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Crise politique et sociale

Pérou. La répression du gouvernement fait deux morts chez les ouvriers agricoles en lutte

Petra Lou

6 janvier 2021

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Crédits photo : Ivan Orbegoso

Dans l’après-midi du mercredi 30 décembre, Kanuner Niller Rodríguez de La Cruz, 16 ans, est mort à Virú-La Libertad, suite à la répression policière et militaire brutale contre les travailleurs agricoles en lutte.

Un second décès a été rapporté plus tard par le bureau du médiateur et identifié par les médias locaux comme étant celui de Reynaldo Reyes Ulloa, 27 ans, un travailleur qui a été blessé pendant la répression et qui est mort lorsqu’il a été transféré dans un centre de santé. Les travailleurs de la province péruvienne de Viru, dans la région nord de La Libertad, ont repris le blocage de la route panaméricaine en rejetant la nouvelle loi agraire récemment approuvée par le Congrès, qui ne tient pas compte des revendications qu’ils ont à l’ordre du jour.

Un mouvement contre une loi agraire au service des grands agro-exportateurs et au détriment des ouvriers agricoles, secteur de plus en plus précarisé

Après 20 jours de débat au Parlement, la session plénière du Congrès péruvien a approuvé lundi 29 décembre le nouveau texte du “régime du travail agricole et des incitations pour le secteur de l’agriculture et de l’irrigation, de l’agro-exportation et de l’agro-industrie”.

Le Congrès a été forcé de voter ce projet de loi par la pression d’une mobilisation, il y a deux semaines, de milliers de travailleurs agricoles qui ont mené une longue grève et bloqué les principaux accès routiers menant à la côte. Cette dernière grève s’inscrit dans un mouvement des travailleurs de divers secteurs des services publics, comme la santé ou les travailleurs administratifs. Les ouvriers agricoles avaient déjà pris part à ce mouvement, et y ont remporté une première victoire. Ils ont obtenu l’abrogation d’une loi agraire néfaste datant du régime de 1993 sous Alberto Fujimori, qui accordait une série de privilèges aux grands entrepreneurs de l’agro-business et impliquait la précarisation des conditions de travail des ouvriers agraires. Cependant, quelques jours avant la fin de l’année, les travailleurs ont dû reprendre le chemin des blocages et des grèves pour faire entendre leurs revendications que la nouvelle loi agraire est encore loin de satisfaire.

Un projet de loi qui privilégie toujours les grands entrepreneurs de l’agrobusiness, laissant de misérables miettes pour les travailleurs agraires

Face à la pression des blocages et des grèves, le Congrès et l’Exécutif cherchent à manoeuvrer avec un projet de loi qui puisse mettre un terme à la mobilisation des ouvriers. Ce dernier fait certaines concessions, comme l’interdiction de l’externalisation, mais qui restent ridicules par rapport aux revendications initiales des travailleurs agraires.

Étant l’un des secteurs les plus précaires du pays, les travailleurs agricoles réclament de meilleurs salaires et le respect de leurs droits, entre autres revendications qui leur permettront de mieux faire face à la difficile situation économique du Pérou. Ils demandent que leur salaire journalier soit porté à un minimum de 70 soles (environ 20 dollars US) car sous le régime précédent, ils recevaient à peine 39 soles (environ 12 dollars US). Les travailleurs demandent également que leurs salaires soient accordés indépendamment de leurs prestations sociales, notamment face au caractère intermittent des récoltes, afin d’éviter la liquidation de leurs salaires.

Le nouveau texte législatif établit que le salaire journalier de base passe de 39,19 soles à 48,48 soles, loin des 70 soles revendiqués par les grévistes. D’autre part, aucune augmentation de salaires pour les heures supplémentaires et les dimanches n’est envisagée, alors qu’il s’agissait encore une fois d’une des revendications. En plus, cette nouvelle loi maintient l’instabilité structurelle du travail et réduit certains droits fondamentaux. Par exemple, le droit de signer des conventions collectives par branche d’activité n’est pas expressément réglementé, ce qui réduit la capacité des travailleurs à négocier dans de meilleures conditions.

De plus, les grandes entreprises d’agro-exportation conservent leurs privilèges. Par exemple, la contribution à la sécurité sociale des employeurs reste faible, ce qui devient un avantage inacceptable pour les grands agro-exportateurs au détriment du droit à la santé des travailleurs.

Pour tenter de donner une légitimité à cette initiative, déjà dénoncée par les travailleurs agraires, les députés des chambres péruviennes ont invité les dirigeants des principales centrales syndicales, la Centrale des travailleurs péruviens (CGTP) et la Convention de l’agriculture ainsi que plusieurs représentants syndicaux à discuter du texte. Le hic, c’est que dans ce secteur, le niveau important d’externalisation les a longtemps empêché de s’organiser syndicalement.

