Mauvais coups et barbouzeries, la République aux Comores

Julien Anchaing

Christa Wolfe

Pierre Caminade

Mauvais coups et barbouzeries, la République aux Comores

Julien Anchaing

Christa Wolfe

Pierre Caminade

Comment Mayotte a été arrachée aux Comores. Entretien avec Pierre Caminade, auteur de « Comores-Mayotte : Une histoire néocoloniale ».

RPD : Pourquoi Mayotte est elle devenue une île française et a été arrachée à l’archipel des Comores ? Que nous dit l’Opération Wuambushu du mode de spoliation de Mayotte aux Comores ?

Pierre Caminade : Pour l’ONU, il était obligatoire de décoloniser en respectant les frontières issues de la colonisation, donc c’était le droit international. Et très clairement, l’archipel des Comores était un territoire d’Outre-mer français, donc n’avait aucune raison d’être balkanisée. Ce qui s’est passé remonte à l’Après-guerre, c’est que toutes les îles des Comores étaient jusque-là des territoires français, même si Mayotte l’est devenue quelques décennies avant les autres îles. C’étaient des territoires français dont les habitants avaient un statut d’Indigènes, les Mahorais comme les autres. Ils sont devenus français en même temps que tous les autres Comoriens en 1946 quand, dans l’Après-guerre, on a revu la Constitution et que la République s’est reconstruite et qu’on a défini les Comores comme un Territoire d’outre-mer.

La capitale de cet Archipel était à Mayotte et a eu plusieurs statuts. C’était les îles « associées à Mayotte », Mayotte est à la fois la capitale politique et économique, même si c’est l’une des deux îles les moins peuplées sur les quatre îles des Comores. Ensuite, en 1958, avec l’installation de la Vème République et la nouvelle Constitution, il a fallu revoir tous les statuts pour les rendre conformes à la Constitution. Il était prévu un processus de transition où l’outre-mer était consultée. Et là, ce sont les Comoriens qui ont voté pour un statut d’autonomie et pour un déplacement de la capitale de Mayotte vers l’autre bout de l’archipel, l’une des deux îles la plus peuplée, Ngazidja ou Grande-Comore, avec la capitale à Moroni. Ce qui venait de Paris, c’est l’obligation de faire des choix et il est vrai que là, c’est des Comores que vient la décision de changer la capitale, qui passe de Mayotte à l’autre bout de l’archipel. Suite à cela, les Mahorais ont vu partir le pouvoir économique, le pouvoir politique. Ils se sont sentis dépréciés et de ce sentiment de dépossession est né un sentiment revanchard : « après tout, on a appartenu à la France avant les autres ».

Mais de là ont commencé à naître des mouvements de séparation puis de départementalisation. C’est dans ce contexte qu’est né le sentiment départementaliste, ou en tout cas le sentiment que Mayotte est française. A partir de là, un deuxième phénomène est né, avec le déplacement de ces capitales politiques et économiques. Le nouveau numéro 1 des Comores était Ahmed Abdallah, qui était un prédateur économique, autour de l’importation du riz avec un associé Indien. C’était un dictateur sur l’Archipel soutenu par Foccart [Jacques Foccart, chef du réseau Francafricain après la seconde guerre mondiale]. Abdallah était un autocrate à la tête des Comores, il est devenu le grand concurrent des anciennes élites de l’Archipel, c’est-à-dire des notables Mahorais. Pour asseoir son autorité, il a eu des politiques de persécution graves et mesquines vis-à-vis des Mahorais. Il a fait figure d’épouvantail pour Mayotte. Ce sont ces deux phénomènes qui expliquent ce que beaucoup appellent le « sentiment Mahorais », c’est-à-dire d’un côté, la dépossession du pouvoir politique et économique, et de l’autre, l’épouvantail Abdallah qui les persécutait.

Dans les années soixante se sont créés plusieurs mouvements autour des élites Mahoraises, à l’intérieur desquelles des familles créoles, issues des Antille. Les femmes mahoraises y ont joué un rôle central. Quand on a approché les référendums d’indépendance, il y avait des tensions ouvertes avec le mouvement populaire Mahorais, qui voulait que Mayotte reste française. Celui-ci était composé, du côté masculin, d’une milice qui bastonnait les indépendantistes, qui les jetait à l’eau pour qu’ils se noient. Du côté des femmes, il y a eu ce qu’on a appelé les « chatouilleuses », des femmes qui pratiquaient leur petite torture contre les fonctionnaires et les personnels qui étaient envoyés de Moroni, car ils représentaient les Comores qui seraient un jour indépendantes.

