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Entretiens

Paroles de grévistes : retour sur la grève victorieuse des aiguilleurs du Bourget après 4 mois de bataille

Les cheminots de l’aiguillage du Bourget ont gagné face à leur direction après 4 mois de grève pour leurs conditions de travail et leurs salaires. Retour avec des travailleuses et travailleurs du Bourget sur une grève victorieuse en pleine bataille des retraites.

Adèle Chotsky

4 mai 2023

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Paroles de grévistes : retour sur la grève victorieuse des aiguilleurs du Bourget après 4 mois de bataille

Crédits photos : Révolution Permanente

Le 21 novembre dernier, les aiguilleurs et aiguilleuses du Bourget démarraient une grève pour les salaires et les conditions de travail, contre les réorganisations et le manque de personnel. La grève a démarré sur des débrayages de 59 minutes aux heures de pointe, d’abord une, puis deux fois par jour. Avec le début du mouvement contre la réforme des retraites, la grève s’y est liée, et a combiné la grève de 59 minutes avec les temps forts de journées interprofessionnelles avec des taux de grévistes à 70-80%, puis avec une grève reconductible de 24h à partir du 7 mars.

Face à la détermination sur la durée et à l’auto-organisation des grévistes, la direction, qui se montrait jusqu’ici jusqu’au-boutiste, a dû céder et répondre à une grande partie des revendications, que ce soit sur les salaires ou les conditions de travail : les grévistes du Bourget viennent d’arracher l’équivalent d’un 14e mois de salaire, entre 1500 et 2000 euros par agent, en primes pour cette année. Ils ont aussi obtenu des créations de poste qui permettront de répartir la charge de travail.

Une grève pour les conditions de travail et pour les salaires

Au Bourget, la grève s’inscrivait dans un contexte d’inflation et de colère profonde qui commençait à émerger dans le secteur, provoquée par les marques de mépris reçues par les travailleurs « essentiels » depuis la sortie de la crise du Covid que ce soit par le gouvernement ou la direction de la SNCF. Pour Morad, qui travaille depuis 17 ans à la SNCF : « Nous sommes la France d’en bas et c’est cette France d’en bas qui a soutenu l’économie pendant le Covid, avec Macron qui parlait des ouvriers ‘en première ligne’. Il y a eu un clivage entre les directions et les agents en première ligne. »

Avec l’explosion des prix le ras-le-bol a encore augmenté : « Dans un contexte de hausse des prix généralisée, notamment concernant les courses du quotidien, on demandait une reconnaissance, notre niveau de salaire n’était pas suffisant » explique Morad. « On veut vivre et non pas survivre, pouvoir faire ses courses et ne pas se sentir esclave de son travail ».

Face à la direction, les grévistes du Bourget ont réussi à arracher beaucoup, que ce soit concernant les salaires mais aussi du côté des conditions de travail et de l’amélioration des postes. Des revalorisations de primes déjà existantes, ainsi que des primes gratification et inflation. En tout, c’est l’équivalent d’une prime pouvoir d’achat entre 1400€ et 2000€ en fonction des agents que la lutte a permis d’obtenir. Du côté des améliorations des conditions de travail, un budget de 20.000€ a été obtenu, notamment pour équiper certains locaux pour en faire des lieux de convivialité et détente pour les salariés.

Enfin, en termes d’amélioration des conditions de travail les grévistes ont obtenu la création d’un poste d’agent de maîtrise et des priorités d’embauches pour combler les manques d’effectifs. Pour Alexia, qui a fait grève et travaille depuis 7 ans à la SNCF, « ce qui importait à beaucoup d’agents en premier lieu c’était les embauches, car ça devenait très compliqué notamment pour les agents de réserve ». En effet, un agent à la réserve se retrouve parfois à devoir travailler 5 ou 6 jours d’affilés, avec parfois un seul jour de repos avant d’enchaîner une nouvelle série avec autant de jours de travail, en plus des horaires de travail qui changent systématiquement, parfois au dernier moment, en raison des manques d’effectifs.

Après cette victoire revendicative, les cheminots et cheminotes du Bourget ressortent du conflit déterminés, prêts à reprendre la lutte s’il le faut. Pour Jérôme, 25 ans de boîte, et qui n’avait jamais participé à une grève de cette ampleur, « on aurait pu continuer et on est prêts à repartir. Ce n’est pas fini : aujourd’hui tout le monde parle de la [prime] pérenne ». Les agents se battaient en effet aussi pour des augmentations pérennes pour tous et toutes et restent déterminés à ce que la direction recule sur cela. Avec l’idée que leur grève victorieuse puisse inspirer ailleurs : « Il y a du monde qui nous a vu, et ça peut donner des idées. On a un peu montré l’exemple ». Une des discussions lors de l’assemblée générale qui a voté le protocole de fin de conflit était en effet de voir comment continuer la lutte après cette première bataille, en se coordonnant avec d’autres unités opérationnelles et d’autres établissements de circulation pour un mouvement d’ensemble qui permette d’aller chercher la prime pérenne « circulation », revendication des cheminots du Bourget et d’ailleurs.

