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Interview

Milica Ružičić, artiste engagée contre la violence policière et dans les luttes de la classe ouvrière

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Dans un contexte de montée générale de la répression étatique et de la bonapartisation des régimes politiques en Europe, nous avons interviewé l’artiste plastique anarchiste serbe Milica Ružičić qui, en 2010, avait dédié une série de tableaux à la dénonciation de la répression policière à travers le monde. Elle est également enseignante à l’École des Beaux-arts et arts appliqués de Belgrade et chanteuse du groupe de musique Cruellas.

Propos recueillis par Philippe Alcoy

En 2010 vous avez réalisé une série de peintures sur la brutalité policière pendant des manifestations en différents endroits du monde. Qu’avez-vous voulu montrer/exprimer avec cela ? Pourquoi la brutalité policière ?

Cela me rendait malade de voir le nombre de ces nouvelles qui arrivaient de partout dans le monde, et aussi à quelle vitesse elles étaient oubliées. Et ces images continuent à arriver encore. C’est comme si tous les États avaient déclaré une guerre civile contre leurs propres citoyens. Les uniformes de la police sont devenus aussi effrayants que ceux de l’armée, et c’est devenu un trait mondial depuis Seattle en 1999.

Bien que la police soit rémunérée avec l’argent des impôts que payent les citoyens, on la voit rarement en train de protéger vraiment les citoyens (sauf dans les émissions à la télé). Le plus souvent elle protège les intérêts d’une minorité. C’est pire que la vieille citation attribuée à l’homme d’affaires américain Jay Gould : « Je peux embaucher la moitié de la classe ouvrière pour tuer l’autre moitié ». Car c’est nous qui sommes en train de payer la moitié qui nous réprime et nous tue, et non ceux qui les donnent des ordres.

Australia, Sydney 2002

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Avec ces peintures je voulais donner une vie plus longue à ces images que l’on voit dans la presse. Les toiles peuvent être accrochées aux murs et vues plusieurs fois, ce qui suppose qu’elles auront une vie plus longue que les images apparues sur internet ou dans les journaux. Je voulais leur donner plus d’importance, en tant que représentation visuelle de ce contexte de guerre civile que nous sommes en train de vivre, où les opinions politiques sont éliminées par la répression.

C’est la raison pour laquelle j’ai peint seulement des gens impliqués dans des luttes, sur des toiles blanches, comme une manière de les sortir de leur contexte (le contexte a été ajouté dans le titre de chaque peinture). De cette façon, la personne qui regarde la série peut se rendre compte des similarités.

Germany, Heiligendamm 2007

Les cadres des peintures sont peints à la main avec des couleurs de camouflage, motif qui est associé à l’armée et aux frontières de tout pays.

Les peintures ont été réalisées sur des toiles fabriquées par des prisonniers de l’institution pénale de Sombor [dans le nord de la Serbie], dans le cadre d’une thérapie par le travail. J’ai considéré que symboliquement c’était important, de parler aussi au nom des réprimés dans ce type de toiles.

Aujourd’hui cette brutalité policière est la même, ou plus dure encore. Mais la répression ne s’abat pas seulement sur les manifestants. Elle s’abat aussi, et parfois spécialement, sur les réfugiés dans différents pays d’Europe : Macédoine, Serbie, Hongrie, Croatie, Slovénie, Autriche, Allemagne, France, Grande-Bretagne et ainsi de suite.

Non seulement il y a des guerres civiles en cours entre une minorité au pouvoir et ses propres citoyens non armés, mais la lutte pour les ressources est en train de transformer la politique globale en quelque chose d’horrible. C’est la même vieille histoire d’exploitation que celle du XIXe siècle et d’avant. On a juste de nouvelles technologies et de nouvelles armes.

Après la chute du bloc socialiste de l’Est, tous les petits et faibles membres du groupe des pays non-alignés sont devenus des proies pour le grand capital, ce que l’on appelle le néo-colonialisme. La seule différence c’est que les façons d’exploiter les ressources naturelles et les personnes sont largement plus efficaces après un siècle de progrès technologique. Depuis, le capitalisme va beaucoup plus vite qu’avant et fait penser à une montagne russe allant à toute vitesse, hors de contrôle. Le capitalisme n’a jamais voulu être contrôlé, mais il semble qu’il est en train de nous pousser vers l’abîme avant son propre crash et qu’il nous donne la dernière démonstration qu’il s’agit d’un système qui n’est pas soutenable, et qui ne pourra jamais l’être.

