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Vaine agitation et vrai sexisme

Pour l’Académie française, l’écriture inclusive annonce la fin du monde

En publiant, à la rentrée de septembre, un manuel scolaire utilisant des formes telles que « les commerçant.e.s » ou « les artisan.e.s », la maison d'édition Hatier a provoqué une levée de boucliers. La dernière mise en garde en date est celle de l'Académie française, qui n'y va pas de main morte en évoquant un « péril mortel ». Décryptage.

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L’Académie française n’en est pas à son coup d’essai : depuis la mise en place, en 1984, de la commission Roudy-Groult ayant pour mission d’améliorer la terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes, la croisade que l’institution mène contre la « féminisation » du français n’a jamais vraiment cessé. Sa dernière déclaration, adoptée jeudi, est une belle illustration de surenchère communicante, avec une accumulation de vocabulaire et de tournures syntaxiques marquant la gravité solennelle de la situation. Les termes sont particulièrement tranchés : qualifiant l’écriture inclusive d’« aberration », l’Académie affirme que « la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures ». Repentissez-vous et faites vos prières, la fin du monde est proche !

Mais au fait, l’Académie française, c’est quoi ?

Pour beaucoup, l’Académie française est une institution certes un peu désuète, mais garante de l’histoire, de la qualité et de la beauté de la langue française. Elle est peut-être un peu sévère, mais elle s’acquitte de son rôle avec sérieux. Par conséquent, il faudrait se conformer à ses recommandations pour « bien » parler et écrire le français.

En réalité, un petit détour historique nuance largement ce tableau. Officialisée en 1635, la création de l’Académie découle de la récupération, par Richelieu, d’un cercle formé autour de l’écrivain Malherbe. Ce dernier, dans une optique de concurrence avec d’autres écrivains et poètes, avait peu à peu regroupé autour de lui des hommes de lettres pour s’occuper de critiquer le style et l’orthographe de leurs concurrents, ce qui revenait à formuler des prescriptions sur la façon d’écrire.

Richelieu, préoccupé d’avoir un pouvoir total, leur proposa alors de se réunir sous l’autorité et la protection royales. En 1635, il prend la main sur la composition de l’Académie et sur ses statuts, pour en faire une institution au service du pouvoir. Les objectifs du petit groupe initial, à savoir réglementer la langue, rédiger un Dictionnaire et une Grammaire etc., sont mêlés à celui d’approuver les œuvres et de les faire imprimer ; on lui ajoute également la rédaction d’une Rhétorique et d’une Poétique.

Rapidement, le nombre de places est fixé à 40, et les sièges sont en partie monopolisés par des personnages que le pouvoir souhaite remercier et qui restent en place jusqu’à leur mort. Parallèlement, les missions sont diluées, et seule celle de rédiger un dictionnaire reste en vue, comme prétexte au maintien de l’institution. Mais même pour cela, le travail avance extrêmement lentement car les Académiciens ne viennent pas aux séances. L’Académie se limite donc assez rapidement à être un lieu de prestige, servant à remercier et élever honorifiquement ses membres : les compétences des nominés ainsi que la réalisation des missions fixées à l’Académie passent au second plan.

Après un intermède à la Révolution, la routine reprend. Les éditions successives du dictionnaire paraissent tous les 40 à 60 ans seulement ; en plus d’être médiocres, elles sont inutiles, dans la mesure où d’autres très bons dictionnaires voient le jour chaque année. En outre, l’Académie n’a jamais compté de linguistes dans ses rangs , ce qu’on constate en examinant le discours tenu : les nombreuses confusions et incohérences y sont légion. Au final, l’Académie ne remplit aucun rôle utile, mais entretient une insécurité linguistique importante chez les locuteurs et locutrices, en énonçant solennellement les règles du « bien-parler » et du « bien-écrire ».
Parallèlement, l’Académie devient de plus en plus riche grâce à des legs, facilités par l’aménagement de ses statuts qui garantit une opacité totale sur ses comptes. Elle bénéficie en outre de subventions publiques.

Le sexisme de l’Académie, une longue tradition

Si l’Académie française n’est pas utile, elle tente cependant assez piteusement de justifier son existence par des déclarations et des prises de position transpirant le sexisme, mais aussi le racisme, l’homophobie et le mépris de classe.