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Lier la grève locale à la grève pour les retraites

En parallèle de la grève pour les salaires et les conditions de travail, les aiguilleurs et aiguilleuses du Bourget se sont également mobilisés en nombre dans le cadre du mouvement contre la réforme des retraites. Le lien entre les deux était évident : « ça s’est fait dans la continuité, raconte Morad. On part d’une contestation locale où on pense à son quotidien, on veut que l’avenir soit meilleur non seulement pour soi-même mais aussi pour les autres, ses enfants et ses proches. On ne veut pas attendre la retraite pour profiter de notre vie, alors que beaucoup sont morts au lendemain de leur retraite. »

Face à des conditions de travail toujours plus dures et des salaires qui ne suivent pas, se battre pour le retrait de la réforme n’était pas non plus suffisant, et la grève locale mettait sur la table ces revendications essentielles. Pour Anasse Kazib, cheminot au Bourget, cette grève « est la démonstration qu’il est possible d’arracher des augmentations de salaire tout en luttant sur les retraites ». « Tout cela est lié, affirme Morad, la casse de l’ouvrier se fait au niveau local et national. Le combat qu’on mène à la SNCF est celui que des millions de personnes mènent face à Macron et ce gouvernement qui veut nous faire travailler plus longtemps. »

Les grévistes se sont beaucoup posé la question de comment articuler les deux mouvements, entre un mouvement national d’ampleur et un conflit local dur qui avait commencé plusieurs mois auparavant. « Au début, certains collègues craignaient que le mouvement des retraites éclipse notre grève, raconte Jérôme. Mais ça a permis d’amener plus de monde, que ce soit sur les retraites ou pour les salaires. Plusieurs collègues qui n’avaient pas prévu de faire grève se sont dit : c’est le moment. » Alexia raconte ainsi : « Je faisais partie des personnes sceptiques au début sur le fait que les deux mouvements s’entrechoquent et que la grève des retraites prenne le dessus sur la grève locale. Petit à petit, j’ai vu que ça renforçait notre mouvement. » Le mouvement des retraites aura même été une bouffée d’air frais, en renouvelant les modalités de la grève, face à une direction qui voulait jouer sur le pourrissement pour faire reprendre le travail.

Tenir et militer la grève par en bas : la « méthode Bourget »

Un des éléments clefs de la grève du Bourget est d’avoir mis au centre de la grève l’auto-organisation des grévistes : ce sont ceux qui font la grève qui l’organisent, qui réfléchissent et décident ensemble. Pour cela, le rôle des Assemblées générales a été central : « C’est très démocratique, explique Alexia. Les AG permettent de discuter, d’échanger sur tout ce qui se passe, de tous les problèmes qu’on peut avoir quand la direction nous met des bâtons dans les roues. Elles permettent aussi de voter : on a deux délégués du personnel et représentants syndicaux qui sont chez Sud Rail mais ils ne décident jamais seuls. Avec les AG, on n’agit pas comme dans certains syndicats où tout part d’en haut. Là, c’est l’inverse, ça part du bas. »

Jérôme raconte : « Avant, je ne venais pas aux Assemblées générales, mais j’y suis allé dans cette grève et ce qui m’a plu, c’est que tout le monde est à égalité, syndiqué comme non syndiqué. Tout le monde a son mot à dire et on écoute tout le monde, d’autres t’expliquent ce que tu n’aurais pas forcément vu seul dans ton coin. »

La caisse de grève a également été un outil auquel les grévistes ont accordé de l’importance. La caisse du Bourget combinait une cagnotte en ligne et des caisses de grève sur le terrain, notamment dans les manifestations. Elle a « permis de tenir, de montrer qu’il faut être solidaires avec tous les grévistes, qu’ils soient dans un syndicat ou non » selon Jérôme. « Les patrons jouent sur ça, sur l’argent : ils se disent qu’on va s’essouffler ». Et ce, d’autant plus pour les agents aux salaires les plus bas, pour qui le salaire descend très vite.

Selon Morad, « En tant qu’ouvriers, en faisant grève on fait jouer le seul outil qu’on ait, notre travail, et on se prive de quelque chose pour un combat que l’on juge légitime. Mais on a des crédits à payer, on est responsable de nos enfants. La caisse nous a permis de tenir, la tête haute ».

