Mobilisations post-Toussaint

Luttes dans l’Educ : Covid et Blanquer, hors de nos écoles !

Marion Dujardin, enseignante dans le 93

Luttes dans l’Educ : Covid et Blanquer, hors de nos écoles !

Marion Dujardin, enseignante dans le 93

En « première ligne », au contact des élèves, les personnels de l’Education nationale ont été à l’origine d’un fort mouvement de contestation des directives ministérielles et rectorales, à la rentrée des vacances de la Toussaint. Une mobilisation qui, par ses caractéristiques, avait une bonne part d’inédit. C’est ce sur quoi revient, dans cette interview, Marion, enseignante dans le 93.

RPD : Vous êtes partis au quart de tour, dans plusieurs établissements, à la rentrée des vacances de la Toussaint, alors que le reste du pays était, pour partie, reconfiné, et qu’on vous demandait, simplement, d’ouvrir les fenêtres pour faire face au Covid…

Après les vacances de la Toussaint, on a vu de la réactivité et de l’explosivité chez les enseignantes et les enseignants, surtout en Île-de-France, même si cela a aussi existé en région. Il n’était écrit nulle part que les professeurs allaient impulser une mobilisation puisque les organisations syndicales n’avaient pas posé de dates, mais aussi parce qu’on s’était toutes et tous quittés, à la veille des vacances, avec la nouvelle de l’assassinat de Samuel Paty et que l’émotion était vive.

Le mouvement s’est profilé dès le samedi avant la rentrée, le 31 octobre, en ligne, autour du #BlanquerDémission. Le ministre venait tout bonnement de supprimer le temps de concertation préalable à l’hommage qui devait être rendu à notre collègue alors que c’était nécessaire d’en discuter entre nous, et de parler de la liberté d’expression. Et ce d’autant plus qu’à l’Education nationale on constate que, dès qu’on conteste, on nous demande de la fermer. Ou alors on nous convoque, on nous blâme, on nous réprime.

Et l’autre élément, par-delà les contre-réformes qui s’enchaînent depuis trois ans maintenant, c’était la question de santé publique, presque de vie ou de mort. La situation épidémique était alors très grave et elle reste grave. Pourtant, alors que nous sommes en première ligne, on n’avait aucun moyen à la hauteur pour faire face à la situation. Blanquer nous avait, en effet, seulement conseillé d’ouvrir les fenêtres dans les salles de classe.

Tous ces éléments mélangés ont fait que la cocotte, qui était déjà prête à exploser, a explosé pour de bon. Le mouvement a pris surtout en Île-de-France, dans l’Académie de Créteil, mais pas seulement. Il a été marqué par une forte réactivité de la base qui a montré une volonté de s’emparer de toutes les questions qui étaient sur la table. Dès le week-end qui a précédé la reprise et au moment des premiers jours, le lundi 2 et le mardi 3 novembre, on a assisté à des AG sur tous les établissements, avec des professeurs qui posaient la question du bien-fondé de la reprise, des conditions de travail pour les élèves et les personnels et des dangers qu’encouraient les familles avec un tel brassage sur les établissements scolaires et aussi peu de moyens donnés par le Ministère pour faire face à la crise. La mobilisation a surtout concerné le second degré, et ça fait partie des limites de cette mobilisation, mais la colère était et reste importante au niveau du premier degré. La question de l’auto-organisation a, du reste, été ouvertement posée pendant les heures syndicales, dans les établissements mais aussi lors d’AG de secteur ou de ville qui, là encore, ont montré le potentiel que le mouvement avait.

RPD : Le mouvement a commencé, en effet, dès la rentrée, et on a eu l’impression qu’il sortait des cadres habituels, alors que les organisations syndicales avaient l’air, en effet, particulièrement atones. En tout cas, pas du tout en première ligne ou à la hauteur de la gravité de la situation ?

Le terreau était en effet très fertile pour un départ de mobilisation. Il y a ces derniers temps une tendance au dépassement des directions syndicales que l’on voit également dans d’autres secteurs. Ce qui n’est pas étonnant, par ailleurs, dans la mesure où elles ne trouvaient rien à redire, ou si peu, aux fausses annonces de Blanquer sur comment reprendre en classe entière, alors qu’une partie du pays était reconfinée. Ce n’est pas non plus un hasard dans la mesure où elles n’avaient également rien trouvé à redire au ministre lorsque celui-ci a eu le culot de se rendre, avec d’autres membres du gouvernement, à l’hommage rendu à Samuel Paty place de la République. Comme si Blanquer éprouvait une quelconque empathie pour les personnels de l’Education et n’avait pas tout simplement voulu instrumentaliser l’émotion et le deuil.