Mayotte étant culturellement purement comorienne, les pro-France ont eu recours à un bourrage de crâne intense à partir du début des années 1970 , pour convaincre les Mahorais qu’ils sont plus français que les autres Comoriens. Alors qu’ils ne savaient pas vraiment ce que c’était que d’être français, c’était surtout un racisme et un sentiment hostile aux Comoriens des autres îles. Ce sentiment a été renforcé et par le préfet de Mayotte et par l’Ambassadeur de France aux Comores, ces administrateurs français dissertaient sur des théories racialistes, selon les îles etc. Cela rappelle ce que les Belges faisaient juste avant au Rwanda. Les Mahorais étaient dépeints comme une race qui avait plus de raisons d’être française que les autres, et très différente de celles des autres îles des Comores. Voilà comment on a forgé ce sentiment anti-comorien des Mahorais, alors qu’ils sont purement comoriens : une véritable schizophrénie.

RPD : Quels sont les intérêts de la France dans l’arrachement de Mayotte aux Comores ?

Il y avait à Mayotte un port en eaux profondes et l’armée française rêvait d’y installer une base militaire conséquente pour surveiller le canal du Mozambique. De toute façon, la présence de l’armée française sur l’Archipel des Comores, et donc sur la petite île de Mayotte, est importante pour surveiller tout ce qui circule, comme notamment les 2/3 du pétrole exporté du Moyen Orient. Le projet de port militaire en eaux profondes ne s’est finalement pas fait. Ce qu’on ne prévoyait pas au moment de cette indépendance des Comores, qui est venu après, c’est que l’armée s’est consolée en y mettant une base d’écoute du réseau « frenchelon » comme on l’a appelée pour faire la comparaison avec le grand réseau d’écoute « echelon » américain, dont il a beaucoup été question dans les médias à une époque. Il y avait d’autres intérêts, plus françafricains, plus services secrets, politiques occultes, puisque les Comores ont joué un rôle très important dans la complicité de la France avec le régime d’Apartheid qui était sous embargo international. Donc les pays qui voulaient collaborer avec le régime d’Apartheid d’Afrique du Sud devaient être assez discrets pour contourner l’embargo et pour avoir des complicités, même militaires avec le trafic d’armes, avec le régime d’Afrique du Sud.

RPD : Pouvez-vous revenir sur la relation qu’ont entretenu les réseaux françafricains, tels que ceux de Foccart ou des figures comme Michel Debré, dans le sous-développement des Comores et la colonisation de Mayotte. Qu’est-ce que ça dit de la Vè République ?

La partie barbouzarde, françafricaine, et les complicités avec l’Apartheid, ça s’est plutôt installé aux Comores avec un État qui n’a pas pu se construire, parce qu’il a toujours été martyrisé par les services secrets français et ses mercenaires complices, pour servir les intérêts inavouables de l’État. Les Comores indépendantes ont été dirigées par Ahmed Abdallah, qui a été mis en place et tenu à bout de bras par Jacques Foccart. Il a dit que, dans toute sa carrière, il n’y a que trois chefs d’État Africains qu’il a dû soutenir envers et contre toute la classe politique française, et parmi ces trois-là, il y avait Ahmed Abdallah. C’était donc vraiment une pure marionnette de Jacques Foccart, qui le jugeait indispensable. Il n’a jamais dit pourquoi, mais on voit bien à quoi ça a servi : la base mercenaires de Bob Denard est intervenue à maintes reprises sur le continent africain, outre la colaboration avec l’Apartheid. Début juillet 1975, Ahmed Abdallah déclare unilatéralement l’indépendance des Comores, en voyant que la France tergiverse et est de très mauvaise foi par rapport à la question de Mayotte. Et quelques semaines après, le 3 août, un coup d’État éclate et Ali Soilih le renverse. Soilih va alors embaucher des mercenaires français, à la tête desquels Bob Denard, qui ne quittera plus l’Archipel pendant vingt ans, pour ensuite monter les forces armées comoriennes et la garde présidentielle comorienne. C’était une pièce maîtresse dans le contournement de l’embargo sur le régime d’Apartheid d’Afrique du Sud. La garde présidentielle était financée par Prétoria et c’est, à l’image du financeur, une véritable armée d’Apartheid puisqu’elle est dirigée par les mercenaires blancs de Bob Denard et que ce sont des Comoriens qui constituent les troupes.

