Un an après

Pascaline, femme Gilet jaune : "Le rond-point s’appelait Le Nouveau Monde"

Pascaline, femme Gilet jaune : "Le rond-point s’appelait Le Nouveau Monde"

Pour ce numéro anniversaire consacré aux Gilets jaunes, RP Dimanche a interviewé Pascaline, sur les ronds-points et dans les manifs depuis le 17 novembre, revenant sur son parcours, le rôle des femmes dans le mouvement et les perspectives politiques un an après son début ainsi que la bataille qui s’annonce autour de la réforme des retraites.

RP Dimanche : Est-ce que tu peux revenir sur la mobilisation des Gilets jaunes à Mulhouse et dans les environs, et ton parcours dans cette mobilisation ?

Pascaline  : Je suis une femme Gilet jaune et je fais partie de ce mouvement depuis le 17 novembre. A côté de chez moi, dans la périphérie de Mulhouse, je passais quotidiennement devant un rond point. Il s’appelait, et cela me faisait rêver, « Le Nouveau Monde ».

Ce 17 novembre, en passant devant le rond point, qui est devenu ensuite le « mien », tout était devenu différent. Il y avait un immense feu autour duquel s’agitaient des hommes et des femmes affublés d’un gilet jaune fluo ; ils couraient dans tous les sens ; bloquaient les voitures et les camions. Un véritable capharnaüm.

Ce qui m’a fait me stopper net, c’était, partout autour du rond point, des pancartes et banderoles très revendicatives. Les slogans se mélangeaient : celles contre « l’augmentation du gazole » côtoyaient « Macron démission » ou celles sur l’augmentation des salaires et des retraites, qui chevauchaient le rétablissement de l’ISF, et sur laquelle le mot magique « révolution » était écrit en lettres géantes.

Toute l’histoire, toute la vie, toute la misère, toute la colère des classes populaires étaient étalées là, sous mes yeux. Un exutoire de tant de frustrations, de misères, de souffrances accumulées ; là sur mon rond point, sous mes yeux ! Toute la souffrance des classes populaires qui essayent de relever la tète sous les coups de butoir d’un capitalisme qui les tue et les dévore à petit feu ; tout était étalé là sur mon rond point.

C’est à ce moment que je décide d’arrêter ma voiture et m’installer.

Me voilà installée dans ce « QG ». Une organisation collective se met en place avec un refus très net des hiérarchies et des chefs. Les gens s’octroient des tâches différentes, discutent, échangent ; la mienne étant très claire ; à savoir, quel rôle tiennent les femmes dans ce mouvement, les femmes précarisées, les femmes discriminées, les femmes révoltées, les femmes violentées et ostracisées, et comment les organiser ?

RPD  : Quelles étaient les revendications en tant que femme Gilet jaune ? Comment avez-vous fait pour porter ces revendications dans le mouvement (dans les assemblées générales, des rencontres, auprès des Gilets jaunes) ? Cela a-t-il été "évident" et dans quelle mesure cela a-t-il a ouvert des débats ?

Pascaline  : Dès les premières semaines du mouvement de nombreuses analyses montraient que les femmes étaient très présentes, et des groupes de femmes Gilets jaunes ont émergé dans plusieurs villes.

Le campement où je me trouvais se composait de toutes sortes de personnes : hommes, femmes, enfants, politisés ou pas, syndiqués ou pas, et de nombreux retraités très actifs. Et... des femmes. Des femmes partout, des femmes de tous les âges, de tous les corps de métier : elles sont opérationnelles sur le rond point malgré toutes les galères au quotidien, malgré le vent, la pluie, la neige. Rien ne les arrête. Elles occupent tous les postes, elles sont actives et très en colère. Elles sont les premières à crier, les premières à hurler leur rage, les premières à s’investir dans toutes les tâches du campement. Les femmes se racontent, elles prennent la parole, se font entendre.

