Après les mouvements anti-globalisation et anti-guerre

Qui a peur de la jeunesse (qui se bat pour le climat) ?

Jane Mitchell

Jean Baptiste Thomas

Qui a peur de la jeunesse (qui se bat pour le climat) ?

Jane Mitchell

Jean Baptiste Thomas

Il n’y a pas que les classes laborieuses qui sont dangereuses. La jeunesse l’est aussi, pour d’autres raisons et d’autres enjeux, mais aussi et surtout dans la mesure où, lorsqu’elle se mobilise, elle peut être à la fois signal d’anticipation, caisse de résonance et étincelle de cycles de conflictualité sociale de grande ampleur. D’où une certaine nervosité, ces derniers temps, y compris chez les plus bienveillants des gouvernants, en observant l’importance des manifestations pour le climat et leur portée.

On ne refera pas ici un tour du monde des mobilisations qualifiées, à juste titre, d’historiques qui rythment le calendrier scolaire de la jeunesse aux quatre coins du monde depuis maintenant un peu plus d’un an, avec quelques points d’orgue marqués par une participation de centaines de milliers, voire de plus d’un million de personnes, selon les pays. Et il va sans dire que ces manifestations, celles des 20 et 27 septembre, notamment, entraînent bien au-delà de la seule jeunesse scolarisée. C’est non seulement l’importance de ces mobilisations, mais également leur radicalité, dans le discours ou en puissance, qui a commencé à faire changer de point de vue certains gouvernements qui, jusqu’à présent, auraient souhaité se repeindre en vert et en climato-progressiste à bon compte, et ce d’autant plus facilement que face à eux, avec les Trump et les Bolsonaro, la concurrence n’est pas rude.

Condescendant d’abord, Macron s’énerve ensuite

Ainsi, début mars, la chancelière allemande chrétienne-démocrate Angela Merkel, à la peine déjà dans les sondages, se déclarait absolument favorable aux « grèves pour le climat », du moins tant qu’il s’agissait de manifestations de jeunes le vendredi. Cependant, soulignait-elle avec un bémol, il leur faudrait être patient avec le changement, car l’Allemagne ne saurait sortir du système des centrales à charbon avant 2038, selon Berlin. Et c’est là tout le problème, car l’une des vertus de la jeunesse est, précisément, de ne pas adhérer au « réalisme » du calendrier des puissants. Même son de cloche du côté de Macron. L’ami de la forêt amazonienne saluait la jeunesse en mouvement, avant de tourner casaque. Les seules mobilisations à avoir été sévèrement réprimées, en septembre, sont celles qui ont eu lieu en France. Macron, renouant avec sa morgue et sa condescendance habituelles, piqué par le fait qu’une Greta Thunberg l’ait mis dans le même sac que les autres lors de son discours à la tribune de l’ONU n’a pas manqué d’inviter les manifestants à aller se mobiliser en Pologne, facilement désignée, pour ses mines de charbon, comme bouc-émissaire des émissions carbonées.

Comme tout mouvement de jeunesse, indépendamment de la nature plus ou moins partielle, « réaliste » ou globale de ses revendications, celui pour le climat est, par définition, potentiellement incontrôlable. Par rupture des médiations, inexistantes, la plupart du temps, dans la jeunesse, du moins à échelle de masse, il est toujours compliqué de prévoir quand la jeunesse se mobilisera, pour les gouvernants, et plus encore de la faire rentrer chez elle, ou dans les salles de classe. Et c’est précisément cet aspect qui tranche avec les mobilisations environnementalistes de ces derniers temps. Si on les compare avec « l’affaire du siècle » ou les actions coups de poing menées par les ONG écologistes, il n’y a plus de délégation ou de soutien purement idéologique. En sortant dans la rue, les jeunes se sont transformés en acteurs et actrices des revendications qu’ils portent. A la différence, par ailleurs, des mobilisations plus radicales sur des questions environnementales qui ont pu contester l’agenda politique des gouvernements « progressistes » ou « de gauche » de ces dernières années – Notre-Dame-des-Landes, sous Hollande, en France, ou la mobilisation de Standing Rock, sous Obama, ou encore la longue et tenace opposition au TAV dans la Val Susa, en Italie, depuis l’époque de Prodi -, la mobilisation actuelle contraste par son caractère global, dépassant tout localisme.

