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Colonialisme

Mai 67, massacre d’État en Guadeloupe

Sur l'île des Caraïbes, la fin du système colonial n'a rien changé à la pauvreté et à l'organisation de la société guadeloupéenne. 8 ans après la révolution cubaine et 5 ans après l'indépendance algérienne, une manifestation pour une augmentation de salaire est réprimée dans le sang. Selon les autorités, il y aura 8 morts alors que les chiffres les plus réalistes arrivent à 87 assassinats.

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Un peu d’histoire

Le colonisateur français arrive sur l’île au XVIIème siècle, les Indiens caraïbes sont rapidement décimés par les maladies et les massacres. Lorsqu’il est décidé de mettre en valeur les terres, il faut « importer de la main d’œuvre ». On fait alors venir des esclaves venus d’Afrique, qui sont régis par le Code noir élaboré par Colbert. Ce texte codifie les rapports entre propriétaire et esclave et reste en vigueur jusqu’à la révolution. Durant cette période, de nombreux soulèvement d’esclaves sont durement réprimés. La convention abolit l’esclavage et les Guadeloupéens en profitent pour guillotiner de nombreux colons sur décisions des comités révolutionnaires. Mais Napoléon rétabli l’esclavage et envoi la troupe pour mater les Guadeloupéens dans le sang. Il faudra attendre la IIème République pour que l’esclavage soit à nouveau aboli.

Cela reste assez symbolique puisque car fondamentalement, rien n’évolue pour les esclaves qui continuent à travailler dans les champs pour des propriétaires blancs. La plupart sont martiniquais puisque la majorité des esclaves guadeloupéens ont été tués. Le système de culture ne change pas. On pratique la monoculture de la canne à sucre et les relations commerciales de l’île ne peuvent se faire qu’exclusivement avec des bateaux français et donc exclusivement avec la métropole. Une taxe est également mise en place sur tous les produits importés, ce qui est toujours plus ou moins le cas.

Cette situation ne peut qu’enfermer la Guadeloupe dans la pauvreté et le sous-développement. L’île connaît alors de nombreux mouvements sociaux et de manifestations qui sont souvent réprimés dans le sang comme en 1910. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre Mondiale que l’île devient un département d’outre-mer et perd officiellement le statut de colonie. Ce changement de statut était très demandé dans l’île notamment parce que l’on espérait que ça impliquerait une égalité réelle entre tous les citoyens français, mais ça n’a pas été le cas. Aimé Césaire, fervent défenseur de la départementalisation, a reconnu que cette mesure n’avait fait qu’accroître les inégalités et les excès du colonialisme, la constitution d’une classe de privilégiés – essentiellement des fonctionnaires – aux cotés d’un lobby de gros propriétaires blancs. C’est toujours le cas aujourd’hui.

Cette situation amènera à une intensification des mouvements sociaux, qui seront réprimés pour certains avec la même brutalité qu’à l’époque coloniale, comme la Saint Valentin sanglante de 1952. Les revendications autonomistes progresseront petit à petit dans ce terreau fertile. En 1960, le pouvoir gaulliste tire le bilan que la départementalisation de 46 est un échec et propose une départementalisation avancée, avec des pouvoirs locaux supplémentaires. Mais aucun changement notable n’en découle et l’idée de l’indépendance se renforce. Beaucoup d’étudiants et intellectuels guadeloupéens sont séduits par le castrisme. La fraude électorale favorise la radicalisation des Guadeloupéens. Les gaullistes font en sorte que l’île passe à droite alors qu’historiquement elle votait plutôt à gauche, voir communiste, surtout dans les élections locales. Du fait que le PC soit frileux quant à l’indépendance, un certain nombre de militants va épouser les théories maoïstes et va former le Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe. Ils furent tout au plus quelques dizaines mais certains d’entre eux étaient très populaire, à l’instar de Jacques Nestor, premier militant assassiné par la police. Le groupe sera dénoncé comme étant révolutionnaire et internationaliste.

