Tribune

Qui a peur d’Adèle Haenel ?

Sandra Lucbert

Qui a peur d’Adèle Haenel ?

Sandra Lucbert

« Adèle Haenel, c’est la culture arrachée au MondeDeLaCulture (...). Elle ne détourne pas les yeux des conflits qui ont cours en France : elle engage son capital symbolique pour la grève, aux côtés de la classe ouvrière. » Dans ce texte paru isur Diacritik, Sandra Lucbert revient sur les réactions suscitées par une récente prise de parole de Adèle Haenel.

Texte publié initialement sur Diacritik que nous remercions de nous permettre de le relayer.

On vous regarde éructer. On vous regarde suer la panique et la peur.

On vous écoute saturer l’espace médiatique avec le pot-pourri qui vous sert de cerveau. Essayer en vain de conjurer l’apparition qui vous a jetés dans cette détresse.

Ça fait trois jours que ça dure, sur CNews, sur Twitter, dans la presse d’extrême-droite, les créatures sont de sortie. Dégorgement de haine et de ressentiment. Franchement vous n’êtes pas beaux à voir.

L’apparition qui vous a mis dans cet état, c’est d’abord Adèle Haenel. Une comédienne de trente-trois ans prend la parole dans un meeting, vous voici aux abois. Il est fragile, votre monde. Alors attaquer Adèle, de toute urgence, mais comment ? Tiens : Portait de la jeune fille en feu est à ce jour le film français le plus vendu à l’étranger. Vous tenez l’argument : elle prend position pour la grève, elle fait alliance avec des prolétaires, tandis qu’elle, par derrière, elle palpe du fric. A défaut de trouver un lien entre Adèle et la compromission, vous vous êtes regardés au miroir et jetés sur votre unique préoccupation : l’argent. Auto-portrait de la crapule en feu : pour parler abaissement, elle ne décrit qu’elle-même. Hélas pour vous, si Adèle Haenel a fait un carton international dans un film féministe – ce qui est une victoire en soi –, elle n’y a rien perdu de ses convictions. Elle ne s’est pas seulement tirée avec superbe du caveau idéologique des Césars, elle a rompu avec l’industrie du cinéma et ses gratifications – spéculaires comme financières. Elle s’est cassée de votre univers rance, l’a fait savoir, étend son combat politique. Pas surprenant qu’une telle droiture relève pour vous de l’inimaginable. La conscience ne s’achète pas : par conséquent vous en manquez au point de ne pouvoir la reconnaître.

Qu’avez-vous vu qui vous a tant fait peur ? Les signes avant-coureurs d’une force en cours de construction.

Adèle Haenel, c’est la culture arrachée au MondeDeLaCulture – ce service d’ordre symbolique qui s’ignore. Elle ne se coupe pas une mèche pour l’Iran devant une caméra avant de se précipiter chez le coiffeur pour retrouver apparence labellisée. Elle organise un colloque avec des chercheuses et militantes de Roja pour articuler le combat des féministes iraniennes et françaises. Et elle ne détourne pas les yeux des conflits qui ont cours en France : elle engage son capital symbolique pour la grève, aux côtés de la classe ouvrière. Oui, avec tout ça, elle a des cernes. Et, non, pas de fond de teint : nous n’avons pas le goût des embaumées vivantes.

L’apparition qui vous a tant fait peur était collective : quatre femmes à la tribune. Deux blanches, deux racisées : front commun contre un même système d’exploitation. Une ancienne femme de ménage chez Onet, une prof dans l’éducation nationale, une cheminote, une comédienne de renom. Alliance improbable – alliance significative.

Qu’avez-vous vu qui vous a tant fait peur ? Les signes avant-coureurs d’une force en cours de construction.

C’est bien ça que vous sentez monter. Car, pour n’être que sa fraction la plus vile – ou bien sa vérité ? – vous êtes la bourgeoisie. Votre esprit altéré se rend aussitôt à vos haines réflexes – haine des femmes, des racisées, des ouvrières, des combattantes. Mais vous percevez confusément qu’il y va d’autre chose : de l’ordre entier qui vous fait prospérer. À Paris 8, ces quatre femmes n’ont pas parlé que des retraites : elles ont parlé de l’ignominie d’un monde – celui dont vous êtes les parfaits représentants. En prenant la parole ensemble, depuis des positions aussi diverses, elles indiquent l’amplitude du refus : derrière les retraites, le saccage capitaliste. Elles disent plus encore la mise en ordre de bataille. On comprend que vous ayez perdu les pédales.

L’apparition qui vous terrorise a un décor : un meeting du Poing levé à Paris 8. Pascal Praud : vous vous rendez compte, l’extrême-gauche dans une université française ! Eugénie Bastié : de toute façon, Paris 8 c’est une ZAD ! Auto-portrait de la crapule en feu : les lieux où s’exerce la démocratie, elle les appelle des ZAD. Seulement, l’algorithme de Musk et les chaînes de Bolloré vous ont fait perdre le sens des réalités. Dans les universités françaises, les étudiants votent pour choisir leurs représentants. A Paris 8, ils ont élu Le Poing levé. Vous n’êtes élus nulle part : vous êtes imposés par les capitalistes.

Maintenant on vous a bien remis : pas un détail qui manque. Qui a peur d’Adèle Haenel ? Vous tous qui redoutez le monde qui pourrait advenir. Ce monde aura le visage de la jeunesse qui va vous balayer, le visage d’Oumou Gueye, de Laura Varlet, de Maeva Amir et d’Adèle Haenel. On vous laisse ceux de Pascal Praud et Eric Naulleau. Nous n’avons pas le goût du caniveau.

Intervention d’Adèle Haenel, Oumou Geye, Laura Varlet et Maëva Amir au Meeting féministe et antiraciste Du Pain et des Roses à Paris 8 – février 2023 :

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
MOTS-CLÉS

[Art]   /   [Littérature]   /   [Grève générale]   /   [Genre et Sexualités]