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Témoignage d'une enseignante dans une « banlieue sensible » du 93

« Non, cette école émancipatrice ne peut exister dans un système dominé par l’exploitation du capital »

E., enseignante dans la Seine-Saint-Denis. Réunion de rentrée des professeurs. « Bien difficile sera cette rentrée car de nombreuses familles furent expulsées de leurs logements cet été. De nombreux élèves se retrouvent à la rue ou en foyer », note la direction de l'établissement. Une bienveillance et une attention particulière est demandée aux enseignants.

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Voilà la troisième année que j’enseigne dans un collège de la banlieue du 93 : une « zone de non-droit » comme la décrivent les médias. Avec une vision idéaliste, mon diplôme en poche, je me faisais la promesse d’aider les enfants des classes populaires dans les banlieues à s’émanciper, je rêvais de justice sociale. Parce que ces enfants ont les mêmes droits que n’importe quels autres élèves à recevoir un enseignement de qualité, à avoir des profs qui aiment travailler au quotidien avec eux. Mais la réalité quotidienne de la jeunesse des banlieues rattrape bien vite cette vison idéaliste du métier d’enseignant. Un quotidien bercé de violence économique et sociale. Enseigner dans les banlieues met l’enseignant face à la dure réalité de la fonction de l’école : celle de reproduction des classes sociales que remplit l’institution scolaire et de surcroît, les légitime. Vient alors le moment de se faire à l’idée que nous ne pourrons pas tenir notre promesse d’émancipation sociale par l’école pour nos élèves. Non, cette école émancipatrice ne peut arriver dans ce système dominé par l’exploitation du capital, qui ne cherche qu’à faire de nos gamins de bons citoyens aptes à subir le coût le plus élevé de l’exploitation, celle du travail précaire mais aussi du chômage.

Lorsque l’actualité braque ses projecteurs sur les jeunes des banlieues c’est pour y décrire un quartier de non-droit où règne la violence liée au trafic de drogue et de règlements de compte entre les gangs. Mais loin des clichés des jeunes de banlieue, c’est un tout autre visage que je découvre. C’est le visage d’une jeunesse issue de l’immigration travailleuse parsemée de galères, d’un horizon bouché par les tours grises et insalubres de la cité, qui subit au quotidien le chômage et la précarité. C’est le visage d’une jeunesse qui subit le racisme d’Etat et la stigmatisation, les contrôles au faciès et la violence policière, l’exclusion et l’absence de perspectives.

L’Etat et ses relais médiatiques ont beau jeu de parler d’insécurité dans les banlieues, de « violences extrêmes » dans ces quartiers qualifiés de « no man’s land ». Mais le premier responsable cette situation est bien l’Etat. Dans ce quartier 1/3 des familles vivent sous le seuil de pauvreté, les 2/3 des familles vivent dans une précarité extrême, la moitié de la population active dans ce quartier est au chômage. C’est cette précarité et ce chômage qui jette les ados dans le trafic et la violence. Pour ces jeunes, la véritable violence est la violence sociale, c’est la précarité, c’est de ne pas avoir d’emploi pour subvenir aux besoins de sa famille.

Lors d’un cours d’éducation civique sur l’identité, je demande naïvement à quoi peut servir une pièce d’identité. Une réponse édifiante de sens : « C’est pour quand on se fait contrôler par les keufs... euh pardon la police, madame. Si on a pas nos papiers sur nous, après, ils nous embarquent au comico... et là on y passe plusieurs heures.Et après, je me fais défoncer par ma mère qui veut m’envoyer en pension au bled ». Ali, 13 ans, jeune de banlieue subit régulièrement le contrôle au faciès, la violence policière, la stigmatisation et la violence du racisme instrumentalisé par l’Etat.

