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Retraites & LPPR

"Lier luttes sociales et luttes numériques" : rencontre avec les grévistes d’OpenEdition

Depuis le 5 décembre, les salariés d'OpenEdition, portail de publications de sciences humaines et sociales en ligne, sont en lutte. Une mobilisation aux formes originales, qui s'inscrit à la fois dans l'opposition contre la réforme des retraites mais aussi contre la LPPR et la précarité. Nous les avons interviewés.

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Révolution Permanente : Bonjour, vous êtes en lutte depuis le 5 décembre contre la réforme des retraites et désormais également contre la LPPR. Pourriez-vous revenir sur l’historique de cette mobilisation chez OpenEdition ?

Un comité de mobilisation s’est constitué rapidement à partir de la grève massive du 5 décembre. Ce comité s’est constitué autour de non-syndiqué.e.s, de syndiqué.e.s SUD Recherche EPST, FERC Sup et SNTRS CGT. Le consensus initial portait sur le retrait pur et simple de la réforme.

Dès nos premières réunions nous nous sommes mis d’accord sur le fait que notre souveraineté de travail dans le laboratoire résidait dans le fait de permettre, faciliter, réguler, ordonner, etc., bref, de rendre possible la diffusion numérique des contenus académiques en sciences humaines et sociales sur les plateformes de revues (OpenEdition journals), de livres (OpenEdition Books), de blogs (Hypothèses) et d’annonces (Calenda) dans le cadre du mouvement de l’open access (grosso modo le fait de rendre les résultats de la recherche publique publics et accessibles à tout le monde directement sur Internet).

Le constat partagé du fait que nos participations aux grèves passées et défaites (réforme du Code du travail, ordonnances Macron, loi Travail, etc.) était invisibilisées voire jugées inefficaces pour certains nous a très vite poussé à parler de blocage des sites, comme cela s’est déjà déroulé dans des grandes bibliothèques aux Etats-Unis, quand elles sont confrontées à de trop grandes baisses de budget. Ce sont principalement ces raisons qui nous ont décidées à tenter de lier luttes sociales et luttes numériques, pour qu’elles se fassent écho et se nourrissent mutuellement.

RP : Les modalités originales de votre lutte ont attiré l’attention de différents médias, comment avez-vous pris ces décisions de mener des actions de blocages et d’occupations de plateformes ? Pourriez-vous revenir sur les autres initiatives que vous avez menées ?

Nous avons rapidement décidé de procéder selon les modalités des Assemblées générales : réunion de l’ensemble du personnel avec visio-conférence pour les collègues parisien.ne.s, présentation de la réforme, proposition d’action, débat avec tours de paroles... Au plus fort du mouvement il y avait une ou deux AG par semaine et / ou des “piques-niques de lutte“ permettant d’échanger de manière autonome des informations utiles pour les actions et les grèves sur les pauses de midi.

C’est ainsi que le blocage de 24 h (plutôt une suspension de l’accès et des services et une redirection vers un texte demandant le retrait) sur la journée de grève interprofessionnelle a été très majoritairement voté pour le 17 décembre. Par la suite, la revue Genèses diffusée sur la plateforme Cairn.info a initié la grève inédite des revues à partir du 6 janvier. (Elles sont 122 à ce jour, dont 65 diffusées sur OpenEdition Journals.) Dans le même temps, le refus de la publication par notre direction d’une motion critiquant la réforme sur le blog d’OpenEdition (alors que cela avait été voté en même temps que le blocage) nous a conduit à le publier sur le blog de la plateforme Hypothèses d’OpenEdition : “Acadamia”, qui a accueilli notre communiqué.

Le 13 janvier on a lancé une caisse de solidarité interpro OpenEdition-cheminots de la gare Saint Charles à Marseille qui a permis de récolter 520 euros en une semaine. Cette récolte continue malgré le tarissement du mouvement à la SNCF...

Fin janvier, deux votes successifs ont validé, très majoritairement, la mise en place d’une “fenêtre modale” (un message sur les pages Web) sur tous les sites hébergés.
Ce message d’occupation des plateformes explicitant le fait que notre labo est en lutte et que nous nous battons pour le retrait de la réforme des retraites est apparu progressivement sur OpenEdition : à la demande des carnetier.e.s, des éditeurs de revues et de livres auxquels nous avons proposé cette forme de "lutte numérique" et sur la plateforme Calenda. Nous sommes en train d’élargir sa diffusion en l’affichant sur tous les sites dont OpenEdition a la responsabilité éditoriale. La direction ayant imposé que l’affichage sur les sites des éditeurs ne pourraient se faire qu’à leur demande. OpenEdition n’étant qu’un diffuseur et non pas un éditeur...

RP : Alors que l’ESR est entré en lutte depuis janvier, comment articulez-vous votre mobilisation avec celle des autres travailleurs de ce secteur ?

A partir du 13 janvier, il nous a paru important de pouvoir bénéficier d’un espace d’expression autonome. C’est pourquoi nous avons créé le blog “Les invisibles de l’USR 2004” sur Mediapart afin de chroniquer notre lutte, faire des appels, etc. Cela nous a permis de gagner en visibilité et de nouer des liens avec des personnes travaillant et militant au sein de comités de rédaction de revues, de carnetier.e.s (rédacteurs.trices de blogs), d’autres personnes impliquées dans le collectif onestlatech ou avec les Community managers de Mediapart en grève...

