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Le débat sur l’avortement en Amérique latine relancé

Long chemin pour le droit à l’avortement en Amérique latine (partie II)

Malena Vrell Elle a dix ans. Le cas de cette jeune fille paraguayenne vient de faire le tour du monde, soulevant notre rage la plus profonde. Enceinte après avoir été violée par son beau-père, la législation de son pays lui empêche d’avorter, sa vie n’étant pas jugée suffisamment « en risque ». À son image, des milliers de filles et de femmes se confrontent, en Amérique latine, au drame des violences sexuelles et au cynisme des États qui, loin d’offrir des voies de secours, culpabilisent, criminalisent les femmes qui osent disposer librement de leur corps.

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« Gauche » conservatrice et Église : même combat ?

Les mobilisations ont été et sont très fortes, et pourtant, elles rencontrent des obstacles très ancrés dans la réalité latino-américaine : le pouvoir et l’influence politique de l’Église et une « gauche » qui reste très conservatrice en matière de droits des femmes et des secteurs opprimés.

L’Église Catholique, la plus fermement représentée, même si ces dernières années l’Église évangélique notamment et protestante dans une autre mesure, ont gagné du terrain, a joué et joue un rôle historique et politique très puissant en Amérique Latine. Celui-ci est de longue date et s’ouvre avec la « chrétienté coloniale » mise en place depuis l’arrivée des espagnols sur le continent américain (1492), et se poursuit tout au long de la période néocoloniale, dans la deuxième moitié du XXème siècle notamment grâce aux gouvernements autoritaires et dictatures latino-américaines ayant ravagé la région. Dans cette dernière période, celle-ci dans sa grande majorité a établi des alliances avec les classes dominantes et a joué le rôle de légitimation du pouvoir politique, devenant ainsi un élément constitutif de l’appareil idéologique de l’État et une intime collaboratrice des systèmes de répression qui s’en sont suivis.

Dans les années 80 et 90 signées avec le retour vers la démocratie, mais aussi avec l’offensive néolibérale, celle-ci n’a pas manqué d’avoir son mot à dire sachant son pouvoir bien établi dans la scène politique. Ainsi, les débats autour de l’avortement, de l’union civile ou du mariage égalitaire se sont vus très rapidement contestés par les institutions religieuses et lobbies « pro-choix » et « pro-famille » qui leur sont particulièrement liés. On se souviendra du Cardinal du Vatican Giovanni Battista Re affirmant que « le viol était moins grave qu’un avortement » et qui s’est suivi de l’excommunication de la mère et des médecins d’une fille brésilienne de neuf ans ayant avorté, en 2009. Mais ces propos se tiennent bien au-delà des institutions ecclésiastiques. Bien que la plupart des pays latino-américains soient officiellement laïcs, les politiciens, souvent à la tête des Ministères des droits des femmes ou de Santé, ont très souvent utilisé l’argument de « la loi divine », pour s’opposer aux mesures progressistes proposées en matière de droits pour les femmes et communauté LGBTI. Les propos tenus lors du débat sur « l’avortement thérapeutique » au Pérou, de la Ministre des Droits des Femmes et des Populations vulnérables sont très clairs à ce sujet. Alors que les mobilisations de secteurs féministes bataillaient pour faire entendre leurs revendications, sa conclusion était à l’image de l’incidence religieuse en politique : il fallait analyser cette législation « avec un esprit chrétien ».

