Quelques leçons à tirer des mobilisations aux USA

Que faire de la police ?

Corinne Rozenn

Jane Mitchell

Que faire de la police ?

Corinne Rozenn

Jane Mitchell

« La France, ce n’est pas les États-Unis. » C’est ce que nous répètent à l’envi celles et ceux qui stigmatisent les manifestations de ces dernières semaines contre les violences et le racisme de la police, ici dans l’Hexagone, ainsi que leur soi-disant caractère communautariste ou séparatiste et menaçant pour la « République ». En effet, au regard des dernières déclarations de Macron ou de l’opposition de droite et d’extrême droite, il est vrai que « la France, ce n’est pas les États-Unis ».

[Crédits. Demetrius Freeman, NYT]

En comparaison avec le débat en cours de l’autre côté de l’Atlantique, y compris au sein du Parti démocrate ou des médias dominants, sur le rôle et la fonction de la police, au sujet de ce qu’elle fait et ne devrait pas faire, de ce qu’elle est ou ne pourrait pas être, la défense des flics pratiquée, de ce côté-ci de l’océan, par Macron et ses ministres, indiquent qu’il y a bel et bien un gouffre de réaction entre les premiers et ces derniers. Il y a bien une différence entre la France et les États-Unis, qui auraient deux ou trois choses à nous apprendre.

Alors, bien sûr, les prises de positions au sein de l’establishment démocrate états-unien et au sein des médias mainstream aux États-Unis autour de la nécessité de réformer, de couper dans les budgets, voire même de dissoudre tel ou tel corps de police ne sont pas sans lien avec le niveau historique des mobilisations en cours aux États-Unis, qui se poursuivent depuis l’assassinat, par la police de Minneapolis, de George Floyd, il y a un peu plus d’un mois, le 25 mai dernier. Le mouvement ne laisse de côté aucune ville, aussi moyenne ou petite soit-elle, y compris dans les États ou les comtés traditionnellement républicains, et sa profondeur explique pourquoi l’ensemble du spectre politique états-unien traditionnel ainsi que ses relais médiatiques s’est vu contraint de se repositionner autour des questions de maintien de l’ordre (leur ordre), de violences policières et de racisme structurel tant ces thématiques ont été mises en avant, avec courage et détermination, par des centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes, afro-descendants, latin@s, issus des minorités racialisées ou pas, au cours des dernières semaines. Et comme la répression n’y a rien fait, en dépit du couvre-feu imposé dans 200 agglomérations à travers le pays, malgré le déploiement de 62 000 Gardes nationaux dans 30 Etats et l’arrestation, au bas mot, de plus de 25 000 personnes, nombreux sont celles et ceux qui ont dû changer leur fusil d’épaule, ou faire mine de le faire, au sein des appareils politiques traditionnels. Cela vaut même au sein du Parti républicain : alors que Donald Trump continue à éructer sa haine raciste et ses idées réactionnaires en direction de sa base traditionnelle, le parti auquel il est censé répondre a tout de même chargé Tim Scott, son seul sénateur africain-américain, d’élaborer un projet de loi de réforme de la police, l’actuel locataire de la Maison Blanche ayant tout de même signé, le 16 juin, un premier décret de « réforme » [1]. Là encore, la différence est saisissante avec l’allocution, quelques jours auparavant, de Macron qui, en substance, nous disait, le 14 juin, sur un ton de flic, « circulez, il n’y a rien à voir ».

« Reform the police »

Jamais en effet, jusqu’à aujourd’hui, le débat sur le rôle et sur la fonction de la police n’a été aussi prégnant, avec une diffusion dépassant, de loin, les secteurs déjà politisés et radicalisés aux États-Unis. « Que fait la police et que faire d’elle ? » : c’est la double question qui se pose, au fil des mobilisations ainsi que dans les quartiers, aux États-Unis, ces derniers temps, et ce de façon beaucoup plus large que par le passé. Depuis trois décennies, si l’on remonte aux « émeutes » de Los Angeles de 1992 faisant suite à l’acquittement des policiers du LAPD ayant passé à tabac de Rodney King, ou, plus proche de nous, à 2014, après la naissance de Black Lives Matter (BLM), le mouvement né au cours des manifestations contre les meurtres de jeunes Africains-américains par la police, jamais le débat ne s’était posé en ces termes. Dans les années 2010, à un niveau assez large et diffus au sein de l’opinion publique états-unienne, y compris auprès de la base électorale républicaine la moins réactionnaire, BLM avait contribué à thématiser à large échelle la question des pratiques policières et de son lien avec la question raciale dans un pays –pas le seul, très certainement- où le rôle des forces de répression est de faire respecter l’assignation sociale, symbolique et réelle, de chaque communauté, au sein d’un système capitalistico-raciste dont les racines plongent dans un passé esclavagiste puis ségrégationniste toujours prégnant.