Il faudra attendre 1980 pour qu’une femme soit admise pour la première fois dans les rangs des Académiciens : il s’agit de Marguerite Yourcenar. Ce n’est pas sans que des dents grincent, révélant le sexisme et le racisme décomplexés de certains Académiciens d’alors. Pierre Gaxotte, entré à l’Académie en 1953 et que cette dernière qualifie d’« esprit fin, très cultivé et volontiers caustique » avait alors déclaré que « si on élisait une femme, on finirait par élire aussi un nègre »... Depuis 1635, seules huit femmes ont siégé à l’Académie ; elles sont aujourd’hui cinq sur 40. Si l’Académie est, depuis 1999, présidée par une femme, les académiciens mettent un point d’honneur à la nommer comme « le secrétaire perpétuel » ; à la mort de Simone Veil, en juin dernier, ces derniers ont parlé de leur « confrère » décédée, comme si le mot « consœur » n’existait pas.

Tenant un discours sexiste assumé, les académiciens sont aussi, au 17ème et 18ème siècle, les artisans de la masculinisation de la langue française. Car contrairement à une idée tenace, s’il faut actuellement batailler pour imposer l’usage de termes féminins tels qu’« écrivaine », « ingénieure », ou « ambassadrice », ce n’est pas parce que ces fonctions n’ont jamais été ouvertes aux femmes – mais bien parce que l’usage des noms en question a été violemment combattu au 17ème siècle. Les académiciens ont ainsi fait disparaître des termes comme « poétesse », « philosophesse » ou « autrice », au profit de « poète », « philosophe » et « auteur », affirmé que les fonctions prestigieuses devaient être nommées au masculin, et supprimé de leur dictionnaire les termes féminins. Au 18ème, ce sont différents points de grammaire qui ont subi les foudres de l’Académie afin de gommer encore plus les marques du féminin dans la langue, aboutissant par exemple à la fameuse règle du « masculin-neutre » ou du « masculin l’emporte ». Mais on sait trop peu que l’origine de cette maxime n’est pas purement linguistique, mais sociale et sexiste le masculin étant le « genre le plus noble », il fallait que le féminin lui tire sa révérence.

Depuis 1984, les académiciens mènent une guerre redoublée contre les tentatives de rétablissement de formes féminines dans le lexique français (commission Roudy-Groult en 1984, circulaire relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre en 1998, publication du guide Femme, j’écris ton nom en 1999. Pour les spécialistes, cette guerre est en train d’être perdue par l’Académie, et ses membres sont moins véhéments que lorsque le combat s’est ouvert. Mais, on le voit au sujet de l’écriture inclusive, lorsque l’occasion s’en présente, on peut constater qu’ils n’ont pas désarmé.

L’écriture inclusive menace-t-elle la langue française ?

Dans leur déclaration de jeudi dernier, les Académiciens se targuent d’un hypocrite souci pédagogique : l’écriture inclusive compliquerait la tâche des pédagogues, ainsi que celle des lecteurs. Un comble, quand on voit à quel point les règles de grammaire et les exceptions cultivées par les Immortels sont au service d’un élitisme bien vivant. La complexité n’a jamais rebuté les académiciens ; quant aux élèves scolarisés en français, ils ne peuvent parvenir à une maîtrise du code écrit conforme que s’ils entrent en primaire en parlant déjà la langue de l’école et ont, à la maison, des parents capables de les aider dans cette tâche.

L’écriture inclusive, comme toutes les innovations lexicales, est au contraire un signe que le français se porte bien. Il est parlé, largement, et les locuteurs l’adaptent aux usages et aux besoins actuels. Des mots deviennent désuets, d’autres apparaissent, reviennent en usage ou voient leur sens évoluer. Certaines règles, jugées trop complexes par les locuteurs, perdent du terrain sans empêcher pour autant l’intercompréhension, la créativité et l’expressivité. Que l’Académie se rassure, il n’y a pas « péril mortel » : d’ailleurs, c’est inversement en en figeant à tout jamais les formes et les règles qu’une langue perd du terrain, et « meurt ». Formes masculines, féminines, dégenrage et plus si affinités : on ne risque rien à pratiquer un antisexisme linguistique revendiqué !

Pour en savoir plus, un excellent ouvrage écrit par des spécialistes à destination du grand public :
Viennot Éliane (dir.), Candea Maria, Chevalier Yannick, Duverger Sylvia, Houdebine Anne-Marie, 2016, L’Académie contre la langue française. Le dossier « féminisation », Éditions IXe, collection xx-y-z, Donnemarie-Dontilly

Et une excellente chanson humoristique du poète et chanteur « rive gauche » Paul Villaz « L’Académie française »


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