Dans le cadre de l’avancement de gouvernements de « gauche » populistes en Amérique Latine, les discours faisant référence aux diktats et aux « valeurs » religieux n’ont pas manqué d’être présents. Formulées explicitement ou implicitement, ces propos dévoilent le « paradoxe » d’une « gauche » très conservatrice en matière de droits des femmes. Evo Morales, qui est parti pour un troisième mandat en Bolivie et pour qui on pourrait tracer une longue liste de propos et comportements extrêmement machistes, n’a cessé de juger « criminel » tout type d’avortement, dans un pays où pour l’instant on ne peut avorter qu’en cas de viol ou de danger de la vie de la femme enceinte. Propos qui ont été sévèrement critiqués et synthétisés par le Collectif Mujeres Creando en Bolivie sous la phrase « si Evo tombait en ceinte, l’avortement serait nationalisé et constitutionalisé ». Correa en Équateur, pour qui, la « révolution citoyenne » semble ne pas inclure les femmes, est d’ailleurs allé encore plus loin en menaçant de démissionner si jamais l’avortement était accordé dans le cadre de son gouvernement, parce que lui, « il était chrétien » et a annoncé par ailleurs des peines pour celles proposant cette motion. Ce chantage a abouti au retrait de la motion par Paola Pabón, du parti du gouvernement, qui chercha ainsi à ne pas mettre en évidence les désaccords internes du parti. Un peu plus loin dans le temps, mais très révélateur dans les propos était la position d’Hugo Chavez par rapport à l’avortement en 2008 : « Qualifiez-moi de conservateur, mais je ne suis pas d’accord avec l’avortement. L’enfant est tout simplement né avec un problème, maintenant, il faut lui donner de l’amour ». Il ne peut y avoir rien de révolutionnaire dans une “gauche” qui non seulement exclue les femmes ainsi que les secteurs les plus opprimés mais qui fait par ailleurs tout pour perpétuer par ce biais un modèle de famille univoque, clef, de la reproduction de l’idéologie dominante.

Femmes au pouvoir, victoire des femmes ?

Si l’on peut considérer que la gauche conservatrice est loin de résoudre les questions traitant des droits des femmes, le paradoxe est d’autant plus visible lorsque celle-ci est incarnée par des femmes, de « gauche », au pouvoir. Ainsi, si l’arrivée de femmes au pouvoir en Amérique Latine au XXIème siècle a été considérée comme un changement encourageant pour les droits des femmes, elle contraste radicalement avec la réalité confrontée par la population féminine subissant les taux les plus hauts de féminicide, d’avortements clandestins, de précarisation et de pauvreté.

Contrairement au sens commun qui voudrait que le sort des femmes se soit amélioré parce qu’il y a des femmes au pouvoir, leur présence dans des postes de haut rang ne fait que mettre en évidence le fait que la classe dominante a cédé une portion minoritaire aux femmes, dans la mesure où celles-ci restent efficace pour sa survie. Ainsi, si l’arrivée au pouvoir de Cristina Fernández en Argentine a exprimé d’une certaine façon les avancées en matière de luttes des femmes en Amérique Latine, son gouvernement depuis le premier jour s’est mis au service de la reproduction de l’ordre social qui n’a rien à offrir à la vaste majorité des femmes. La précarisation qui atteint principalement les femmes, les 3000 mortes par avortements clandestins pendant la décennie kirchnériste en sont la preuve la plus concrète. Dilma Roussef, première femme à la tête du gouvernement dans son pays est même arrivée au point de s’engager par écrit à ne pas réformer la loi sur l’avortement pour garder son électorat clivé sur cette question. Bachelet, qui entame son deuxième mandat au Chili, bien qu’elle ait promulgué un projet de loi de dépénalisation de l’avortement en cas de viol ou de risque pour la vie de la femme, n’avait pourtant rien fait dans ce sens dans son premier gouvernement.

Face à l’inaction, voire à l’offensive idéologique conservatrice des gouvernements, la réalité reste très dure pour les femmes et particulièrement celles des secteurs les plus pauvres. Une double morale hypocrite perpétue ainsi des lois auxquelles les plus pauvres seront contraintes, et les plus riches pourront toujours, d’une certaine façon échapper. Les dernières ayant accès à des cliniques privées à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs pays, à une meilleure éducation sexuelle ainsi qu’à un meilleur accès à la contraception sont ainsi loin de subir les mêmes conséquences que celles qui auront recours à des méthodes d’interruption de grossesse beaucoup plus risquées, au péril de leurs vies ou d’être emprisonnées. La vice-présidente de Women’s Link Worldwide insiste dans ce sens sur le fait que « si les élites devaient payer par la prison leurs avortements, les lois en Amérique Latine seraient différentes ».