Un autre monde est possible (bis)

Sans même tracer de parallélismes avec d’autres mouvements de jeunesse internationaux de très grande ampleur - à l’instar du mouvement de solidarité avec le Vietnam de la fin des années 1960 et des années 1970 ou encore avec des mouvements écologistes ou environnementalistes très militants de la fin des « années 1968 », comme le mouvement contre les centrales et les déchets nucléaires en Allemagne de l’Ouest, par exemple -, les mobilisations actuelles réactivent les souvenirs du mouvement anti-mondialisation d’il y a deux décennies ou encore du mouvement anti-guerre de 2003, avec un certain nombre de ressemblances mais, également, de dissonances et de différences.

Le comparatisme n’est pas lié à un pur exercice spéculatif mais il est rendu nécessaire par le fait que des deux derniers mouvements cités ont sonné le glas, idéologique surtout, du cycle néolibéral (ou de la « révolution conservatrice ») indiquant combien le triomphalisme capitaliste sur les bienfaits de la mondialisation et du libéralisme démocratique qui a accompagné toute la séquence post-1989 était loin d’être partagé et célébré, notamment chez les plus jeunes. Pas plus Gênes, en juillet 2001, que les manifestations internationales anti-intervention anglo-américaine contre Bagdad du 15 février et des 22-23 mars 2003 n’auront su bloquer le G7 ou empêcher la dévastation de l’Irak. Néanmoins, ces mobilisations portaient en elles les possibles de la transformation et, au bas mot, indiquaient un changement d’époque. « Un autre monde est possible !, scandaient des centaines de milliers de personnes, opposées à un système qui marchait sur la tête. La crise de 2007 et 2008 allait leur donner raison, à leurs dépens, par ailleurs.

Le mouvement pour le climat revêt, d’un pays à l’autre, et même parfois d’une ville ou d’un campus universitaire à l’autre, des caractéristiques différentes, un degré de radicalité distinct, des formes d’organisation plus ou moins horizontales, une segmentation très générationnelle ou, à l’inverse, une capacité à déborder la seule jeunesse scolarisée. Par-delà ces dissemblances au sein du mouvement, il est marqué par de grandes caractéristiques communes qui méritent d’être mises en résonnance avec les dernières grandes mobilisations de la jeunesse au cours des deux dernières décennies.

Sans glace, plus de mojito

Il y a tout d’abord l’extrême jeunesse des manifestants. Là où en 2001 il s’agissait d’une mobilisation alimentée par des secteurs étudiants ou de jeunes actifs, plus ou moins précaires ou issus du « cognitariat », pour reprendre les catégories en vogue à l’époque, 2003 marque l’entrée en mouvement des lycéens, notamment dans ces pays comme l’Allemagne, l’Etat espagnol ou, surtout, l’Italie, où la mobilisation est très forte. Cette fois-ci, depuis un an, il n’y a pas un seul évènement pour le climat qui ne soit animé, également, par des très jeunes (« sans glace, plus de mojito », disait une pancarte brandie à Rome, en septembre, par des à-peine lycéens), de jeunes adolescents, parfois des enfants (« sans planète, plus de vie », pouvait-on lire dans plusieurs manifestations en Allemagne). Certains analystes, occultant plus ou moins adroitement leur haine anti-jeunes qui est avant tout un attachement et une défense indéfectible du système, allèguent qu’il s’agit d’ados instrumentalisés. Ce n’est pas la première fois que l’on considère que les jeunes sont sympathiques tant qu’ils sont rêveurs, mais qu’ils sont dangereux et qu’il faut les faire taire lorsqu’ils entendent défendre leur avenir et leurs rêves. Quoi qu’il en soit, il s’agit aujourd’hui de toute une génération qui se met à apprendre, sur le tas et très tôt les instruments de la lutte, les registres de mobilisation et ce que manifester veut dire.