Ces remarques ne peuvent pas m’empêcher de penser à la mort Zyed et Bouna en 2005. Ces deux adolescents ainsi que Muhittin, seul rescapé, ont pris la fuite pour échapper à un contrôle arbitraire de la brigade anti-criminelle (la BAC) alors qu’ils rentraient d’un match de foot. Les trois adolescents ont pris peur en voyant arriver la voiture de police car ils connaissaient bien la violence des contrôles de la BAC. Les policiers les ont poursuivit. Les trois jeunes se sont alors réfugiés dans une centrale EDF et furent électrocutés. Zyed et Bouna n’y survivrons pas. Cette tragédie fut le point de départ de la révolte des banlieues en 2005. La jeunesse la plus opprimée du pays s’est soulevée pendant trois semaines pour mettre fin à cette répression d’Etat qu’ils subissent au quotidien. 10 ans après les faits, la justice rend son verdict. Les policiers responsables de la mort de Zyed et Bouna ont été relaxés. Or la situation dans les banlieues n’a en rien changé. Les « bavures policières » restent impunies par une justice du côté d’un Etat violent et répressif. La mort de jeunes des quartiers aux mains des forces répressives ne sont que le produit d’une violence d’Etat pour lequel leur vie ne vaut rien.

Toutes ces humiliations quotidiennes extérieures ont une incidence forte sur la vision de ces jeunes sur l’école et sur les enseignants. Enseignants, nous incarnons les représentants de l’Etat et tout ce qui leur rappellent la discrimination d’Etat qu’ils subissent. Et lorsqu’un élève se met en rage contre nous, ce n’est pas notre personne mais c’est l’autorité que nous représentons qu’ils contestent. Je dois sans cesse leur rappeler que je ne suis pas là pour faire la police mais un prof mais pour leur apprendre des savoirs. Difficile pour eux de le croire puisque l’école, loin d’être un échappatoire pour l’adolescent, ne se situe pas à l’extérieur de la société ni de toute cette machine répressive. A l’intérieur des établissements scolaires, tout le règlement intérieur est fait pour contrôler le moindre fait et geste de l’élève et tout le monde se prend au jeu : pas de casquette, pas d’écouteurs, range-toi correctement, fais pas ci, fais pas ça.... ou sinon on sort l’arsenal de punitions. L’école, pour eux c’est aussi la notation et c’est la sélection sociale.

De même, après les attentats de Charlie Hebdo, une partie des élèves ont refusé la minute de silence imposée par en haut, par la ministre de l’éducation nationale, bien assise sur son fauteuil doré du ministère et bien loin nos réalités quotidiennes. Encore une fois, les enseignants en première ligne se sont confrontés à l’injustice et à la stigmatisation ressentie par les élèves mettant en avant que le journal les a humilié eux et leur religion. D’autres encore ont dénoncé l’inégalité de traitement devant les morts « Bien sûr que c’est grave la mort des journalistes. Mais vous avez dit « Je suis gaza » cet été ? Vous avez fait une minute de silence ? La vie de ces personnes valait autant… Mais pas pour tout le monde en France, on dirait » répliquait un élève.

Et bien évidemment, la réponse du gouvernement fut de taper encore plus fort contre ces jeunes par des recommandations permettant de déceler un futur djihadiste et de dénoncer tous ceux qui n’étaient pas Charlie. Aujourd’hui, par ses réformes et son enseignement moral et civique, le ministère renforce encore sa vison de l’école de la République et laïque. Une école à deux vitesses, celle réservée aux riches et celle réservée aux pauvres. Une laïcité qui stigmatise en réalité les jeunes des banlieues à majorité musulmane, une laïcité qui ne s’applique pas pour les établissements privés qui reçoivent pourtant des subventions de l’Etat. Comment pouvons-nous enseigner des valeurs qui justifient cette société inégalitaire et accentuent les discriminations ?

Alors, oui, enseigner en éducation prioritaire dans une banlieue du 93 confronte les enseignants à la dure réalité sociale vécue par nos élèves. Une réalité qui ne peut être vaincue que par le combat quotidien contre ce système et pour une éducation émancipatrice pour tous les élèves. Un combat qui passera par une confrontation d’ampleur rassemblant la jeunesse opprimée des quartiers, les étudiants et les travailleurs organisés.


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