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« Frapper et mutiler les corps pour terroriser ».

Militarisation de la police : compte-rendu critique des analyses de Pierre Douillard-Lefevre, auteur de L’Arme à l’oeil

Si le mouvement contre la loi travail s'est terminé le 15 septembre, les procès de militants interpellés pendant ces mois enthousiasmants, eux, se poursuivent. A Montpellier, après Jules Panetier au mois de juillet, condamné à deux mois de prison ferme, c'est Cassandre qui est passée devant le tribunal il y a une dizaine de jours. Médiatisés ou non, les cas sont nombreux et les condamnations lourdes, souvent prononcées sur la base de témoignages policiers controversés ; elles font suite à des arrestations musclées, qui font écho aux violences que vivent au quotidien les personnes racisées. Pour soutenir les victimes de la répression, informer, s'organiser et empêcher la banalisation des violences, l'AG contre l'état d'urgence et la commission anti-répression de Nuit Debout Montpellier ont invité Pierre Douillard-Lefevre, auteur de L'Arme à l'oeil, à venir présenter ses analyses sur la militarisation de la police. Nous en rendons compte ici de façon critique et invitons tous ceux qui veulent en savoir plus à assister à la conférence « Mais que fait la police ? » organisée par Révolution Permanente ce soir à Paris, et retransmise publiquement à Rennes et à Bordeaux. Dom Thomas

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Éborgné en 2007 par un tir de lanceur de balles de défense (LBD), Pierre Douillard s’intéresse de près à la question des violences policières : il a bien fallu qu’il se forme lui-même pour mener la bataille judiciaire, toujours en cours, qu’il a entreprise après l’attaque qu’il a subie. Militant et étudiant en sociologie, il a publié récemment ses analyses sur la militarisation de la police dans les dernières décennies, dans un essai intitulé L’Arme à l’oeil. Rappelant que la militarisation de la police n’est pas apparue en 2016, mais qu’elle constitue au contraire un processus auquel la population s’habitue progressivement, le sociologue militant en fait démarrer la chronique au milieu des années 1990.

De la dispersion des manifestants à leur mutilation

Pour Douillard, l’année 1995 est marquée par une rupture, un tournant dans la politique de maintien de l’ordre : s’il s’agissait auparavant de repousser les manifestants en utilisant des canons à eau et des gaz, on entre dans une ère où l’objectif consiste à frapper et mutiler les corps pour terroriser non seulement les victimes, mais aussi les autres militants. Concrètement, cela se matérialise par la création, en 1995, des Brigades Anti-Criminalité – les BAC – et la distribution des premiers flashball, sous l’impulsion de Claude Guéant, alors directeur général de la police nationale. Mais 1995 est aussi l’année de la naissance du plan Vigipirate, alors présenté comme temporaire et pourtant toujours en vigueur. Le flashball est alors utilisé d’abord dans les quartiers populaires et fait des blessés dès les années 1990.

Son usage ainsi que celui des grenades de désencerclement sera généralisé en 2002, alors que Nicolas Sarkozy est ministre de l’Intérieur. Puis, en 2007, ce sont 300 lanceurs LBD40 qui sont distribués à des policiers volontaires ; plus précises que le flashball, ces armes, qui lancent de grosses balles en caoutchouc, se tiennent comme un fusil et sont dotées d’un viseur et d’un canon rayé. Appelées à tort « flashball » alors qu’ils sont plus puissants et donc plus dangereux, les LBD sont alors utilisés pour réprimer les révoltes de Villiers-le-Bel ainsi que les lycéens et les étudiants qui prennent part au mouvement contre la LRU. C’est dans ce cadre que Pierre Douillard sera blessé : il est l’un des premiers d’une liste qui n’a fait que s’allonger depuis. En manifestation et dans les quartiers populaires, les policiers ont pris l’habitude de braquer leurs LBD sur la foule pour intimider, comme en témoignent photos et vidéos. Il s’agit alors bien d’introduire une logique de terreur : Nicolas Sarkozy avait ainsi expliqué que « quand les policiers en sont équipés, les voyous ne viennent plus les chercher ».

La mort de Rémi Fraisse : un signe de l’acceptation des violences policières ?