Tout commence en mars 1967

En mars 1967, à Basse-Terre, Raphaël Balzinc, un infirme noir, cordonnier ambulant, vient s’installer en face de la boutique d’un cordonnier blanc, Vladimir Srnsky. Celui-ci prend cela comme une provocation et lui demande de partir. L’homme n’obéissant pas, Srnsky lâche son berger allemand sur lui en lui disant « Dis bonjour au nègre ! ». Cet acte raciste qui aurait pu se dérouler en Afrique du Sud où sévissait toujours l’apartheid, fait scandale. Ce d’autant plus que l’homme qui a lâché son chien était un militant actif de l’UNR ,le parti gaulliste, et est même lié à Jacques Foccart, le Monsieur France-Afrique du général De Gaulle. Les réactions ne se font pas attendre : le chien est tué et le magasin est saccagé. Pendant trois jours, il y aura des émeutes. Le préfet de Guadeloupe Pierre Bolottte, qui a été en poste en Indochine et en Algérie, régnait tel un gouverneur colonial sur l’île. Il prend peur et tout en disant qu’il comprend l’indignation des Guadeloupéens, alerte Paris et demande des renforts. Deux escadrons de gendarmes mobiles débarquent et quadrillent Basse-Terre afin de ramener le calme et neutraliser les émeutiers. Des manifestants sont jugés et condamnés alors même que le commerçant est expatrié hors de l’île et ne sera jamais inquiété par la justice.

Mai 67, trois jours sanglants...

Au mois de mai 1967, les ouvriers du bâtiment se mettent en grève. Ils réclament une augmentation de salaire de 2 % et la parité en matière de droits sociaux. C’est une grève dure avec des piquets de grève. Le patronat, rapidement, demande une réunion pour négocier, le 26 mai. Ce matin-là, un rassemblement est brutalement dispersé par la police. Une foule s’amasse place de la Victoire, en face la chambre des commerces de Pointe-à-Pitre où les négociations doivent avoir lieu. Une rumeur fait monter en pression l’ambiance générale : le représentant des entrepreneurs, Brizzard, aurait dit « quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail ». Des compagnies de CRS viennent en renfort sur les lieux ; officiellement pour permettre à ce Brizzard de partir de la chambre des commerces en toute sécurité. Mais rapidement les CRS frappent à coup de matraque et lancent des grenades lacrymogènes tandis que les manifestants répondent avec des jets de pierres, de bouteilles et de coquilles de lambi (gros coquillage lourd et hérissé de pointes). Une situation relativement banale en somme.

Pourtant on donne l’ordre aux gendarmes de tirer à balle réelle. En métropole seule une situation insurrectionnelle aurait conduit à un tel ordre. Une preuve qu’en Guadeloupe, aux yeux des classes dominantes, les vies ont moins de valeur parce qu’ils sont noirs. Le massacre de Pointe-à-Pitre intervient deux mois seulement après les émeutes qui se sont produites à Djibouti à la suite d’un référendum d’autodétermination. Là aussi, l’armée avait tiré à vue. En écho, dans les manifestations de mai 1967 en Guadeloupe, on scandait « Djibouti, Djibouti », pour rappeler les violences qui avaient eu lieu dans cette autre colonie. L’ordre de tirer vient sans doute de Jacques Foccard car rien ne pouvait se faire sans son aval.

L’histoire de Foccard et de la Guadeloupe sont très liées. Son père détenait des plantations sur l’île et lui y faisait toujours des affaires. Entre 47 et 49, il était délégué du RPF aux Antilles. C’est grâce à lui que les Français n’ont pu manger que des bananes des Antilles exclusivement pendant de nombreuses années. Les grands propriétaires blancs en ont tiré d’importants bénéfices et Foccard lui-même et les gaullistes en général étaient très reconnu par les producteurs.

Rapidement après les premiers tirs, il y a un mort : Jacques Nestor militant du GONG, très populaire dans l’île. Il a été « visé personnellement » selon le rapport de l’historien Benjamin Stora intitulé « Commission d’information et de recherche historique sur les événements de décembre 1959 en Martinique, de juin 1962 en Guadeloupe et en Guyane, et de mai 1967 en Guadeloupe » et portant notamment sur les émeutes survenues entre les 26 et 28 mai 1967 en Guadeloupe. L’annonce de la mort de Jacques Nestor va décupler la fureur de la foule : des jeunes descendent dans les rues pour exprimer leur colère, brûlent des voitures et des magasins. La rumeur dit qu’ils ont dévalisé deux armureries. Les policiers et gendarmes noirs sont désarmés. Les forces de répression continuent à tirer. Des jeeps armées de mitrailleuse parcourent les rues de Pointe-à-Pitre. D’autres personnes sont tuées, exclusivement des Noirs. Aucun militaire ou policier n’est mortellement blessé ni même grièvement.