C’est à partir de ce moment, avec l’apparition de BLM, et non en vertu de la seconde mandature du premier président africain-américain à la Maison Blanche, en lien avec les mobilisations, que la question de la réforme des institutions policières a été posée [2]. L’idée dominante, du moins dans la façon dont le mouvement a été partiellement récupéré et absorbé à ses sommets par le Parti démocrate, partait du principe que la police devait, à minima, être réformée. Si le débat, dans ses grandes lignes, recoupait la question de la nécessité de « séparer le bon grain de l’ivraie » ou d’expulser les brebis galeuses qui ne font pas honneur aux « vrais » policiers, à savoir l’idée d’une réforme des corps de police portée, notamment, par Hillary Clinton, il s’est accompagné de la mise en place de nouvelles « bonnes pratiques » chez les agents : équipement de caméras sur les plastrons (« body cameras »), proposition de leur faire suivre des formations spécifiques (« sensitivity training ») de façon à « corriger » les dérives, le tout sur fond de promesse d’une plus grande transparence des agences fédérales et, surtout, des polices locales (« police accountability »), de façon à reconstruire le lien distendu, voire brisé, entre la population et ces dernières. Aucune de ces mesures, que certains aimeraient voir appliquées en France – caméras embarquées, récépissés, réforme de l’IGPN, etc. - mais dont la seule évocation est intolérable à la Place Beauvau et aux syndicats de police, n’a modifié, sur le fond, la dynamique des violences policières et racistes aux États-Unis qui n’ont pas sensiblement décrus après 2015.

« Defund the police »

Pour des centaines de milliers, voire des millions d’États-uniens, notamment issus des classes populaires et des minorités qui subissent, dans des proportions accrues et au quotidien, les pratiques, a minima vexatoires, des forces de police, c’est ce premier constat et l’idée, devenue une quasi évidence, que le problème n’est décidément pas de forme, mais de fond, à savoir le rôle structurel de la police, qui ont fait ultérieurement évoluer les termes du débat « par en bas » avec, « par en haut », notamment chez les démocrates, la volonté et la nécessité, encore une fois, de le récupérer pour mieux le canaliser sur le terrain électoral et, surtout, de le neutraliser. C’est ainsi que la thématique de la réforme de la police ou des pratiques policières a cédé le pas à celle de la réduction des budgets des polices (« defunding the police »). Cette revendication, portée dans les manifestations, est progressivement devenue une évidence pour beaucoup, mettant en cause le suréquipement et la militarisation des forces de police (héritant, bien souvent, des équipements de l’armée sur ses terrain d’opération extérieurs) et pointant le lien entre insuffisances et coupes budgétaires néolibérales dans les secteurs de la santé, de l’éducation et du logement, notamment, et l’explosion des fonds alloués aux forces de répression.

Plusieurs lignes s’affrontent, se complètent ou se superposent autour de la question du « defunding », entre ceux qui souhaitent, tout simplement, « réduire à zéro » (« defund to zero ») le budget de la police et celles et ceux qui, au sein même de l’appareil d’État et de ses différentes composantes, reprennent l’idée de réductions budgétaires parce qu’ils y sont contraints ou pour faire un geste en direction des mobilisations. Si l’on prend le cas très paradigmatique de la ville de New York, où Eric Garner a été assassiné par la police en 2014, donnant naissance au mouvement BLM, Alexandra Ocasio Cortez, présentée comme une progressiste de gauche au sein du Parti démocrate et représentante à la Chambre, a d’abord avancé l’idée d’une réduction d’un milliard de dollars du budget du New York Police Department (NYPD), proposition reprise, malgré ses protestations initiales, par le maire lui-même, Bill De Blasio, au point que CNN, dans un article « faisant le point » autour de ces questions en arrive à conclure « qu’il y a des preuves que moins de police peut conduire à moins de délits. Un rapport de 2017 centré sur plusieurs semaines en 2014 et 2015 au cours desquelles le NYPD avait sciemment cessé "d’intervenir de façon pro-active" a ainsi pu enregistrer, au cours de la période, 2100 plaintes en moins [par rapport à une période équivalente] ».

