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Rien ne va plus

Police, manifestations et crise de l’ordre social. Entretien avec Didier Fassin

Didier Fassin est anthropologue, sociologue et médecin. Professeur de sciences sociales à l'Université de Princeton (Etats-Unis), il est notamment auteur, en 2011 de La force de l’ordre : Une anthropologie de la police des quartiers (éd. du Seuil), réédité à plusieurs reprises depuis, et il vient de publier en ce mois de janvier 2017, également au Seuil, Punir. Une passion contemporaine. Dans le contexte qui a suivi les manifestations de policiers que se sont déroulées, en octobre-novembre dernier, il a accepté de répondre aux questions de Révolution permanente.

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Révolution Permanente : Dans votre livre La force de l’ordre : Une anthropologie de la police des quartiers, vous expliquiez comment l’institution policière est avant tout un outil de maintien de l’ordre social, fonctionnant au harcèlement et à la provocation des populations de ces quartiers. Or face aux manifestations policières, certaines organisations ou intellectuels, veulent y voir en premier lieu une révolte de ceux qui subiraient « en première ligne » la violence, dans les quartiers populaires, due à la dégradation de la société. Ces deux approches semblent incompatibles : est-ce votre sentiment ?

Didier Fassin : Il faut clairement distinguer ce qui relève du maintien de l’ordre, notamment dans les manifestations, et ce qui relève du domaine de la sécurité, à savoir la délinquance et la criminalité. Ce sont des formes d’intervention très différentes, même si certaines unités de police peuvent être utilisées dans les deux, qui s’adressent à des populations également très distinctes, plutôt les classes moyennes dans le premier cas, plutôt les catégories populaires, souvent d’origine immigrée dans le second. Mon enquête a essentiellement porté sur l’action de la police en matière de sécurité. Pour avoir suivi des patrouilles de forces de l’ordre, et notamment des brigades anti-criminalité, pendant quinze mois dans une grande agglomération de la région parisienne connue pour ses taux élevés de délinquance, je crois qu’il est totalement inexact de dire que les policiers subissent en première ligne la violence : ce sont eux – ou tout au moins certains d’entre eux – qui, en partie par désœuvrement et sous l’effet des politiques dites du chiffre, multiplient les contrôles d’identité et les fouilles de véhicules et de personnes, souvent de manière illégale, et font subir aux habitants des quartiers populaires, notamment les jeunes hommes, une forme de violence ordinaire, celle du harcèlement, de la provocation et de l’humiliation. Il est vrai que parfois ils peuvent aussi faire l’objet d’agressions, évidemment condamnables, comme récemment à Viry-Châtillon, ville où, incidemment, j’ai passé mon enfance dans une cité HLM, mais de tels événements sont heureusement exceptionnels. Ce dont souffrent en revanche les policiers, c’est la pression politique dont ils font l’objet, l’éloignement de leur affectation par rapport à leur lieu de résidence, les horaires accrus liés à un état d’urgence dont ils savent l’inutilité, le décalage entre ce qu’ils avaient imaginé de leur métier et ce qu’ils font lorsqu’ils patrouillent vainement en quête d’interpellations – autrement dit, des dimensions bien réelles de leur métier, mais sans rapport avec les habitants.

RP : De nombreux chercheurs qui critiquent le durcissement de la police tendent à présenter comme alternative un retour à « plus de démocratie », à une police de proximité, etc... Dans votre livre, vous ne vous exprimez pas sur ces points, bien que vous en appeliez à mobiliser « un peu de notre force de résistance » en conclusion. Dans une approche marxiste, il s’agit de faire une critique plus structurelle de cette institution comme outil permanent, en dernière instance, du maintien de l’ordre social, et d’y ordonner l’analyse de toutes les évolutions concrètes.Est-ce un type de perspective dans lequel vous vous situez ?

DF : Il me semble, au contraire, que tout mon livre est clairement orienté vers une approche structurelle de la police – ce que les criminologues français m’ont du reste reproché. Je montre la manière dont le tournant sécuritaire et le durcissement policier correspondent à une période d’accroissement des inégalités socioéconomiques et de renforcement de la stigmatisation ethnoraciale. J’analyse également la façon dont le maintien supposé de l’ordre public dans les quartiers populaires relève en fait du maintien de l’ordre social inégal en inculquant aux habitants leur place inférieure dans la société. J’essaie enfin de résoudre la tension existant entre deux théories, celle de la police comme État dans l’État et celle de la police comme bras armé de l’État, autrement dit autonomie versus instrumentalisation, se résout empiriquement du fait que l’exercice discrétionnaire du pouvoir policier permet précisément que les forces de l’ordre fassent ce que le gouvernement attend d’elles. Il est clair que les choix faits en France, comme dans beaucoup d’autres pays, consiste à étendre les pouvoirs et prérogatives des policiers, avec une réduction du contrôle démocratique sur leurs actions.

RP : Vous montrez dans le livre comment, à partir de la deuxième moitié des années 2000, la communication autour de la police est passée de la présentation d’une institution forte à une plus grande victimisation, malgré l’énorme baisse de la mortalité policière. Lors du mouvement contre la loi Travail, la police a été critiquée pour sa répression, notamment dans une affiche de la CGT Info’Com. Les manifestations policières et la campagne médiatique actuelle ne confirment-elles pas votre analyse, à savoir celle d’une tentative de re-légitimation d’une institution discréditée ?