En octobre 2014, Rémi Fraisse est tué par une grenade offensive sur la ZAD de Sivens. Pour Douillard, qui compare l’événement à la mort de Malik Oussekine, tué par des membres des brigades motorisées (voltigeurs) lors d’une manifestation étudiante contre la loi Devaquet en 1986, la faiblesse des réactions après l’assassinat de Rémi Fraisse marque un tournant. Rémi était en effet le premier manifestant tué en manifestation depuis 1986 ; à l’époque, devant la forte mobilisation qui avait suivi la mort de Malik Oussekine, la police avait reçu des consignes appelant au calme. Deux jours plus tard, la loi avait été retirée et le ministre de la recherche et de l’enseignement supérieur avait démissionné. Les policiers incriminés avaient été jugés et également été sanctionnés en interne. Enfin, les brigades motorisées avaient disparu.

En 2014, on observe des réactions plus nuancées. D’une part, les manifestations sont assez réduites ; d’autre part, là où elles sont importantes (notamment à Toulouse), elles sont très réprimées voire interdites. La couleur politique du gouvernement explique pour partie ce contraste : à la différence de 1986, c’est alors le PS qui est au pouvoir, et la gauche institutionnelle ne réagit donc pas. Douillard en conclut que la situation s’est ainsi inversée : pour lui, le gouvernement avait cherché à montrer patte blanche en 1986, tandis qu’il a joué la carte de l’escalade répressive en 2014.

Une donnée manque cependant dans l’analyse de Douillard, à savoir la question du rapport de forces en jeu. En 1986, la mort de Malik Oussekine intervient alors qu’une mobilisation étudiante nationale est en cours, structurée autour d’assemblées générales et d’une coordination nationale qui permettent de s’organiser rapidement. En outre, la stupeur et la colère suscitées par l’assassinat d’un jeune homme par la police permet d’envisager une large convergence avec les travailleurs, débouchant sur la perspective d’une grève générale qui affaiblirait considérablement le gouvernement. A l’inverse, en 2014, l’assassinat de Rémi Fraisse a lieu lors d’une mobilisation qui, si elle est médiatisée, n’en reste pas moins locale. Il faut enfin nuancer le constat d’auto-critique qu’aurait fait le gouvernement en 1986 : Pasqua, alors ministre de l’Intérieur, était alors resté en poste, et les condamnations des policiers assassins avaient été minimales.

Pour Douillard, la faiblesse des réactions dans la population est aussi le résultat d’un processus d’habituation progressive : les classes dominantes ont imposé un usage de plus en plus fréquent et intense de la force, et ce en utilisant quatre laboratoires d’expérimentation. Les armes, hélicoptères, drones, technique de nassage et de militarisation de l’espace sont en effet avant tout testées dans les quartiers par la BAC, qui hérite des techniques de gestion de l’ordre de l’époque coloniale. Les mouvements de contestation qui débordent les cadres syndicaux, et notamment lycéens et étudiants mais aussi contre-sommets et ZAD (« l’ultra-gauche » des médias), constituent un deuxième laboratoire, tandis que les stades de foot en sont un troisième. Caméras qui filment l’ensemble des supporters, nassage dans les stades voire sur l’autoroute en amont, dispositif d’interdiction administrative de stade qui condamne sans procès à pointer au commissariat le jour des matchs... autant de mesures de restriction de la liberté de circulation qui sont ensuite généralisées aux militants, sur la base d’un fichage administratif. Dans les stades et notamment parmi les ultras, les blessés sont nombreux ; enfin, l’Euro2016 a vu naître la fan-zone, espace privatisé et militarisé où les droits sont limités à celui de consommer. Enfin, le quatrième et dernier laboratoire d’expérimentation grandeur nature, ce sont les frontières de l’Europe, avec pour victimes tous les migrants qui tentent de les franchir : moyens biométriques et protection armée qui aboutissent à des milliers de morts et de blessés.

Le gouvernement et les classes dominantes testent ainsi leurs méthodes sur les marges : habitants des quartiers, militants politiques et syndicaux, supporters de foot et migrants. Dans le contexte de l’état d’urgence qui dure depuis déjà un an et probablement encore pour de longs mois et dont le bilan répressif est impressionnant, le gouvernement peut ainsi, après la mort d’Adama Traoré en juillet 2016 assassiné par la police pendant son interpellation, répondre au mouvement de révolte de Beaumont-sur-Oise en déployant des gendarmes équipés de fusils d’assaut KHG36, véritables armes de guerre. Si aucun tir n’a eu lieu, le message est clair et l’intimidation maximale. Les forces de l’ordre ont été habituées à exhiber leurs armes, qui sont de plus en plus dangereuses : récemment, des lanceurs de balles en rafale ont été observés dans les mains de la police en manifestation, de même que des brigades motorisées armées de gazeuses et de matraques téléscopiques.

La police, une force qui s’émancipe de l’État ?