Les bâtisseuses bâtissaient, celles qui parlaient bien se débrouillaient avec la communication, les négociatrices étaient à la recherche de nourriture ou autre, et les créatives dans des ateliers divers où elles brillaient. Nous occupions le rond_point nuit et jour. C’était l’euphorie. Tous les jours des gens venaient nous rendre visite, sortaient de leurs véhicules pour échanger avec nous, sur leurs doléances, sur leurs conditions de vie et de travail ; et toutes ces attaques qui dégradaient leurs conditions de vie se rajoutaient ainsi sur les banderoles. Les véhicules klaxonnaient à nous faire « péter » les tympans. Nous avions de la nourriture à profusion et un DJ pour nous faire danser ! Les femmes nombreuses s’arrêtaient en voiture pour échanger sur leur quotidien avec celles du campement, une fraternité, une solidarité et une confiance réciproques s’étaient installées ; la dynamique d’organisation a d’emblée été collective, et la solidarité très forte.

Ce qu’on appelait « réunions » étaient les prémices de futurs AG houleuses. Des liens très forts se sont crées, des amitiés et des amours : elles se parlent, se découvrent, se politisent, mettent des mots sur leurs souffrances. La colère franchit encore un cap : « Macron démission : les femmes sont dans la rue ».

RPD  : Comment est venue l’idée de s’organiser en tant que femme GJ ? Comment vous êtes-vous organisées concrètement ? Quelles étaient vos modes d’ordre et perspectives ?

Pascaline  : Il a été décidé dans le campement de se cotiser (quelques euros) pour acheter une vieille caravane pour pouvoir dormir et nous permettre de nous rencontrer et discuter au chaud. Profitant de l’opportunité de s’isoler dans la caravane, je propose aux femmes qui le désirent de se réunir autour d’un café, dont une grande majorité sont des femmes engluées dans la spirale de la précarité, à temps partiels imposés, ouvrières, intérimaires, femmes seules au foyer, retraitées, dans l ’ensemble sous le seuil de la pauvreté, peu ou pas politisées - et qui enfin se rencontrent. La parole se délie, la colère fait surface. On décide de se revoir !

Deuxième rencontre. La caravane se remplit : une trentaine de femmes, une montagne de cakes (bonjour mon régime…). Elles se saluent, se reconnaissent, se claquent la bise, se racontent, comparent leurs situations, apprennent à échanger, découvrant petit à petit leur force propre et collective dans l’échange. L’organisation devient le sujet principal. Très vite, face aux difficultés, s’est imposée l’idée de s’organiser autour de revendications communes et de fédérer les actions prévues pour une plus grande visibilité. Certaines femmes s’organisent autour de Facebook, pour prévenir les femmes des campements à proximité, et d’autres sont parties à la recherche d’une salle.

Nouveau RDV ! La caravane se fait petite, nous sommes obligées de rester debout. Toujours une montagne de cakes et de nouvelles têtes, plus déterminées que jamais et prêtes à proposer de nouvelles actions et découvrant les valeurs d’entraide et de solidarité entre femmes. Un premier jet d’un petit texte se fait jour : « Nous sommes des femmes impliquées dans le mouvement Gilets Jaunes depuis le début. Nous sommes en première ligne de cette lutte contre la vie chère, contre la misère, contre les violences, comme nous le sommes toujours au quotidien. Nous, qui ne sommes rien aux yeux de ce gouvernement, exigeons et imposons le respect et la dignité pour tous et toutes. Ensemble, nous sommes toujours plus fortes ! Soyons toujours plus nombreuses ! »

Pour des femmes non politisées, la rage est là ; elle n’est plus individuelle mais collective, force est de le reconnaître. Un autre RDV est pris, avec le projet de trouver une autre salle, plus grande. Certaines se proposent de contacter les femmes d’autres QG à proximité et d’autres encore se proposent de concevoir des flyers. Les femmes commencent à s’organiser en tant que femmes dans ce mouvement.