DF : Ce que j’ai mis en évidence, c’est un renversement de l’image morale de la police au cours de la dernière décennie. Jusqu’au milieu des années 2000, l’existence et le nombre d’agents blessés lors de manifestations ou d’émeutes ne faisaient pas l’objet d’une communication : il ne fallait pas dévoiler une possible vulnérabilité. Depuis lors, les services du ministère de l’Intérieur rendent au contraire public le compte des blessures, y compris minimes : il s’agit de faire apparaître les policiers comme victimes plutôt qu’auteurs de violences. On peut y voir le prolongement dans l’espace public d’une tendance qui s’était manifestée plus tôt dans le domaine judiciaire. En effet, depuis une vingtaine d’années, les policiers ont de plus en plus tendance à dresser des procès-verbaux pour outrage et rébellion contre agent dépositaire de l’autorité publique, incités en cela par leurs autorités. C’est en particulier le cas lorsqu’une personne est victime de brutalité policière : elle se trouve alors accusée de ce délit qui sert ainsi à protéger les forces de l’ordre contre d’éventuelles plaintes. Cette tactique d’inversion de l’accusation est bien connue des agents eux-mêmes et de leurs supérieurs, mais le ministère continue de l’encourager.

RP : Vous notez une dynamique de durcissement des forces de l’ordre ces dernières années au niveau international, et d’autres recherches vont dans ce sens (par exemple chez la sociologue canadienne Lesley J. Wood). Quelles peuvent en être les causes selon vous ? Pensez-vous que la crise économique mondiale depuis 2008 joue un rôle dans ce durcissement des politiques et techniques du « maintien de l’ordre » ?

DF : Je ne pense pas que la crise de 2008, en tant que telle, soit un élément décisif, et ce pour deux raisons. D’une part, le raidissement sécuritaire est bien antérieur : en France, il commence dansles années 1970 et s’accentue sensiblement dans les années 1990. D’autre part, les logiques qui sous-tendent cette évolution sont plus générales, à la fois culturelles et politiques : ce sont à la fois le sentiment d’insécurité, en fait surtout sociale, joint à l’intolérance à l’égard de formes mineures de délit et l’instrumentalisation qui en est faite par les partis politiques. Mais encore une fois, il faut bien distinguer le maintien de l’ordre dans les manifestations et les opérations de sécurité dans les quartiers : les mobilisations contre les excès du premier ont insuffisamment tenu compte de la réalité des secondes, qui me paraissent encore plus préoccupantes et insuffisamment débattues. La violence policière ne se produit pas que dans les manifestations. Moins spectaculaire et moins visible, elle est en revanche sourde et quotidienne dans les quartiers populaires.

RP : Vous développez dans votre livre sur le caractère raciste de l’institution policière, tout en expliquant qu’il n’est pas forcément lié à une somme d’individus racistes, bien que l’un et l’autre s’alimentent. En revanche vous notiez que la question religieuse est beaucoup moins présente. Pensez-vous qu’aujourd’hui, en comparaison avec la période 2005-2007 où vous avez mené votre étude et où la médiatisation du sujet religieux était moins avancée, cette question soit devenue plus centrale (notamment avec les attentats, et l’assimilation de plus en plus fréquente des populations des quartiers non seulement à des populations musulmanes, mais aussi potentiellement terroristes) ?

DF : Il était remarquable en effet que la question religieuse ait été si peu présente au moment de mon enquête alors même que les affaires du voile et la stigmatisation de l’islam avaient une forte présence dans l’espace public. Je ne peux pas parler précisément des changements survenus au cours de la période récente en lien avec les attentats, n’ayant pas conduit de nouvelles recherches, mais deux choses me semblent importantes à souligner. Premièrement, contrôler et verbaliser des femmes qui portent des signes extérieurs de leur religion musulmane fait désormais partie de l’activité des policiers, même si cela reste marginal. Deuxièmement, et surtout, les populations concernées par le ciblage ethnoracial et le ciblage religieux sont en large part les mêmes ; l’état d’urgence, avec la généralisation des contrôles et des fouilles, n’a fait qu’amplifier les pressions qui existaient déjà sur les populations d’origine maghrébine et subsaharienne, qui sont musulmanes ou vues comme telles. Le changement de qualification de la cible n’a, au fond, guère modifié les populations ciblées.

RP : Dans le témoignage de Guillaume Vadot, victime d’une agression policière à Saint Denis le 22 septembre, un aspect frappant du discours policier concernait les menaces et la haine envers les chercheurs et l’institution universitaire, les assimilant même à des défenseurs de Daesh. De son côté Valls affirmait en 2015 que chercher à expliquer c’était déjà commencer à « excuser ». Des sciences sociales critiques, notamment au sujet de la police, sont-elles encore possibles ? Comment voyez-vous la suite ?

Les policiers éprouvent, d’une manière générale, une hostilité envers la population, dont ils pensent qu’elle ne les aime pas, ce que les enquêtes d’opinion ne montrent pourtant pas. Mais certaines catégories ont droit à un traitement spécial en matière de ressentiment : les chercheurs en sciences sociales en font partie, et sûrement plus encore lorsque les ministres les prennent eux aussi pour cibles. Mais il me semble important, de notre côté, de mieux souligner que ce qui est en jeu, ce ne sont pas simplement les policiers en tant qu’individus, mais c’est l’institution policière, la manière dont on recrute, forme, évalue et sanctionne les agents, la façon dont leurs missions leur sont données par le pouvoir, et au bout du compte ce que la société attend d’eux.

Propos recueillis par Emmanuel Barot et Camille Pons


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