existe de nombreux exemples de solidarité des travailleurs envers les manifestants dans tout le pays, cela ne suffit pas. Les luttes vont aller en s’intensifiant, et il est donc plus vital que jamais que les secteurs déjà organisés et non organisés de la classe ouvrière luttent ensemble.

La dissociation de l’avant-garde mobilisée, qui a mené ces manifestations, du mouvement de masse est aujourd’hui le plus grand risque qui menace le mouvement. C’est en tout cas le résultat que le Parti démocrate appelle de ses vœux et qu’il essaie déjà activement d’obtenir. En distinguant bons et mauvais manifestants, ou "vrais militants" et soi-disant "éléments perturbateurs extérieurs", le Parti démocrate et les soit-disant "leaders" noirs cherchent à diviser le mouvement et à rediriger l’énergie de la mobilisation vers les élections présidentielles et législatives. Par conséquent, le mouvement doit explicitement rejeter la politique du Parti démocrate et exiger que les responsables politiques démocrates de la mort de George Floyd et des violences infligées aux manifestants, tels que le maire de Minneapolis, Jacob Frey, et le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, démissionnent immédiatement.

À ce stade, le mouvement doit continuer à condamner et à prendre ses distances avec les deux grands partis capitalistes américains, en particulier le Parti démocrate, qui prétend représenter la communauté noire ; mais la gauche doit également se battre pour l’émergence d’une nouvelle organisation socialiste révolutionnaire aux États-Unis.

Il est tout à fait possible qu’un secteur de l’avant-garde des travailleurs essentiels et du mouvement contre les violences policières continue de se radicaliser et soit à la recherche de nouvelles alternatives politiques. C’est pourquoi les militants socialistes, en plus de participer au mouvement et aux manifestations, doivent également militer pour une rupture définitive avec le Parti démocrate et pour la création d’un parti révolutionnaire, indépendant des partis capitalistes. Seule une telle organisation sera en mesure de transformer cette expérience de lutte des classes en un outil pour mener les batailles à venir. Nous ne pouvons pas laisser l’énergie investie dans la rue se perdre dans l’impasse du "moindre mal". Il nous faut une organisation politique propre. Le temps est venu.

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
MOTS-CLÉS

[Amérique du Nord]   /   [#JusticeForGeorgeFloyd]   /   [Covid-19]   /   [Coronavirus]   /   [Racisme]   /   [Racisme et violences d’État]   /   [États-Unis]   /   [International]