Ainsi, loin de représenter uniquement un problème de santé publique, les grossesses non désirées ont clairement des causes et des conséquences sociales à ne pas négliger. Les restrictions en matière d’avortement s’accompagnent de violences au quotidien, de manque d’accès à l’éducation sexuelle et à la contraception. L’injonction à la maternité réduit ainsi à un bon nombre des femmes au cercle de la pauvreté et de l’exclusion sociale. D’après les chiffres de la Cepal de 2014, entre 30% des jeunes latino-américaines ont été mères avant l’âge de 20 ans, parmi lesquelles, le pourcentage atteint le 60% dans les zones rurales et dépasse les 80% dans certains pays. Cette maternité « précoce » et non désirée pour la plupart des cas, s’accompagne bien souvent d’une désertion scolaire qui impose par la suite une structure désavantageuse renforçant la pauvreté, les inégalités, la marginalisation et la dépendance chez les femmes.

Génocide hier, féminicide aujourd’hui, la sexualité des femmes toujours en question

Ainsi, avec la « gauche populiste » incarnée aussi bien par des hommes que par des femmes, le débat autour de l’avortement, au delà de ses aspects légaux, fait émerger la question de la libre disposition du corps des femmes, de sa sexualité, de ses désirs, toujours réduits à leur rôle reproducteur et ce malgré le changement de couleur du gouvernement. Il n’est dans ce sens pas difficile d’avoir un arrière goût des politiques idéologiques en vers les femmes utilisées pendant les conflits les plus meurtriers qui ont traversée la région pendant les années 70-80 dans les discours d’aujourd’hui, exacerbant les rôles stéréotypés de genre déjà existants dans la société capitaliste et patriarcale. Hier comme aujourd’hui, les États cherchent à mettre en valeur les fonctions reproductives et domestiques des femmes, mères, épouses, relégués d’un côté à la sphère privé et pourtant, jouant un rôle essentiel en tant que garantes de l’unité de la famille, cette cellule de base de la société.

C’est pourquoi, la lutte pour le droit à l’avortement ainsi que l’ensemble des luttes contre les violences faites aux femmes ne peuvent se laisser coopter par des gouvernements se disant de « gauche », qui pourtant mettent en place les politiques les plus conservatrices, dont on ne saurait se faire aucune illusion. Elles ne peuvent pas non plus se contenter des perspectives purement légalistes mais inclure le questionnement à l’asymétrie de genre établie par le système patriarcal, réappropriée, légitimé, justifiée et reproduite jusqu’à nos jours dans tous les moyens de productions basés sur l’exploitation de classe où les femmes sont relégués au « féminin » et les hommes au « masculin ». Des rôles qui sont en même temps le résultat de la naturalisation des relations d’oppressions et les dispositifs de leur perpétuation.

La relation entre restriction de l’avortement et le contrôle du corps des femmes, de sa reproduction, de sa sexualité, de ses désirs, sont ainsi intimement liées et mises au service d’une société capitaliste et patriarcale qui tire bénéfice de ce statu quo. Le débat sur l’avortement ne peut donc aucunement être séparé de la remise en question et de la bataille contre les structures de pouvoir qui ravagent les femmes, qu’elles viennent de « gauche » ou de « droite », avec des bas salaires, la division sexuelle du travail, la violence quotidienne physique et symbolique dont le nombre de morts causés par les avortements clandestins ne sont que l’expression de cette structure de domination. La nécessité de maintenir et de multiplier les mobilisations, de s’auto-organiser de façon indépendante aux gouvernements sera ainsi la clef pour l’obtention de nos droits, loin des fausses promesses, des concessions et des reculs des États.


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