Sur la base de la médiatisation des opérations menées dans les quatre « laboratoires » décrits, les Français ont donc, selon Douillard, peu à peu accepté les méthodes de la police, qui peut par ailleurs compter sur le soutien sans faille des médias : la police serait ainsi la profession la mieux représentée dans les médias. Le langage technique et la multiplication des sigles pour nommer les armes permettraient également de brouiller la compréhension de tout un chacun : les affaires policières seraient ainsi devenues des affaires de spécialistes. Il faut cependant rappeler que des milliers de manifestants ont scandé, et de plus en plus au fur et à mesure que la mobilisation durait et que les violences s’accumulaient, qu’ils détestaient la police ce printemps... l’acceptation est donc loin d’être totale, même si cela ne mène pas encore à l’organisation en vue d’une large insurrection. Si selon un sondage, une majorité de l’opinion ne désapprouvait pas les manifestations policières, il faut plutôt le voir comme un symptôme de la polarisation actuelle, où les événements se succèdent rapidement et où l’opinion est donc amenée à changer très vite.

En outre, pour Douillard, les récentes manifestations de policiers montrent que la police tend à s’émanciper de l’Etat et à imposer sa loi au gouvernement : le conférencier compare ainsi manifestations policières et manifestations contre la loi travail, affirmant que « les policiers ont plus obtenu en quelques manifestations plus que nous en plusieurs mois ». C’est cependant faire peu de cas d’une analyse marxiste de l’État et de ses forces répressives : si la police a obtenu des promesses en quelques jours, c’est bien parce qu’elle est le bras armé de la classe dominante et que ses revendications vont, à quelques nuances près, dans le même sens qu’elle ! La police est donc dans un camp diamétralement opposé à celui des manifestants contre la loi travail, qui visaient à défendre les acquis des salariés. D’ailleurs, rien n’empêchait le gouvernement de réprimer les participants, minoritaires au sein même de la police, aux manifestations de ces dernières semaines, ne serait-ce que par des menaces de sanctions internes. De la même façon, la plupart de la classe politique ainsi que les médias se sont fait le relais complaisant de ces manifestations, se montrant compréhensifs et attentionnés, quand au contraire ils insistaient sur la « violence » des manifestants ce printemps. L’ensemble de ces réactions montre bien que l’État et la police continuent à marcher main dans la main, et ce non seulement, comme le rappelle Douillard, parce que la vente d’armes constitue un marché dans lequel la France est très bien placée, mais aussi et surtout parce que la police constitue la première ligne de défense des intérêts de la bourgeoisie à l’intérieur des frontières nationales.

Alors, que faire ?

Les analyses précédentes, selon lesquelles d’une part la population accepterait sans broncher les violences policières, et d’autre part la police deviendrait une force autonomisée de l’État, conduisent Pierre Douillard à un pessimisme assez prononcé : si selon lui, « tout ne tient que par la répression », cela « peut basculer très vite dans le mauvais sens », en cas de nouvel attentat par exemple. Pour lui, la période actuelle rappelle ainsi les années 1920 en Allemagne, un certain nombre de policiers étant adeptes de la théorie du grand remplacement et porteurs d’une idéologie prônant la guerre civile.

Du fait de ce pessimisme, les pistes d’action proposées par Douillard sont bien maigres. Il s’agirait, d’une part, de « faire vivre une agitation sur le plan des idées et des pratiques » et de se montrer « créatif » face à des policiers « qui ne le sont pas » ; le conférencier suggère ainsi quelques cibles pour des actions concrètes. D’autre part, Douillard incite à organiser des regroupements de victimes de violences, contre l’isolement et la démoralisation, pour faire face à la double peine que constitue la blessure et la rhétorique médiatique visant à faire croire que la victime « l’a bien cherché ».

Si la solidarité concrète envers les victimes de violences est absolument nécessaire, ni la création de liens entre militants, ni quelques sabotages isolés ne changeront cependant la donne. Au quotidien, c’est à la création d’un vaste front contre les violences policières et la répression où qu’elles se produisent qu’il faut travailler, en interpellant les organisations syndicales et politiques pour qu’elles dénoncent ces violences et se mobilisent contre, et en visibilisant les violences et les morts pour gagner l’opinion au fait que les policiers ne sont pas les garants de notre sécurité. A un an des attentats de novembre 2015, la lutte contre la répression est plus que jamais liée à celle contre l’état d’urgence permanent, dont les conséquences mortifères sont renforcées avant tout dans les quatre « laboratoires » mis en évidence plus haut.

Pour prolonger cette discussion critique, Révolution Permanente vous invite à sa conférence-débat intitulée « Mais que fait la police ? », ce soir 19h à la librairie Résistances à Paris.

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