Approuvé par le Parlement samedi dernier, le projet de loi a été débattu en plénière du Congrès, devant lequel les travailleurs ruraux ont manifesté leur mécontentement face aux miettes qu’on leur accorde.

Un gouvernement au service des intérêts des grands entrepreneurs de l’agro-industrie contre les vies de milliers d’ouvriers agraires

En réponse aux demandes des travailleurs agricoles, l’AGAP, un puissant syndicat du secteur agro-exportateur, dirigé par l’homme d’affaire Cilloniz, a fait des déclarations scandaleusement révélatrices des choix qu’a pris le régime ces dernières années. Ainsi, selon l’AGAP, l’agriculture péruvienne a enregistré des millions de profits grâce aux bas salaires et aux non-augmentations des travailleurs ; ce qui a permis une croissance de 7% dans les exportations en 2019 par rapport à 2018, atteignant plus de 7 milliards de dollars US. Des choix qui ont été faits pour préserver et faire accroître les profits des grands exportateurs, au détriment de milliers de travailleurs agricoles, qui avec leur misérable augmentation accordée par le Congrès, rejoignent les larges franges de la population déjà très pauvres au Pérou.

D’autre part, les grands hommes d’affaires agraires, main dans la main avec les médias du régime, ont déployé une campagne médiatique pour disqualifier la lutte des travailleurs ruraux pour faire croire que, si les privilèges des entreprises sont éliminés ou réduits - même de façon minime - l’économie va chuter et le pays s’effondrer. Ce boom des agro-exportations a au contraire généré une importante croissance économique mais n’a profité qu’aux propriétaires de ces grandes entreprises, entraînant l’augmentation considérable des indices de pauvreté des travailleurs ruraux. En outre, grâce aux avantages fiscaux offerts par l’ancien régime agraire, les agro-exportateurs ont cessé de verser des montants importants à l’État.

Ces mécanismes juridiques trouvent leur expression la plus complète dans la constitution de 1993, qui donne une "base juridique" aux employeurs et à l’État afin qu’ils puissent promouvoir la précarité du travail qui fait partie du paquet néolibéral imposé depuis les années 1990.

Cela montre que, lorsqu’il s’agit de sauver les piliers du régime économique néolibéral qui viole les droits fondamentaux de milliers de travailleurs précaires pour favoriser une poignée de millionnaires, tous les pouvoirs de l’État et des institutions prétendument neutres finissent par resserrer les rangs. Cependant, la force des travailleurs reste latente et ils sont capables de remporter de grandes victoires comme l’ont montré récemment les travailleurs agricoles.

Fidèle au poste, le gouvernement Sagasti a durement réprimé la mobilisation

Depuis le 21 décembre, des blocages ont été effectués en plusieurs points de la Panamericana Norte, dans la région de La Libertad et, selon des rapports du Canal N, à Ica, des milliers d’ouvriers agricoles ont bloqué la route panaméricaine du Sud, en faisant des piquets et des barricades.

Mardi dernier, la police nationale a mené une opération pour débloquer l’autoroute panaméricaine Nord et Sud, mais les ouvriers agricoles ont opposé une forte résistance.

Selon le journal télévisé du matin d’America TV, la police nationale a déployé 2000 hommes pour débloquer les autoroutes panaméricaines du Nord et du Sud, qui ont été bloquées depuis les premières heures de la veille par des travailleurs agricoles d’Ica et de La Libertad.

Le gouvernement de Sagasti a ordonné une répression policière et militaire brutale contre les manifestants afin de reprendre le contrôle des routes, pour laquelle ils ont utilisé des milliers de policiers, gaz lacrymogènes, véhicules d’assaut, hélicoptères, etc. Lors de la première intervention policière de la grève précédente, les forces de répression avaient fait des dizaine de blessés, des détenus et entraîné la mort d’un jeune ouvrier Jorge Yener Muñoz.

Dans la zone connue sous le nom de Barrio Chino (Ica), les troupes policières auraient lancé des bombes lacrymogènes pour disperser les manifestants. La circulation des véhicules a été momentanément rétablie, mais des piquets de protestation ont à nouveau bloqué la route. L’affrontement a duré longtemps et la police aurait placé certains des manifestants en détention.

Plusieurs images d’horreur montrent des blessés touchés par balle de la Police nationale péruvienne et de l’armée qui a été déployée pour mettre un terme à la mobilisation.

Malgré la violente répression policière et militaire, les ouvriers agricoles ont réussi à résister et ont forcé le Congrès à rediscuter le nouveau régime agraire.

Face aux nouvelles manifestations et à la lutte des travailleurs agricoles, le gouvernement de Francisco Sagasti a une fois de plus répondu par une répression policière et militaire qui a fait des dizaines de blessés, de détenus ainsi que l’assassinat de Kanuer Rodríguez de La Cruz. Le procureur chargé de cette affaire est William Salinas Anastacio.

