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Afrique du Sud, interview. Retour sur la révolte étudiante.

Partie 1 : Le mouvement #RhodesMustFall et l’émergence d’une nouvelle génération politique

Le texte qui suit constitue le premier extrait d'un entretien avec le militant Sud-africain Niall Reddy, étudiant de l'Université du Cap et membre de la coalition de gauche radicale Democratic Left Front. Au cours de cette interview, Niall revient sur le grand mouvement étudiant qui a eu lieu cet automne sur la plupart des campus du pays, ses racines profondes, et sa portée dans une société sud-africaine en pleine ébullition, alors que se fissurent les équilibres de l'ère post-apartheid. Un mouvement qui, depuis, a encouragé et inspiré plusieurs mobilisations étudiantes en Inde, au Pakistan, ou encore en Grande-Bretagne. Cette première partie revient sur le mouvement #RhodesMustFall, qui a vu émerger une nouvelle génération militante sur les campus ainsi qu'une repolitisation radicale de la question raciale, autour de la problématique de la décolonisation. Entretien avec Niall Reddy, propos recueillis par Guillaume Loic

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G. L. : Comment tu caractériserais ce qui s’est passé cet automne en Afrique du Sud ?

N. R. : C’est simple, on a assisté au premier mouvement étudiant d’ampleur nationale depuis la fin de l’apartheid. Tout a commencé avec l’annonce, par le gouvernement, d’une hausse de 10% en moyenne des frais de scolarité universitaires. L’Afrique du Sud est un pays où il n’y a jamais eu d’éducation publique gratuite et universelle, et les frais d’inscriptions sont déjà en moyenne supérieurs à une année de salaire médian. On a très peu de bourses. Et tout cela dans un pays où quarante pour cent de la population vit sous le seuil de pauvreté.

G. L. : Cette attaque, c’était une surprise pour les militant-e-s étudiant-e-s comme toi ?

N. R. : Non, en réalité il ne s’agit que de la nouvelle étape d’un long processus de retrait des fonds publics du système d’éducation. Cela fait des années que les gouvernements qui se succèdent, toujours sous cette alliance entre l’ANC et le Parti communiste sud africain, soumettent les universités à une logique managériale, diminuent les crédits alloués aux sciences sociales, transfèrent les salarié-e-s de l’enseignement supérieur vers la sous traitance ou encore diminuent les services dédiés aux étudiant-e-s, notamment en matière de santé. Mais la particularité, de cette dernière attaque, c’est qu’elle a été défaite.

G. L. : C’est donc l’ampleur de la résistance qui a étonné tout le monde ?

N. R. : En quelques sortes oui, mais pas tout à fait non plus. Dans les dix dernières années, il y a eu en Afrique du Sud de nombreuses luttes étudiantes, essentiellement dans les universités les plus populaires comme Wits ou Johanesbourg. Ces luttes étaient menées par des organisations étudiantes liées à l’ANC, et elles n’ont jamais réussi à se généraliser comme vient de le faire le dernier mouvement. Dans le même temps, on constatait une très faible participation étudiante à la politique nationale, et cela y compris malgré le début de la crise, et malgré Marikana. L’ANC est très forte sur les facs, et ce rôle de contention a été son principal apport à la stabilité du régime post-apartheid – cette même stabilité qui est aujourd’hui remise en cause.

G. L. : Quelles sont les forces qui animent le mouvement étudiant Sud-Africain ?

N. R. : Il y a d’abord un grand syndicat, qui s’appelle le congrès des étudiants sud-africains, SASCO. Il est regroupé avec la ligue des jeunesses communistes (YCO) et la ligue des jeunesses de l’ANC (ANCYL) dans l’Alliance des jeunesses progressistes (PYA). C’est ce front, qui correspond à l’alliance gouvernementale qui prévaut entre le PCAS et l’ANC, qui a dominé la politique étudiante depuis la fin de l’apartheid, et en particulier en ce qui concerne les étudiant-e-s noir-e-s. Dans les universités d’élite, où la majorité des étudiant-e-s sont blanc-he-s, il existe des organisations liées au parti libéral. L’extrême gauche vient, elle, d’une période où elle est restée très faible sur les universités.