Ce jour-là c’était jour de fête, et nous avions trouvé une grande et belle salle, enfin chauffée et lumineuse, et nous étions soixante-dix. Tout le monde était là ! Les enfants au fond de la salle, et les grands-mères avec toujours un œil sur les petits et les oreilles dans la salle.

Un ordre du jour est alors proposé. L’organisation devient primordiale, les taches sont partagées : comment trouver des financements, notamment. Il est également proposé de demander à une juriste dans notre groupe de venir nous donner des conseils, de nous aider dans nos démarches et dans nos procès. Il est également proposé qu’un boxeur GJ nous donne des cours de self-défense.

Puis fuse la proposition de faire une manif non mixte de femmes Gilets jaunes à Mulhouse pour manifester leur ras-le-bol des difficultés quotidiennes, de leurs conditions de vie sous le seuil de pauvreté, de la violence qui leur est faite en tant que femmes et de la très grande précarité de leur travail.

Elles posent ainsi les conditions de développement d’une conscience d’appartenance à une classe et féministe, une nouvelle étape dans leur structuration de femmes GJ.

Date avait alors été prise pour le 17 Février 2019.

Il y avait quelques groupes féministes (peu nombreux) qui se sont solidarisés du mouvement des Gilets jaunes (du Pain et des Roses, le Collectif féministe révolutionnaire, des collectifs LGBTI etc.) et sont intervenues à leurs côtés, dans les AG femmes Gilets jaunes, ont organisé ensemble des cortèges pour le 8 mars (journée internationale des droits des femmes). Ces femmes font pour la plupart leur première manifestation et expérience de lutte. Elles s’organisent, chacune s’implique, les tâches sont partagées, les slogans se peaufinent : « Respect, dignité et solidarité avec les femmes du monde entier », « Précarisées, discriminées, en colère, Femmes en première ligne », « A travail égal, salaire égal » etc.

RPD  : Est ce qu’il y avait des discussions sur le fait de se revendiquer féministe ou non (et pourquoi) ? Est ce qu’il y a des revendications féministes (sur la question des violences faites aux femmes, l’égalité salariale, par exemple) qui ont été particulièrement reprises par les femmes GJ à Mulhouse et comment se sont déroulées les manifestations ?

Pascaline  : Un contact a été pris par une camarade GJ avec les mouvements féministes de la région, avec un retour assez frileux. Notre approche différente de celle des collectifs et le fait de ne pas vouloir déclarer la manif, la peur également que cela ne dégénère, tout ça soulevait des problèmes. Nous avons décidé de participer au cortège 8 du mars.

Réveil matinal, les yeux qui piquent, tout est prêt pour NOTRE manif.
La sono avec sa poussette pour avancer plus facilement, la clés USB, la boisson, les tracts, les banderoles, tout est là. On se regarde. On est toutes présentes. La manif est non-mixte. Encore une fois, la dynamique d’organisation a d’emblée été collective. Le ton était donné : pas de manif dite "plan-plan", mais une réelle revendication de la présence massive et la participation active des femmes à tous types d’actions. La question n’est pas celle du respect de la loi, mais celle de la légitimité du mouvement et d’une hargne à ne rien lâcher.

Avec ballons jaunes ou masques « c’est la période du carnaval » : elles sont là, plus de 150 femmes. Les femmes présentes étaient pour la majorité des participantes actives de première heure, ou qui ont rejoint plus tard le mouvement GJ, et une partie rejoignait pour la première fois le mouvement. Cette manifestation de femmes était une première à Mulhouse (même les manifs féministes ou celles traditionnelles du 8 mars ont toujours été organisées en mixité), et nous sommes rejoints par des féministes Turques et Kurdes. Trois banderoles sont sorties : « Femmes en première ligne », « Femmes précaires, femmes en colères, femmes solidaires », « Des zones rurales aux quartiers populaires, tous.tes unis contre les violences policières », « Zineb Redouane, on n’oublie pas, on pardonne pas ! ».