India, Bangladesh 2010

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Ce que nous avons avec la question des réfugiés, c’est une vieille histoire de ségrégation de classe. Ces gens sont en train de fuir les guerres ou la pauvreté, il n’y a pas beaucoup de différence entre les deux. Leur pauvreté est provoquée par les pressions économiques néocoloniales sur la périphérie ; tout comme les guerres sont provoquées par la lutte néocoloniale pour les ressources. Le colonialisme ne peut marcher pour les pays centraux que si les pauvres restent dans leurs propres villes et villages appauvris et si leur argent et leur plus-value traversent facilement les frontières.

Je ne sais pas comment quelqu’un peut penser que les gens ne vont pas essayer d’échapper à ce contexte alors qu’ils n’ont pas d’autre alternative. Mais l’Europe semble surprise avec ces évènements, bien qu’elle ne voie ni la solution ni l’obligation de résoudre leurs problèmes pour être capable de trouver une solution à la situation actuelle. Jusque là, ce que nous voyons, c’est de la répression, et c’est une offense pour quiconque est muni d’un cerveau que de savoir que quelqu’un peut penser que c’est une solution définitive.{{}}

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Iran, Tehran 2007

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Les migrants sont perçus comme un désastre économique, et c’est pour ça que les histoires sur la menace terroriste offrent un prétexte à la restriction de leurs droits et à leur répression, pour ensuite faire de même avec les citoyens européens (la même recette a donné lieu au « Patriot Act » aux États-Unis).

Mais ce qui ne va pas c’est la distribution de la richesse, et ceux qui ne veulent pas que cette situation change voient les autres comme leurs ennemis, peu importe si l’autre est un migrant ou pas. Cette histoire, aussi vieille qu’elle soit, va conserver son actualité tant qu’on aura ce type de système, basé sur le profit et les mythes du libre marché.

Vous n’avez pas seulement peint des scènes de brutalité policière durant des manifestations mais vous avez aussi fait un tableau sur la lutte des travailleurs de Jugoremedija (une usine pharmaceutique qui a été sous gestion ouvrière). Pourquoi considérez-vous qu’il est important de peindre ce type de scène de lutte des masses et des travailleurs ?

Pour moi cette peinture représente un exemple positif de lutte collective pour le droit au travail. C’est pourquoi je l’ai réalisé dans des dimensions énormes de type musée (2×3 mètres). Mon intention était de faire cette toile sous la forme d’un évènement historique important, alors que cette histoire était très manipulée par les médias.

Les travailleurs de cette usine ne se sont pas rendus facilement face à la transition de la propriété, laquelle est toujours en cours. Ils protégeaient l’usine qu’ils ont construite contre des soi-disant investisseurs privés irresponsables dont le seul but était de se faire de l’argent facile et non de protéger les emplois ou de maintenir l’usine en marche.

Jugoremedija juin 2013

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Pendant deux ans les travailleurs ont réussi à gagner la bataille en justice, à prendre le contrôle de l’usine et à la maintenir en marche en faisant même d’immenses progrès en très peu de temps. Mais malheureusement la pression politique venue de positions influentes dans l’appareil d’État a fonctionné et a mis fin à cette expérience. Ils ont été poussés à la faillite avec une sous-évaluation de la valeur de l’usine, juste pour donner une opportunité à un autre investisseur privé de se faire de l’argent facile. Alors, même cette longue et persistante lutte (elle a duré dix ans en tout) a fini en échec et les travailleurs ont perdu à nouveau, quelque temps après que j’ai fini le tableau.

La peinture représente cette lutte de travailleurs unis contre la police, qui y avait été envoyée pour les expulser de l’usine sans aucune raison légale. Mais ils ne se sont pas rendus facilement, ils ont passé des années à camper à l’extérieur de l’usine pour protéger les machines et les produits pour qu’ils ne soient pas volés par cet « investisseur privé ».

Zimbabwe, Harare 2009

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C’est une histoire qui devrait nous donner de l’espoir, et nous rappeler ce que nous ne devrions pas oublier : toutes ces luttes que les gens ont dû mener à travers l’histoire pour obtenir les quelques droits fondamentaux que nous sommes en train de perdre ces dernières années.

J’aimerais que ces peintures aident les gens à se rendre compte de la situation politique et économique actuelle et puissent peut-être encourager plus de ces résistances collectives venant d’en bas. Unifiant tous les exploités et les sans-emploi, où seulement l’identité de classe importe, non avec l’objectif de faire disparaitre l’identité de l’autre mais pour gagner la bataille la plus grande, celle d’un changement de système qui pourrait poser les bases d’un autre contexte où les différentes identités pourraient vivre dignement.

Je me rends compte à quel point ça sonne ambitieux, mais je suis une artiste, vous excuserez peut-être ma tête rêveuse…


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