Les caractéristiques de cette dernière mobilisation ont été cette réactivité et aussi beaucoup d’auto-organisation par en bas. Elle a donc été animée et construite par le moyen de méthodes très démocratiques, par des collègues qui voulaient discuter collectivement de la manière dont on se devait de prendre en charge la situation, en réponse à l’incurie ou à la démission de la hiérarchie et de l’administration dont on dépend. Les médias n’ont commencé à parler de ce qui était en train de se passer que le jeudi 5 ou le vendredi 6, alors que, depuis le début de la semaine de rentrée, c’étaient des milliers de profs qui s’étaient déjà réunis, sur leur propre initiative ou sur celle des équipes syndicales de base, en AG, en région parisienne notamment et surtout dans le second degré. L’enjeu était de chercher à réfléchir collectivement sur les manières d’imposer un protocole sanitaire par en bas, c’est-à-dire tout simplement de pouvoir organiser une rentrée décente à la fois pour les élèves, pour les familles et pour les personnels qui refusaient de reprendre dans des conditions sanitaires catastrophiques.

RPD : De son côté, Blanquer a fait mine de reculer. Et dans un sens, il a reculé, le vendredi 6 novembre, en « concédant » la possibilité aux lycées qui le souhaitaient de fonctionner en demi-groupes

Signe, en effet, qu’au niveau de la rue de Grenelle il y avait bien la conscience que le mouvement pouvait faire tâche d’huile, Blanquer a fini par céder, dès le vendredi 6, juste avant la grève finalement déposée par les directions syndicales au niveau inter-degrés pour le 10 novembre, sur la possibilité de fonctionner en demi-groupes. Mais Blanquer n’a fait marche arrière qu’au niveau des lycées en « donnant la permission » de mettre en place des protocoles adaptés, avec des demi-groupes, notamment, ce que les collègues étaient déjà en train de mettre en application, dans les faits, dans un certain nombre d’établissements. L’autre motif de ce recul au niveau des lycées est à chercher du côté de la mobilisation des élèves, fortement réprimée, marquée par de nombreux placements en garde-à-vue à la suite des « déblocages » violents conduits par la police, là où ça a bougé. Ça n’a fait que renforcer l’impopularité de Blanquer auprès des lycéennes et des lycéens, dont une large frange s’est tout récemment politisée au travers des luttes féministes, écologiques mais aussi anti-racistes et contre les violences policières.

Mais en répondant aux lycées mobilisés tout en laissant de côté les autres niveaux, Blanquer a tout de même réussi à casser la dynamique de mobilisation, et ce d’autant plus que les directions syndicales n’avaient aucune intention de donner une suite à la grève du mardi 10. Malgré tout, ces éléments de mobilisation et d’auto-organisation ont perduré dans certains collèges. A Bobigny, par exemple, les collègues de collège ont eux-mêmes construit un protocole avec des demi-groupes en commençant à imposer, par en bas, une gestion alternative du temps d’étude et de travail. Dans d’autres établissements, des protocoles alternatifs ont été discutés et votés et les collègues ont cherché à imposer des systèmes alternatifs de gestion des flux et des cours, sans que le rectorat de Créteil ne répondent jamais aux interpellations. À la veille des vacances de Noël, on voit bien que si Matignon, sans aucune forme de concertation avec qui que ce soit, recommande aux élèves de ne pas aller en cours les deux derniers jours, c’est bel et bien parce que le risque continue à exister pour les familles. C’est bien le signe qu’on voyait juste et qu’on avait raison. La façon dont les choses ont été posées, en revanche, est symptomatique de l’arrogance de ce gouvernement qui continue à n’avoir aucune considération pour notre travail.

RPD : Pourquoi avoir bloqué au niveau des protocoles sanitaires alternatifs en collège et au-delà ?

S’ils ont refusé un véritable protocole au niveau des collèges, de l’élémentaire et de la maternelle, c’est parce qu’il y a un refus de donner aux personnels l’expérience des demi-groupes, qui sont évidemment plus efficaces sur le plan pédagogique et de la réussite des élèves. Un plan à la hauteur aurait également signifié la nécessité d’embaucher des personnels, des profs, des AED, des agents, ce que le gouvernement veut bien entendu éviter. Tout ceci faisait partie des revendications de l’aile marchante des établissements mobilisés. A aucun moment l’objectif était de laisser les élèves, la moitié du temps, chez eux, pour prendre l’autre moitié des groupes en cours, mais bien de faire face à l’urgence sanitaire et, à moyen terme, d’améliorer les conditions de travail et d’enseignement pour toutes et tous. Mais cela a été complètement éteint, volontairement, par les médias et le silence complice des directions syndicales qui se sont focalisées sur les demi-groupes.