Tenir, non seulement financièrement mais aussi sortir renforcé moralement. Alexia revient ainsi sur les collectes dans les manifestations contre la réforme des retraites : « il y a eu un élan de solidarité formidable. Beaucoup de gens qui donnaient travaillent dans le privé et ne pouvaient pas se permettre de faire grève tout simplement parce qu’ils risquaient de perdre leur job. Les mots prononcés par les gens font aussi un bien fou au moral. » Morad témoigne aussi en ce sens : « L’argent qu’on a récolté est venu de retraités, d’actifs, de personnes qui n’avaient pas énormément d’argent. On se dit qu’on ne peut pas reprendre le boulot alors que des gens se sont peut-être privés pour nous aider. Je remercie cette générosité-là, qui nous a conforté dans l’idée qu’on n’était pas tous seuls. »

Se lier et étendre la grève

Face au mépris de la direction, c’est un véritable collectif de grévistes qui s’est organisé. Après le début de la grève le 21 novembre 2022, ce n’est qu’au bout de plus d’un mois de grève que la direction a proposé de recevoir les grévistes et fait une proposition dérisoire de 300€.

Au fur et à mesure du conflit, ce sont aussi les remplacements, les cadres qui viennent relever les grévistes sur leur poste pour casser la grève. « Ils essayaient de trouver des stratagèmes pour nous contrer, raconte Jérôme. On nous parle tout le temps de sécurité, mais on voit bien qu’il y a un double discours, car ils sont prêts à s’asseoir dessus face à la grève en envoyant des chefs qui ne connaissent pas le boulot. » Alexia témoigne ainsi que « Le comportement de notre encadrement a mis hors d’eux plusieurs agents qui rejoignaient la grève à leur tour. » Ce sont au bas mot des millions d’euros de pertes pour la SNCF et les entreprises de Fret, signe de la détermination des patrons qui ont préféré payer des cadres ou des agents en déplacement plutôt que d’accéder aux revendications des grévistes. « Ils sont prêts à perdre des millions pour éviter de donner de l’argent à quelques agents ! » souligne Morad.

La crainte de la direction, c’était aussi bien sûr que le mouvement du Bourget fasse tâche d’huile. Pour combattre l’extension de la grève, elle essaie de diviser, entre les secteurs et entre les grévistes eux-mêmes. Au contraire, les aiguilleurs du Bourget ont réussi à se lier à d’autres cheminots, notamment aux aiguilleurs de la Commande centralisée du réseau (CCR) de Paris Nord, située à Saint-Denis, en menant le 10 mars une action commune à la direction nationale de SNCF Réseau pour exiger de véritables négociations. Aujourd’hui, les agents de la CCR sont toujours en grève, notamment grâce à la grève précurseuse du Bourget.

Par la suite, ils mènent ensemble des collectes pour les caisses de grève dans les manifestations. « Quand on se lie, c’est eux qu’on affaiblit, témoigne Alexia. La direction a aussi essayé de nous diviser là-dessus, en leur donnant des rendez-vous à part. Malgré tout, tout le monde est resté soudé. » La cohésion des grévistes et ce qu’elle a permis est aussi un acquis de la grève. Grâce à cela, les grévistes du Bourget auront aussi cherché à s’adresser aux autres agents et à d’autres secteurs circulation, comme Argenteuil, Valenton ou Noisy, pour essayer de les convaincre de rejoindre la grève. Alexia explique : « On est régulièrement allés, syndiqués comme non syndiqués, dans les postes pour discuter avec les agents pour essayer de les convaincre du bienfait du mouvement. »

Les acquis de la grève

De l’avis de beaucoup de grévistes, le mouvement a changé le rapport de force face à la direction. Déjà, sur le rapport aux chefs : pour Morad, « Si les chefs ne sont pas là pendant six mois ça ne va pas se ressentir – tandis que si nous on arrête, et on l’a vu, ça se ressent. » Jérôme ajoute : « C’est un peu comme avec le gouvernement avec la réforme des retraites, j’ai eu l’impression de voir un copié-collé : tout comme nous, il y a les chefs du haut qu’on ne voit jamais, qui nous méprisent mais qui ne connaissent rien au boulot et ne sont pas crédibles. »

Ensuite, c’est bien sûr le lien et la solidarité qu’il y a eu entre les travailleurs eux-mêmes qui va les renforcer collectivement pour la suite, comme l’explique Jérôme : « La grève, les assemblées, permettent de rencontrer ou de revoir des gens qu’on ne croise pas forcément dans notre quotidien au travail, car chacun est dans son poste d’aiguillage, par exemple les jeunes embauchés qu’on ne connaissait pas. » Pour Alexia, « ce qui dérange la direction, c’est qu’on ait réussi à s’unir entre différents postes. Il va falloir continuer à entretenir ce lien entre nous. »

Des acquis face aux prochaines attaques de la direction également, comme l’explique Morad : « Après la grève, les chefs vont y réfléchir à deux fois avant de toucher à un agent. Ils essaient d’isoler chaque salarié, mais c’est la force du nombre qui fait bouger les choses : on peut faire grève tout seul pendant un an mais la direction n’en aura rien à faire. »


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