Le lendemain, alors que Jacques Nestor est enterré, la révolte reprend. La répression est au même niveau que la veille et d’autres manifestants sont abattus. La police procède à de nombreuses arrestations dans la rue mais également au domicile des militants indépendantistes du GONG qui sont accusés d’être les meneurs. C’est le début d’une véritable chasse aux « nègres ». Arrêtées au hasard, des personnes sont exécutées dans la gendarmerie de Morne Miquel. « On enjambait les cadavres dans la sous-préfecture » raconte un témoin anonyme. Il y a des dizaines de tués ; la préfecture annonce le chiffre de 8 morts. En 1985, le ministre socialiste des DOM-TOM, Georges Lemoine, annoncera le chiffre de 87 morts. On ne sait toujours pas combien de Guadeloupéens sont tombés lors de ces journées de mai, les familles enterrant très vite leurs proches pour ne pas s’exposer à des représailles. Rien n’a été fait pour empêcher que la situation ne dégénère ; ni diffusion d’un message radio, ni couvre feu. Mais pour l’État français, l’essentiel était que le calme revienne sur l’île.

Le lundi suivant, trois jours après le massacre, les patrons du bâtiment ont accordé une augmentation de 25 % aux ouvriers, soit dix fois plus que ce qu’ils demandaient.

Les procès

Suite à ce soulèvement réprimé dans le sang, il y a eu deux procès. L’un concernait une vingtaine de personnes, qui sont passées devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre. Seuls ceux déjà interpellés pour des affaires de droit communs sont condamnés, les autres sont relaxés. Aucun policier ou donneur d’ordre n’a été appelé à la barre et aucune poursuite n’a eu lieu, soi-disant parce qu’aucune plainte n’a été déposée.

L’autre procès, a lieu en février 1968. Ce sont les soi-disant meneurs qui sont jugés, dont beaucoup sont issus du GONG, mais pas uniquement. Ils sont jugés par la cour de sûreté de l’État créée pour les terroristes de l’OAS. Elle est composée exclusivement de magistrats professionnels donc très perméables aux instructions du pouvoir. Les militants sont accusés d’atteinte à l’intégrité du territoire, c’est donc l’indépendantisme guadeloupéen qu’on veut condamner à travers ce procès. Peu de temps auparavant, la DST avait démontré dans un rapport que le GONG n’avait rien à voir avec l’organisation des manifestations.

Les inculpés se défendent politiquement, l’un dénonce et condamne la ségrégation raciale, l’un dit qu’Astérix n’était pas son ancêtre, un autre démontre que la Guadeloupe est restée une colonie. Tous disent qu’ils combattent pour la libération et la dignité du peuple guadeloupéen et revendiquent l’autodétermination. L’un dit que son action est motivée par le désir d’en finir avec la misère du peuple et d’instituer une véritable fraternité avec les Guadeloupéens mais également avec les Français. La presse métropolitaine les dénonce comme anti-français et les procureurs dénoncent leurs soi-disant rapports avec Cuba et Pékin. Après deux semaines de procès, le verdict tombe. Six sont condamnés à de la prison avec sursis, les autres sont acquittés. Par la suite, les groupes indépendantistes n’ont cessé de décroître, même si dans les années 70 et 80 de nouveaux sursauts ont lieu, car au fond, la situation n’a guère évolué sur l’île.

Ce massacre a permis à l’État français de garder la mainmise sur la Guadeloupe. Encore aujourd’hui, les grands propriétaires blancs et les fonctionnaires se partagent le pouvoir et les richesses de l’île, pendant que les Guadeloupéens sont condamnés à la misère et à l’exploitation. Ce n’est pas pour rien que récemment encore l’île s’est soulevée contre la pauvreté et le néo-colonialisme avec la grève générale de 2009. Dans les livres d’histoire, il a fallu attendre 2001 pour qu’on enseigne le crime contre l’humanité qu’est l’esclavage. Il n’y a toujours aucune ligne sur ce massacre comme sur celui de Madagascar en 1947.

Pour faire vivre la mémoire de ce massacre, un collectif est né, le Kolèktif Doubout Pou Mé 67. Ils appellent ce samedi 27 mai à Paris à une marche de commémoration et de revendication. « Aujourd’hui quel que soit le nombre de vies perdues, les Guadeloupéens veulent faire toute la lumière sur cette affaire ! », explique le collectif. « Par le biais de la commémoration de ce cinquantenaire, en Guadeloupe comme dans l’Hexagone, la voix des Guadeloupéens s’élève pour réclamer “la Vérité, la Justice et les Réparations liées à ce crime d’État. » En alliance avec des syndicats et d’autres associations, le collectif lance un appel « pour la reconnaissance de ce crime colonial ; l’ouverture totale des Archives ; la vérité et la justice pour les victimes et leurs familles ; les réparations liées aux préjudices ; et la condamnation de l’État responsable. » Une pétition est également en ligne.


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