RPD : Vous avez néanmoins réussi à mettre en lumière les conditions de travail et sanitaires absolument catastrophiques, ou en tout cas très en deçà de ce que le gouvernement présente

L’autre caractéristique de cette mobilisation, en effet, c’est que les personnels se sont faits lanceurs d’alerte. Dès le lundi de la rentrée, sur les réseaux sociaux, des lycéens ont filmé l’intérieur de leurs établissements et ont fait circulé le #BonLundi. Côté collèges, ça s’est exprimé également avec l’aide de certains profs qui voulaient rendre visible les mobilisations mais aussi les situations sanitaires, notamment sur les phénomènes de brassage. Cela fait des années qu’on dit que certains établissements sont trop petits pour le nombre d’élèves qu’ils accueillent. Dans nombre d’établissements les élèves se trouvent collés les uns aux autres ce qui donne, dans la situation de crise sanitaire, un sentiment d’asphyxie un peu panique. Parmi les collègues qui ont voulu faire émerger tout cela, avec des infos qui ont finalement été reprises par les grands médias, certains sont menacés, aujourd’hui, de sanction, réprimés par les directions d’établissements voire convoqués au commissariat. Certaines directions endossent le rôle de gendarme et cachent la réalité des situations sanitaires sur les collèges et les lycées. Or, on a des collègues qui sont décédés du Covid ou qui ont été très malades, ainsi que des absences multiples en fonction des cas contacts et des absences qui ne sont pas remplacées.

RPD : Par ailleurs, là où la mobilisation a été la plus forte, vous avez fait irruption sur un terrain qui est, généralement, la chasse-gardée des chefs et de l’administration : l’organisation du travail et du temps de travail

La mobilisation a été radicale et portée par une volonté de s’auto-organiser rapidement et avec la mise en place, souvent, d’une démocratie par en bas très intéressante, de phénomènes de tendance à la gestion directe des heures et des conditions de travail, ce qui est relativement nouveau au sein de l’Education. Tout ceci dispute en effet très directement une partie du pouvoir des directions d’établissements et de leurs prérogatives. On était en train de s’emparer de la question du temps de travail, de nos outils de travail et d’accepter ou de refuser les éléments de la situation dans un contexte où le ministère refuse de voir la gravité de la crise sanitaire et fait tout pour l’occulter. Il faudra faire front, sur la base de tous ces éléments, dans les prochaines luttes. Parce que ce ne sont pas les recteurs, au chaud dans les bureaux ou peut-être même en télé-travail, qui sont en capacité de dire dans quelles conditions on peut recevoir nos élèves.

Mais la mobilisation a aussi rencontré des limites : il y a eu un enfermement des mots d’ordre sur la question des demi-groupes, sans être en capacité de l’élargir, de façon audible, à l’ensemble du reste de nos revendications ; une auto-organisation rapide mais sans coordination, avec parfois un rôle conscient des directions syndicales pour empêcher les coordinations et les phénomènes d’extension de la lutte au-delà de la région parisienne. Depuis cette grève du 10 octobre, d’ailleurs, rien d’autre n’a été proposé, si ce n’est une seconde date le… 26 janvier, sur la question des salaires. Alors qu’on voit que les profs aujourd’hui sont prêts à se mobiliser au-delà de la seule question des traitements, pour leur outil de travail et pour les conditions d’enseignement, pour eux et pour leurs élèves, face à un gouvernement qui ne cesse de les attaquer, les directions syndicales proposent un plan de lutte sans ambition aucune. Et il y aurait également d’autres motifs pour se mobiliser puisqu’entre-temps il y a eu le « BlanquerGate » et cette histoire de « syndicat lycéen » sur mesure, créé par le ministère. Mais là encore, les directions syndicales ne dénoncent rien et restent spectatrices de la situation, quand elles ne continuent pas à traiter directement avec la rue de Grenelle, sur tel ou tel dossier.

RPD : La période de mobilisation est-elle aujourd’hui refermée ou bien la colère est-elle toujours présente ?

Pour conclure sur l’ensemble : la séquence de lutte n’est pas refermée. Il y a un tel phénomène de contestation et de rage lié à la mise en danger des travailleuses et des travailleurs de l’éducation et des élèves que ça a suscité des mobilisations dans un secteur peu mobilisé jusqu’à présent, avec la grève des Assistants d’Education (AED) qui sont essentiels, dans le secondaire, à la bonne marche de la vie scolaire. Les AED ont dénoncé le fait d’être considérés comme des variables d’ajustement ou comme de simples « pions » employables à toutes les tâches dans la situation sanitaire actuelle : infirmerie, nettoyage, s’occuper des enfants avec ou sans masques etc. Ils ont reçu parfois aussi l’ordre de taire et de dissimuler les cas Covid qu’ils recevaient à l’entrée des établissements. Le tout pour des salaires extrêmement bas et dans une grande précarité du travail.

La séquence de lutte ne s’est donc pas totalement refermée, il reste beaucoup de colère chez l’ensemble des personnels, profs, AED et agents. Dans les mois à venir, on peut s’attendre à des résurgences de mobilisations, tant côté profs que côté élèves. Ou, espérons-le, des deux en même temps et, pourquoi pas, aux côtés des autres secteurs qui continuent à être en « première ligne », dans la santé, les transports, et ailleurs. Ce serait, du reste, le meilleur moyen pour faire reculer une bonne fois pour toutes ce gouvernement de casse-sociale qui met chaque jour en danger notre vie et celle de nos proches, sur l’autel des profits et de sa gestion ultra-autoritaire de la crise sanitaire et sociale. Il faudra, là encore, que les directions syndicales finissent par entendre le message.

Propos recueillis par RPDimanche

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