Plus de ruches, moins de riches

La mobilisation actuelle, par ailleurs, est loins d’être aussi pessimiste et triste qu’on veut la décrire, et quand bien même la plupart des manifestants n’ont jamais connu qu’un système en crise, fait de chômage, de licenciements de leurs aînés, d’expulsions et de crise immobilière. C’est aussi cette jeunesse qui a eu la capacité de prendre le contrepied de la grisaille ambiante tout en se détachant de la bêtise des discours sur le « ruissellement », c’est-à-dire de coupler défense du climat et dénonciations des injustices sociales que ce système génère. Il y a, dans les actions, en dépit de l’urgence climatique, de même que dans les slogans qui synthétisent les revendications, une bonne part d’optimisme et de volontarisme, frôlant parfois, pour certains critiques à gauche, la naïveté. Mais qu’importe ou, plutôt, cela consisterait à ne voir qu’une photographie statique du mouvement, en refusant d’appréhender sa possible dynamique. C’est aussi le reflet de l’extrême jeunesse de manifestants qui ne sauraient, d’entrée de jeu, pouvoir déconstruire idéologiquement et stratégiquement le discours et les politiques des dominants sur les questions environnementales et qui, par conséquent, les prennent au mot et les considèrent non pas tant comme des interlocuteurs mais comme des décideurs sur lesquels il faut mettre la pression.

Respect existence or expect resistance

En ce sens, le mouvement est, pour l’instant, différent du cycle de mobilisation anti-globalisation. A la fin des années 1990, pour ce qui est des acteurs les plus institutionnels, comme Attac, l’horizon était, également, de conditionner les politiques gouvernementales ou supranationales (au niveau du Parlement européen, par exemple), de façon à mettre en place la fameuse « Taxe Tobin » sur les transactions financières. Dans de larges franges du mouvement, en revanche, sans même parler de ses fractions clairement anticapitalistes, ce qui prévalait était une défiance complète vis-à-vis des puissants et une radicale opposition au système, et quand bien même ce dernier était davantage associé au néolibéralisme qu’au capitalisme en tant que tel. Pour l’heure, dans les mobilisations actuelles, du moins au niveau de ses revendications les plus visibles, on souhaite établir un dialogue et on somme les institutions existantes d’agir. Cependant, dans ce mélange d’urgentisme et de pragmatisme qui caractérise le mouvement et qui, en soi, est loin d’être révolutionnaire, il y a les germes de ce qui, à terme, pourrait s’avérer beaucoup plus subversif qu’on ne le croit. Face à la catastrophe écologique en cours, dont l’actualité nous donne quasi quotidiennement la confirmation, les jeunes crient la nécessité urgente du changement. En dernière instance, et plus rapidement qu’on ne pourrait le croire, compte-tenu de l’incapacité des décideurs à changer radicalement ou, du moins, rapidement de politique, il est possible que la procrastination systématique des changements, même minimes, à mettre en œuvre finisse par mettre à rude épreuve la patience des plus jeunes et énerve considérablement les plus radicaux d’entre eux. Comme l’écrivait Tronti, il y a plus d’un demi-siècle, en analysant les prolégomènes de ce qui sera, en Italie, les « années 1968 », en l’occurrence « l’automne chaud » et ses conséquences, « rien ne se fera sans haine de classe : ni élaboration théorique, ni organisation pratique ». Le premier ingrédient, nécessaire à tout changement, est potentiellement présent, dans ce mouvement, et les révolutionnaires doivent s’en réjouir.

System change, not climate change

C’est ici, enfin, l’un des points non résolus des mobilisations actuelles, et il ne saurait en être autrement compte-tenu de l’état global du mouvement ouvrier, en dépit d’éléments de reprise à échelle internationale des dernières années, en Europe comme ailleurs. La question n’est pas liée au degré de radicalité des actions menées, ici ou là. Il est clair, par exemple, qu’Extinction Rebellion, en Angleterre, est beaucoup plus tranchant, dans ses actions, que d’autres courants globaux de la contestation pro-climat. En ce sens, par ses actions collectives de désobéissance qui ne refusent pas la violence a priori, le mouvement anglais n’est pas sans rappeler Reclaim the Streets, la composante radicale, à la fin des années 1990, du mouvement anti-globalisation. Mais au-delà du débat autour de la désobéissance, nécessaire, non-violente ou pas, la question qui se pose au mouvement actuel, pour commencer à obtenir de premières victoires qui ne soient pas des concessions de façade et des discours généraux de la part des gouvernants écolo-compatibles, est liée à son rapport avec la classe qui fait tourner, à échelle mondiale, l’économie, et sans laquelle il ne peut y avoir de profits pour les capitalistes.