Pas de parcours déposé en préfecture. La manifestation des femmes est sauvage, et acceptée comme telle. Pas d’organisatrice individuelle ou identifiable, ni de porte-voix : l’organisation, portée collectivement, est celle des « femmes GJ du 68. » Une grosse partie du cortège décide de dévier en permanence le parcours de manière à ne pas se laisser ouvrir la marche par des policiers ! Ce jeu de complicité collective se fera à plusieurs reprises tout au long du cortège. "Respect, dignité et solidarité avec les femmes du monde entier", pouvait-on lire et entendre dans les rangs des manifestantes.

Les femmes proposent de terminer sur une Assemblée Générale Place de la Réunion, et d’y finir la manifestation, avec des prises de parole appelant à la solidarité avec l’ensemble des mobilisations sociales, avec ou sans GJ, dénonçant les armes policières et la répression du mouvement, rappelant que notre combat est international. Il y également eu un appel à rejoindre la manifestation des femmes du 8 mars, et à ne rien lâcher entre-temps.

Derniers échanges de contacts avant de se quitter, des nouvelles rencontres, du sourire, de la confiance retrouvée. Une réunion de debriefing se fait sur un campement GJ, deux jours après, réunissant une trentaine de femmes, toutes motivées à recommencer, et surtout découvrant leur force propre et collective dans l’échange, prêtes à proposer de nouvelles actions à même d’enrichir et amplifier la mobilisation. Ce qui les rassemble : leur condition de précarité sous le seuil de pauvreté, les remarques sexistes et les violences sexuelles, les répressions policières à leurs encontre et dont elles sont les premières victimes ; leur rage mutuelle à se battre et à défendre leur classe, et les valeurs de solidarité et d’entraide. Un prochain RDV d’organisation collectif est avancé, chacune proposant sa participation aux différentes tâches.

RPD  : Si les femmes ont été en première ligne du mouvement c’est parce qu’elles sont en grande partie les premières victimes des contre réformes néolibérales. Comment cela a-t-il contribué à casser l’invisibilisation qui touchent le travail des femmes et faire d’elles des sujets politiques à part entière ? Dans quelle mesure les femmes ont un rôle primordial à jouer contre la réforme des retraites qui s’annonce ?

Pascaline  : A travers cette manifestation et ce mouvement, les femmes se sont révélées ensemble femmes Gilets jaunes qui ne se reconnaissent dans aucune organisation syndicale ou politique, et qui font pour la plupart leurs premières manifestations et expériences de lutte et ont relevé la tête. Des initiatives telles que des AG, des cortèges dans les manifestations, se sont mises d’ailleurs en place pour rendre davantage visibles les femmes et leurs revendications dans le cadre du mouvement.

Ce qui change peut-être dans le mouvement des Gilets jaunes, c’est que l’invisibilité des femmes est partiellement rendue visible et débattue. En sortant de l’ombre elles ont aussi découvert dans la mobilisation qu’elles n’étaient plus seules.

Mais les femmes se mobilisent de manière décisive depuis de longues années, avec des grèves majoritairement féminines dans le secteur de la santé, ou encore dans celui du nettoyage, comme les salariées d’Onet qui ont mené victorieusement plusieurs dizaines de jours de grève pour dénoncer leurs conditions de travail dans les gares. Et celles de l’Holiday Inn qui se mobilisent contre les cadences infernales, ou encore la grève des femmes de ménage de l’hôtel Park Hyatt Vendôme. Autant de grèves et de mobilisations qui permettent de rendre visible les conditions dans lesquelles elles travaillent.

A ce titre, les femmes seront les premières concernées par la réforme des retraites de Macron, qui est une réforme centrale de l’agenda néolibéral contre lequel nous, en tant que femmes Gilets jaunes, nous nous sommes mobilisées. Ce mouvement nous a permis de prendre conscience de notre force. C’est pourquoi le 5 décembre, nous appelons toutes les femmes à se joindre à ce mouvement pour en faire une grande grève générale capable de l’emporter contre Macron et son monde !

Nous sommes là, nous sommes fortes, nous sommes fières et nous sommes plus que jamais déterminées.

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