Le rôle de Mayotte dans tout ça, c’est le fait d’avoir une base militaire française sur une île qui a le drapeau français, pas loin de ces activités mercenaires. Cela permettait d’assurer les arrières et de contrôler cette activité barbouzarde illégale, malgré sa remise en cause par l’ONU et, évidemment, encore plus par l’Organisation de l’Union Africaine. On a d’ailleurs vu, à plusieurs reprises, que le service après-vente des coups d’État de Denard, plus ou moins réussis, a été assuré par l’armée française. On pourra revenir sur ce qu’il s’est passé en 1995.

RPD : Que disent les Comores sur le système Francafricain de la Vème République ?

On peut voir le pouvoir démesuré de la cellule africaine de l’Élysée sur ces questions. Ce pouvoir délégué par le chef d’État, à une personne qui n’a jamais été élue, qui n’a pas de rôle dans le gouvernement, qui est conseiller présidentiel et conseiller occulte à côté avec plusieurs casquettes.

RPD : Comment la gauche se positionne-t-elle vis-à-vis de cette politique françafricaine ?

A l’époque des indépendances, la gauche a toujours été d’opposition en Vème République. Là, les députés communistes, socialistes, honnissent le régime de Denard, le comportement de l’Apartheid. Ils dénoncent tout ça à l’Assemblée, dans les médias… Dans le programme de François Mitterrand en 1981, il est écrit qu’il est hors de question de maintenir les mercenaires qui règnent aux Comores, qu’il faut que ça cesse. Quelques jours après son élection, il dit à Ahmed Abdallah : « ce Bob Denard vous convient, gardez-le, mon cher ami ». Ça résume tout.

D’une façon générale, la politique françafricaine de François Mitterrand a été exactement dans la ligne de celle de la droite française pendant le début de la Vème République. Je ne vais pas entrer dans le détail sur les alliances de réseaux, mais juste rappeler qu’il y a eu de fait un ralliement des réseaux Pasqua qui ont travaillé pour Mitterrand, en rupture avec les réseaux néo-gaullistes. Et quand Chirac est revenu au pouvoir on a ressenti des rivalités entre Foccart et Pasqua, les deux grandes têtes des réseaux français en Afrique.

RPD : Que nous dit la figure de Bob Denard sur les rapports qu’entretiennent l’État français, l’impérialisme français et les élites comoriennes ?

J’ai déjà parlé de la façon dont il a organisé le contournement de l’Apartheid. Mais ce serait lui faire trop d’honneur que de dire qu’il était seul : il était épaulé par un grand affairiste français. Un certain Jean-Yves Ollivier, qui investissait dans l’activité hôtelière aux Comores, qui était le plus grand ami français du régime d’Apartheid, et qui était aussi dans pas mal de réseaux de financement, de trafic d’armes etc. Évidemment, on n’a pas la documentation précise et les comptes précis de tout ce qu’il a fait, mais c’est un grand manitou de la Françafrique, qui, dès le début de l’indépendance aux Comores, a installé les bases économiques barbouzardes et de politique parallèle, à Moroni, la main dans la main avec le régime d’Apartheid. C’est donc une sorte de bicéphalie Ollivier-Denard, qui contrôlait les Comores, en prenant leur commandement à Prétoria et à Paris.

De plus, Denard a joué un rôle dans pas mal de coups d’État aux Comores. Comme celui de Soilih. Trois ans après, Soilih est renversé et assassiné par Denard pour re-installer Abdallah qu’il avait lui-même pourchassé en 1975. Il y a eu des dizaines de coups tordus et en 1989, Denard fait un coup d’État où Abdallah est tué. Il est très présent partout, parce qu’il dirige la garde présidentielle et qu’il a la haute main sur les forces armées comoriennes. Et après la chute du régime d’Apartheid, c’est-à-dire à la fin de la guerre froide, il sent que son règne aux Comores fait trop désordre dans la politique d’une supposée démocratie comme la France. Mitterrand pense à le faire partir d’une manière ou d’une autre, et on considère comme un baroud d’honneur son coup d’État de septembre 1995, le dernier. En apparence, il écarte un président comorienpour en mettre un autre : il destitue le président Djohar pour mettre en place un président, Taki, puis l’armée française vien remettre de l’ordre en arrêtant Denard. C’est un exemple emblématique de tromperie validée par tous les médias français : l’armée française, défenseur des droits, est intervenue pour renverser Denard, sans blesser trop de monde du côté des mercenaires. Là, grosse couverture médiatique en France : « l’armée française renverse Denard », « son baroud d’honneur », la presse française ferme le rideau.