Si l’on prend la façon dont la revendication est ressentie et perçue, en revanche, au sein de larges franges de manifestantes et manifestants, la portée est tout autre : chez des mères de famille africaines-américaines, chez les jeunes afro-descendants ou latin@s ou blancs qui se mobilisent, jusqu’à présent, l’idée n’est pas, bien évidemment, de redonner du crédit à une institution discréditée et détestée en la rendant plus efficace en réduisant les fonds qui lui sont alloués. Cependant, le mot d’ordre de « defunding », qui n’a certainement rien de révolutionnaire, indique que dans sa « banalité réformiste » (qui détonnerait pourtant avec nombre de discours, en France, sur la « police républicaine » ou sur la « police de proximité », cheval de bataille de la « gauche » depuis Jospin) que revendiquer « moins de police » met en lumière deux questions essentielles. D’un côté, le fait que la police n’est pas en mesure de régler les « problèmes » qu’elle est censée régler, et cela est devenu, aujourd’hui, une évidence pour des centaines de milliers de manifestants et leurs soutiens, un « nouveau sens commun ». De l’autre, à rebours de l’idéologie dominante (qui n’est effective que parce qu’une fraction des couches subalternes est appelée à y adhérer et en est convaincue), le slogan montre que la question de la sécurité et des infractions pénales, et quand bien même on ne remettrait pas en cause radicalement la question de « l’ordre » capitaliste et de « ses lois », ne saurait être réglée par la criminalisation et la punition qui devraient céder le pas, a minima, à la prévention. Comme le souligne Alex Vitale, spécialiste des questions d’ordre public, dans une interview donnée à Jacobin, la « police est le visage public de la faillite de l’État à répondre aux besoins élémentaires de la population et occulte cette même faillite par des solutions qui ne font qu’infliger davantage de souffrances à la population ».

« Dismantle the police »

Sous la pression de la mobilisation, d’autres solutions font également leur chemin chez les manifestants et les collectifs mobilisés autour des questions de violences policières et de racisme. Là encore, elles sont reprises par certains exécutifs locaux pour mieux canaliser la colère des manifestants. C’est ainsi que la majorité des membres du Conseil de la ville de Minneapolis, gouvernée par les démocrates, ceux-là mêmes qui se sont alignés derrière le maire, Jacob Frey, et le gouverneur de l’État, Tim Walz, qui ont demandé l’intervention de la Garde Nationale pour « rétablir l’ordre » et mener à bien, dans un premier temps, la répression, envisagent désormais de « démanteler » (« dismantle ») le corps de police de la ville, le Minneapolis Police Department (MPD). Par-delà l’effet d’annonce qui souligne, cependant, la volte-face des démocrates les plus modérés, la promesse est aujourd’hui loin d’être effective, d’un côté, et ne résoudrait sans doute rien si elle était menée à terme dans le cadre actuelle des institutions capitalistes. L’exemple de la ville de Camden, banlieue de Philadelphie, qualifiée de « problématique » par les autorités, est assez paradigmatique : le département de police (CPD) de cette ville de 80 000 habitants aux trois-quarts africains-américains ou hispaniques a effectivement été dissout en 2013. Il est aujourd’hui montré en exemple par le Financial Times. Mais, sur place, c’est la police du comté qui a réengagé l’ensemble des agents de l’ancien CPD, sans aucunement faire cesser les « abus » policiers à l’encontre des populations. L’opération consistant à dissoudre les corps de répression pour les reconstituer, différemment, ne change, bien entendu, rien à la donne. Il indique cependant la façon dont le débat sur la dissolution de la police comme organe de répression étranger aux communautés et son remplacement par d’autres structures de prévention et de gestion d’un autre ordre communautaire, non au service de la propriété privée des moyens de production et d’un ordonnancement hiérarchique raciste et discriminant de la société, pourrait prendre corps. C’est ce dont on débat, aujourd’hui, dans les mobilisations et au-delà.