Le gouvernement avait déjà fait appel à la répression violente contre les travailleurs agricoles. C’est pourquoi, lors de la première grève des travailleurs ruraux, le jeune travailleur Jorge Muños, 20 ans, a perdu la vie. Lors des dernières luttes qui ont eu lieu fin décembre, les travailleurs Isaac Ordoñez Angulo, 28 ans, et Andy Panduro Mori, 23 ans, ont été handicapés à la suite d’une balle dans le corps. Ils ont été rejoints par de nombreux blessés et détenus.

Comme ils l’ont dit lors de leurs manifestations publiques, les travailleurs agricoles ont décidé de bloquer à nouveau des tronçons de la route panaméricaine du Nord pour exprimer leur mécontentement face à l’approbation de la nouvelle loi agraire, qui a eu lieu mardi dernier, le 29 décembre, lors de la session plénière du Congrès de la République.

Sur fond de coronavirus dévastateur dans le pays, une crise politique et sociale déstabilise le Pérou

La chute du gouvernement illégitime de Manuel Merino à la suite de soulèvements massifs, a marqué un tournant dans la stabilité du régime péruvien, qui ouvre un nouveau scénario des tendences à la polarisation sociale, avec l’entrée en scène du mouvement des masses et sa radicalisaion. Ces facteurs qui deviennent récurrents, avec la participation nombreuse des jeunes, contribuent à mettre à mal les piliers de l’ancien régime néolibéral sous la constitution de 1993 d’Alberto Fujimori.

Ce mécontentement social qui a entraîné la mobilisation de divers secteurs du monde du travail tient ses racines dans l’impact économique renforcé par la crise sanitaire. Sur le plan sanitaire, le Pérou est l’un des pays les plus touchés par la pandémie dans la région. Avec presque un million de contaminations et 37.525 décès, c’est le deuxième pays le plus touché après le Brésil en Amérique Latine, et a le tragique record du plus grand nombre de morts par habitant. Selon la BBC Mundo ce sont 87,53 décès pour 100.000 habitants, liés à un système de santé très faible et des indices de pauvreté et extrême pauvreté très hauts qui rendent particulièrement vulnérables de larges franges de la population. La crise économique a entraîné une augmentation exponentielle de la pauvreté, du chômage et de la précarité de l’emploi. Le taux de chômage national a presque triplé au cours du troisième trimestre de l’année, passant de 3,5 % pour la même période en 2019 à 9,6 % en 2020, selon l’enquête nationale sur les ménages de l’Institut national de la statistique et de l’information (INEI). Le quotidien Gestión rapporte que l’économie péruvienne va être particulièrement touchée, elle devrait entraîner une baisse de 11.5% de son PIB selon les données de la Banque centrale de réserve du Pérou. Cependant, l’aspect contradictoire de cette situation catastrophique, est que l’éxécuif a mis en oeuvre une série de sauvetages financiers visant les entreprises et les banques, équivalant à près de 20% du PIB, un montant sans précédent dans l’histoire économique du pays. Menant à un déficit budgétaire important, que le gouvernement compte combler avec de nouvelles attaques austéritaires, la dette extérieure qui s’élève à 35,8 % du PIB, accable la population et la précarise toujours plus avec l’application des plans d’austérité imposés par le FMI.

La CGTP comme principale centrale syndicale du pays continue de cautionner le gouvernement, refusant encore d’appeler à soutenir le mouvement des travailleurs agricoles à travers des mobilisations et grèves en solidarité de leur lutte et pour dénoncer la répression brutale.

Solidarité au mouvement des travailleurs agricoles !

Le 23 décembre, un rassemblement a eu lieu en face du Congrès en solidarité avec la lutte des travailleurs des secteurs de l’agro-exportation et agro-industrie à Ica. La fédération des Travailleurs du Textile du Pérou (FNTTP) était présente aux côtés des grévistes pour les soutenir et dénoncer la répression.

Aujourd’hui, les travailleurs agricoles en lutte ont un grand défi à relever : donner une continuité à leur mobilisation, mais en élargissant leurs demandes, contre l’ensemble du régime politique, incarné par la Constitution de 1993. Il faut exiger de la part des principales centrales syndicales du pays de cesser de cautionner la politique du gouvernement, et qu’elles appellent à soutenir activement les travailleurs agricoles et dénoncer la répression brutale, par une grève nationale en solidarité. Mais pour que les justes revendications de ces travailleurs soient satisfaites, c’est par le renforcement de leur lutte et par l’auto-organisation qu’ils pourront y parvenir. Afin de mettre fin à la précarité, au chômage et à la misère, il faut mettre fin au régime de 1993 par le biais d’une Assemblée constituante libre et souveraine et pour cela, l’auto-organisation des travailleurs est le seul moyen de réussir. C’est dans cette optique que milite le Courant Socialiste des Travailleuses et Travailleurs (CST) au Pérou.


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