En réalité, Djohar a été maintenu écarté par l’armée française, pour laisser un pouvoir de transition, il n’a été libéré par l’armée, « sorti de sa convalescence », que quand il s’est engagé par écrit à ne plus jouer aucun rôle dans la politique comorienne. Résultat des courses, sur 10 mois : un coup d’État parfaitement réussi par la France puisque Taki est resté au pouvoir, maquillé en coup d’État raté par Denard. Dans ces mémoires, l’ex-dirigeant des services Maurice Robert a d’ailleurs écrit que tous les coups de Denard ont reçu le "feu vert ou orange" de Paris pour ses actes [depuis Paris, une forme de validation sans que la France ne s’engage à aucune responsabilité].

RPD : La France aux Comores ne s’est pas arrêtée avec la chute de Denard...

1995, c’est la fin de Denard visible aux Comores. Parler d’une fuite de Denard, c’est exagéré : il a laissé ses réseaux sur place, notamment certains de ses fils, qui tirent pas mal de ficelles. Mais si on se demande si, après Denard, la Françafrique s’est retirée des Comores, la réponse est : « pas du tout ». C’est le moment de souligner qu’il y a une articulation entre la dom-tomisation de Mayotte et le régime barbouzard des Comores. Plus on martyrise les Comores, plus il devient facile de donner un avantage à Mayotte pour que la population se sente « bien plus riche que les Comoriens des autres îles. » C’est justement ça qui nous ramène à l’actualité, avec cette circulation pour raisons économiques, entre autres, entre les îles. Après avoir martyrisé les Comores sous le joug de Bob Denard, de 1975 à 1995, la France a agi plus subtilement et de façon plus masquée, puisque c’est là qu’ont éclaté les crises séparatistes, sécessionnistes, aux Comores, avec toujours l’objectif pour la France d’empêcher la construction d’un État comorien qui défendrait les intérêts des habitants et le bien public. Ces crises séparatistes, comme par hasard, avaient pour principaux leaders deux colonels franco-comoriens, c’est-à-dire qui ont commencé leur carrière militaire en France. Ils se sont retrouvés aux Comores à diriger des mouvements armés, qui faisaient sécession avec la capitale. Il restait trois îles de l’Archipel avec un statut d’indépendance, la capitale est à Moroni, Anjouan s’est proclamée État d’Anjouan indépendant, pareil à Mohéli, la toute petite île, aussi petite que Mayotte, et parmi ces dirigeants sécessionnistes, non seulement il y avait deux colonels comoriens qui étaient aussi colonels français, mais il y avait aussi le bras droit de Bob Denard, Ayouba Combo. On peut sans trop de risque leur attribuer un statut de barbouzes, officiel ou officieux, qui agissent sous la direction des services français encore une fois.

En résumé, il s’agissait de martyriser les Comores indépendantes, pour avoir plus de facilité à garder Mayotte. La première phase, pendant vingt ans, c’était par la gestion mercenaire de l’Archipel, la deuxième phase c’était en la faisant éclater par crises séparatistes. Si chaque île veut être indépendante, à qui pourrait-on demander de rendre Mayotte ? Chaque année, depuis 1975, l’ONU votait la reconnaissance de Mayotte comme Comorienne et c’est bien une vingtaine de résolutions qui ont été votées, quatorze qui faisaient référence directe à Mayotte ou aux Comores, et six autres sous un titre plus général, sur les îles et îlots, où il est écrit en toutes lettres que l’Assemblée générale de l’ONU reconnaît Mayotte sous souveraineté comorienne. Toutes ces résolutions ont été votées avant la crise séparatiste. Avec la crise séparatiste, ça n’avait plus de sens de demander le retour de Mayotte dans le giron comorien, à partir du moment où plus aucune île ne voulait être liée aux autres.

Propos recueillis par Julien Anchaing et Christa Wolfe

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