L’autre élément de discussion qui a pris une tournure particulière en gagnant de plus en plus de poids au sein des secteurs mobilisés a trait à un autre tabou états-unien, qui n’en est plus un aujourd’hui - mais qui en revanche reste solidement ancré au sein du mouvement syndical français : il s’agit de l’expulsion des « syndicats » de policiers, forts de quelque 125.000 membres, Outre-Atlantique, de l’AFL-CIO, la principale confédération syndicale, proche des démocrates. A l’exception de sections locales, seul le petit syndicat des écrivains et journalistes (WGA-E) a demandé, au jour d’aujourd’hui, la désaffiliation du Syndicat International des Associations de Police (IUPA) de la confédération. La motion a néanmoins forcé certains bureaucrates, à l’instar de Lee Sanders, à la tête de la puissante Fédération de la fonction publique locale (AFSCME), forte de 1,4 millions de membres, à sortir du bois et à recourir à des comparaisons hasardeuses : « De la même façon qu’il était incorrect d’exclure les personnes noires des syndicats [à l’époque où certaines fédérations de l’AFL-CIO, jusqu’au début des années 1960, défendaient des pratiques discriminatoires à l’égard des travailleurs africans-américains], il est incorrect aujourd’hui de refuser cette liberté à des policiers ». Cette défense en bonne et due forme est loin, aujourd’hui, de faire la même unanimité qu’auparavant, à mesure où, sur fond d’agitation sociale croissante sur les lieux de travail plusieurs unions locales ou syndicats, à l’instar des dockers de la côte ouest (dont le syndicat est traditionnellement très combatif) ou du syndicat de l’automobile (UAW) ont débrayé en solidarité avec les mobilisations contre les violences policières ou lors du jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, le 19 juin, associé cette année à la mémoire de George Floyd. A Seattle, la grande ville du Nord de la côte Est, où une véritable ZAD s’est constituée en lieu et place de l’ancien quartier-général de la police de East Precint, le « syndicat » de flics de la ville a été expulsé de l’Union syndicale locale par plus de 45 000 voix contre un peu moins de 37 000.

« F*** the police »

A la lumière des expériences historiques du passé, les marxistes révolutionnaires défendent, dans leur programme, l’idée que la police comme l’armée sont des institutions à abolir, que les policiers comme les matons ou les militaires professionnels ne sont pas des travailleurs comme les autres, en uniforme, mais les chiens de garde de l’ordre établi, et que la sécurité, la nôtre, celle de l’emploi, du logement, de la santé, de l’éducation pour toutes et tous, de la lutte contre les discriminations et les oppressions, ne saurait être assurée que par nous-mêmes, par des hommes et des femmes issus de nos propres rangs et répondant à leur quartier et à leurs collègues de travail. Cela implique, bien entendu, de penser un ordre qui est radicalement distinct de « leur » ordre qui légalise le droit au licenciement, aux expulsions locatives, à la casse de la santé et de l’éducation, les violences policières et le racisme institutionnel, mais criminalise celles et ceux qui s’y opposent.

Entre cet autre monde, qui se dessine, quotidiennement, dans les solidarités qui se construisent dans nos luttes, et celui du patronat et des flics, il y a une ligne de fracture que les mobilisations, aux États-Unis, mais également ici, en France, et ailleurs dans le monde, ont contribué à clarifier davantage. Ni la « réduction à zéro » du budget de la police, ni sa « démilitarisation », ni le « démantèlement » des corps locaux de police ne sont immédiatement synonyme « d’auto-défense populaire » ni même de « gardes-rouges » pour veiller à nos intérêts. Articulés par en bas, repris dans nos mobilisations, défendus sur nos lieux de travail et d’études ainsi que dans nos quartiers, ils seraient corrélés, cependant, comme c’est le cas aux États-Unis, à l’idée d’une abolition nécessaire de la police et des forces de répression. Ces mots d’ordre qui font leur chemin, aux États-Unis, permettent de réfléchir de façon renouvelée, alors que cela semblait jusqu’à il y a peu une hypothèse absolument délirante, à un monde sans police. Les manifestantes et les manifestants, Outre-Atlantique, sont de plus en plus convaincus que cela est possible. A nous, également, de reprendre leurs débats et ce drapeau.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Trump n’a pas hésité à souligner, dans sa déclaration en marge de la publication de ces premiers décrets, qu’il était « fermement opposé aux propositions extrémistes et dangereuses visant à réduire le budget, à démanteler ou à dissoudre nos départements de police. Sans la police, c’est le chaos »

[2Compte tenu de la nature fédérale de l’Union, l’organisation des forces de répression, aux États-Unis, se base sur un feuilletage institutionnel aux ramifications multiples. Il n’existe pas de « police nationale » en tant que telle mais des corps de police dépendant le plus souvent des institutions locales, les « départements de police », les fameux « police departments » existant dans chaque ville et organisant la grande majorité des hommes et des femmes assurant des fonctions de maintien de l’ordre et de corps de répression, auxquels il faut notamment ajouter les polices à échelle des comtés, des États, ainsi que les agences fédérales et la Garde Nationale, corps militaire de réserve assurant des fonctions policières et qui peut être, comme on a pu le voir récemment, dans les situations les plus tendues.
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