Le 13 janvier également, le site Internet du Centre d’Economie Politique CPEN de Paris 13 a également été suspendu comme action de grève. Ce blocage a duré pratiquement trois semaines et a été remplacé par une stratégie d’occupation éditoriale depuis.

De même, le 29 janvier a été décidé le blocage du site du CRESPPA, Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (UMR 7217) pour les jours de la coordination nationale des facs et labos en lutte des 1er et 2 février.

Nous avons participé pour certain.e.s d’entre nous aux AG de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et des étudiant.e.s de la fac Saint Charles à Marseille et à quelques AG interservices de la SNCF. Nous avons mandatés trois personnes d’OpenEdition afin de participer à la coordination nationale de début février à Paris et nous avons été plusieurs fois invité.e.s à s’exprimer dans les médias, comme au live de Mediapart, au Média ou dans Charlie Hebdo. Une collègue est invitée à témoigner dans le séminaire organisé par un des spécialistes du Digital labor (travail du clic) Antonio Cassilli, “Comment organiser une grève numérique ?” le 13 février.

RP : Un des axes centraux de la mobilisation dans l’ESR porte sur la précarité qui règne à l’Université. Cette précarité vous affecte-t-elle ?

OpenEdition a comme spécificités d’être composé quasiment que d’ingénieurs d’études (avec seulement 3 ingénieurs de recherche sur 53), c’est-à-dire des personnels ITA majoritairement (Ingénieurs, Techniciens et Administratifs) et des BIATTSS (Bibliothèques, Ingénieurs, Administratifs, Technique, Sociaux et de Santé). Le labo dépend d’une part de financements divers en provenance des tutelles, et d’autre part de financements issus d’appels à projets nationaux et européens. Ce qui précarise son fonctionnement interne en créant une instabilité permanente car une partie de ces fonds servent à recruter des CDD ou CDI de chantiers. OpenEdition fonctionne ainsi avec environ 60% de non titulaires connaissant une situation statutaire de précarité. Ces décalages entre temps parfois longs des projets et les temps comptés des CDD créent un fort turn-over et mettent sous pression certaines personnes, ce qui se traduit par de la souffrance au travail, des burn-outs fréquents...

RP : A la Coordination des facs et labos en lutte, nous avons appris que vous aviez subi des formes de répression au cours de votre lutte. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Nous n’avons pas subi de répression du même ordre que celles, disproportionnées, qui s’abat sur d’autres corps de métiers, comme les électriciens-gaziers ou les pompiers par exemples.

Mais nous avons été l’objet de pressions par le biais de mises en garde sur les risques encourus concernant l’emploi et les carrières prononcées par les représentants RH des tutelles (CNRS, Aix Marseille Université, l’EHESS et l’Université d’Avignon) lors de la convocation des responsables de services de notre laboratoire le 20 décembre 2019. Celles-ci ont été relayées par notre direction au sein des AG ouvertes dès qu’il était question de nouvelles actions. Puis les Assemblées Générales ont commencé à être remises en cause dans leur souveraineté, car ne “prenant pas en compte les avis des éditeurs, des revues, des auto-entrepreneurs sous-traitants du laboratoire”, etc. Alors on s’est mis à parler d’ “Assemblée des personnels”.

Le lendemain du vote de la mise en place des fenêtre modales, le collège de direction d’OpenEdition a convoqué l’ensemble du personnel pour une “réunion d’information”. Celle-ci était en réalité un recadrage des personnels par la direction, sans possibilité de dialogue. Cela a provoqué le départ d’une dizaine de personnes présentes, juste après la lecture d’une lettre écrite “collégialement” déplorant la “désorganisation” d’OpenEdition compte tenu de la mobilisation en interne et évoquant une "neutralité" et un refus de se positionner par rapport aux réformes en cours (retraites et LPPR, ce qui dans le contexte constitue un positionnement de fait). Les arguments avancés par la direction était l’autonomie des espace éditoriaux et donc l’impossibilité de “faire de l’ingérence” politique et la nécessité future de passer par le Conseil d’Unité (constitué de membres de droit de la direction, d’élu.e.s du personnel, et d’une personne nommée) plutôt que par les AG pour la suite du mouvement.

Le 24 janvier un appel public à été écrit en direction des éditeurs de livres et de revues et aux bloggeurs afin qu’ils et elles nous demandent cette fameuse fenêtre modale : à ce jour 235 blogs, 65 revues et trois maisons d’édition l’ont demandée, et ça continue (liste disponible à la fin de ce billet) ! Malgré ces pressions, nous continuons à déplorer la précarité statutaire excessive de plus de la moitié des travailleurs et travailleuses d’OpenEdition et nous revendiquons le retrait des réformes des retraites et de la recherche qui l’ensemble des personnels quel que soit son statut !

RP : Pour finir, comment ces deux mois de grève ont affecté votre réflexion sur votre travail ?

De nouvelles questions nous viennent à l’esprit et ont été permises par les “horloges cassées” de ce mouvement : comment mieux s’allier pour rompre notre isolement et avec qui prioritairement ? Qu’en est-il de la Science ouverte dans une société qui veut fermer ses facs aux étudiants extra-communautaires en les rendant inabordables financièrement ? Comment ouvrir la Science, à qui et dans quels buts ? Pourquoi devenir des serviteurs de l’industrie et du grand capital quand on veut défendre l’émancipation par le savoir, dans un service public et ce qui apparait pour beaucoup comme un “bien commun” ? Quid de l’écologie dans l’open access ?


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