G. L. : Mais cette configuration a commencé à changer depuis le printemps dernier, c’est ça ?

N. R : Oui effectivement, de nouvelles tendances travaillent le mouvement étudiant depuis plusieurs mois, en lien avec l’évolution de la société sud-africaine. Le mouvement #RhodesMustFall, qui a commencé à l’université du Cap (UCT) en février 2015, a ainsi été le premier à réussir à échapper au contrôle de la PYA à l’échelle nationale. Il s’agissait d’une lutte pour le déboulonnement de la statue de Cecil Rhodes, ce bâtard colonialiste, sur le campus de l’université. Cela s’inscrit dans l’émergence plus large de mobilisations qui prônent la « décolonisation », et témoigne du renforcement d’un nouveau mouvement noir en Afrique du Sud. Et le mouvement était d’autant plus exemplaire que l’université du Cap est l’une de ces institutions d’élite dont le libéralisme blanc a pu faire un de ses bastions, au travers duquel il a assuré sa reproduction idéologique. Pour te donner un exemple, il y a six profs noirs dans toute la fac, et parmi eux aucune femme. L’UCT est donc un lieu de domination culturelle blanche, les langues africaines n’y sont pas représentées dans l’enseignement, et le contenu de ce dernier ressort exclusivement des auteurs occidentaux. La recherche y est encadrée, maintenue dans les limites de l’idéologie libérale. C’est une université où les étudiant-e-s noir-e-s ont la vie dure, il y a extrêmement peu de bourses, les gens s’endettent énormément, etc.

G. L. : Ce mouvement pour la décolonisation, il est fort à l’Université du Cap ?

N. R. : Comme je te disais, l’UCT est un endroit où la question raciale est très tendue. En février, un groupe d’étudiant-e-s a monté une action pour jeter des excréments sur la statue de Cécil Rhodes. Ça peut paraître improbable qu’un tel personnage ait toujours sa statue en Afrique du Sud, mais c’est la réalité et ça témoigne bien des contradictions du pays. En l’occurrence, les étudiant-e-s s’en sont donc pris à ce monument réactionnaire en important une technique qui vient des luttes pour l’amélioration du réseau d’eau et de sanitaires dans les quartiers populaires. Des collectifs d’habitants de ces secteurs ont en effet organisé à plusieurs reprises le déversement d’excréments dans les quartiers riches, pour démontrer l’existence de leur monde malgré la ségrégation sociale et spatiale qui le camoufle. C’est donc une pratique qui appartient au registre du mouvement décolonial plus en général.

G. L. : La politisation s’est donc importée à l’université...

N. R. : Oui c’est ça, alors même que le campus de l’UCT est traditionnellement le moins politique du pays, le plus exempt de mobilisations. Et là, on a assisté à un vrai mouvement de masse, avec des milliers d’étudiants, avec des occupations. Les revendications allaient au delà du déboulonnement de la statue, pour atteindre un programme plus large, de décolonisation de toute l’université : les étudiant-e-s réclamaient la fin des contraintes dans l’élaboration des cursus, le recrutement d’enseignant-e-s et de chercheur-se-s noir-e-s, l’abolition des frais d’inscription, l’ouverture de la fac aux enfants des familles ouvrières et pauvres, et enfin la fin de la sous-traitance des travailleur-se-s de l’université.

G. L : Et le mouvement a rapidement dépassé l’Université du Cap ?

N. R. : Oui, on a assisté à une explosion de la mobilisation à travers les réseaux sociaux, vers d’autres campus, en l’espace de quelques jours seulement. Et en particulier vers les établissements d’élite où la question raciale est posée avec beaucoup d’acuité, comme à l’université de Rhodes ou à celle de Stellenbosch. Finalement, l’administration a été obligée de reculer et de déboulonner la statue le jeudi 9 avril.

G. L. : C’est l’émergence de quelque chose de nouveau d’un point de vue politique ?

N. R. : On a assisté en tous cas à la radicalisation d’un large secteur d’étudiant-e-s. Sur les campus, toute une discussion sur la conscience noire, sur le panafricanisme, s’est rouverte à ce moment là. La question raciale, la question nationale sont des débats à l’échelle de tout le pays, avec un questionnement sur la continuité dans la ségrégation depuis les années 1980 malgré la victoire contre l’apartheid. Sur les facs, tout ce mouvement a pris la forme d’occupation de bâtiments, de changements de noms de salles pour faire exister la mémoire nationale, de groupes de lectures, de conférences, etc. Et tout cela, il faut le noter, en dehors du contrôle de l’ANC. On pourrait dire qu’il y a une nouvelle génération militante, une avant-garde large, plus radicale et plus indépendante. Et sa particularité est de trouver beaucoup d’échos dans la population, et donc d’avoir accès aux médias.


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