Alors certes, le seul fait d’avoir adopté le terme de « grève » pour définir les mobilisations pour le climat indique aussi un changement d’époque par rapport aux deux dernières décennies où, à échelle de masse, le lexique et l’éventail d’actions propres au mouvement ouvrier n’étaient guère repris, souvent considérés comme ringards ou alors comme inopérants. Cependant, par-delà des adhésions ponctuelles, en Allemagne, en Irlande et dans l’Etat espagnol, notamment, le monde du travail en tant que classe a été maintenu à l’écart, par la bureaucratie syndicale et malgré son soutien formel, des mobilisations actuelles. Or la solution à la crise climatique ne sera ni technique, ni scientifique. La multiplication des rapports et des études sur lesquels une partie du mouvement s’appuie ne saurait suffire à la prise de conscience. Le mouvement actuel en témoigne, l’existence du GIEC et les signaux d’alarme lancés par les experts remontant à 1988. Sans mobilisation, sans défiance et détestation du système, il n’y a pas de conscience. Mais la mise en œuvre de « solutions scientifiques » à la crise climatique ne saurait pas non plus se faire, en dernière instance, sans un renversement du rapport de force et un début d’expropriation des capitalistes des moyens de production qu’ils contrôlent et qui, dans leurs mains, sont des outils à polluer le Nord comme le Sud, tout en surexploitant et en pillant le Sud. Comme dans les cas, précédents, des mouvements anti-globalisation et anti-guerre, enrayer la machine de guerre du capital financier international ou de ses armées ne pouvaient se réaliser qu’à travers une jonction avec le mouvement ouvrier. C’est tout l’enjeu de « contamination » qui existe, aujourd’hui, entre le mouvement climat et le reste de la société, à commencer par le monde du travail.

Brûler le capitalisme, pas les forêts

A ce titre, et pour conclure, force est de constater que les médiations existantes, différentes là encore de pays à pays, sont néanmoins globalement beaucoup moins fortes qu’au début du siècle. Dans le cas du mouvement anti-globalisation, baptisé anticapitaliste de façon excessive dans le monde anglo-saxon, et que l’on a voulu renommer « alter-mondialiste », pour en gommer les aspects les plus radicaux, c’est en dernière instance l’Internationale socialiste, à travers ses appareils les moins impopulaires, à commencer par le Parti des Travailleurs brésilien, le réseau Attac et la galaxie d’ONG tournant autour, qui avait la main haute sur sa direction et sur le Forum Social Mondial. Son discours, « un autre monde est possible », s’est néanmoins échoué sur la réalité gestionnaire de la social-démocratie lorsqu’elle est arrivée au pouvoir à travers les « gouvernements de gauche » en Amérique latine, au cours de la première décennie 2000, ou même ailleurs en Europe, montrant combien elle pouvait être compatible avec le marché et le système, après avoir fait office de canalisation et de blocage de la colère et des luttes.

Rien de cela aujourd’hui et les réseaux les plus modérés, issus des partis écolos ou des ONG, qui se mettent en place pour s’auto-proclamer « porte-paroles » ou « représentants naturels » du mouvement pour le climat n’ont ni la force, ni l’expertise de leurs aînés pour être en capacité de corseter le mouvement si celui-ci devait se radicaliser. C’est là aussi un élément qui rend un peu plus nerveux analystes et gouvernants qui suivent de près cette jeunesse qui refuse, et elle a bien raison, qu’on lui vole son avenir. A charge des courants révolutionnaires, en lien avec le mouvement ouvrier, de tirer les leçons des mouvements globaux des vingt dernières années pour être en capacité de développer, dans toutes ses dimensions, les potentialités anti-système du mouvement actuel pour le climat. Car, comme le disait un autre panneau écrit à la hâte, confectionné sur un morceau de carton, dans les manifestations parisiennes de ces dernières semaines, « brûler le capitalisme, pas les forêts ». Rosa Luxemburg n’aurait pas su mieux dire. Il n’y a pas, en effet, de « planète B ».

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