[Tribune]

Qui es-tu Nicole Belloubet, pour t’asseoir à ce point sur les libertés publiques ?

Hannelore Cayre

Qui es-tu Nicole Belloubet, pour t’asseoir à ce point sur les libertés publiques ?

Hannelore Cayre

Nous reproduisons avec son aimable accord une tribune de Hannelore Cayre, avocate pénaliste au barreau de Paris et auteure d’un certain nombre de polars dont La Daronne (2017) et, dernièrement, Richesse oblige (2020). Parue dans Libération, l’avocate y interpelle la ministre à propos de l’ordonnance du 26 mars 2020 et de son interprétation prévoyant, notamment, en raison du Covid, la prolongation automatique de toutes les détentions provisoires.

[Illustration, "Homme en prison", José Luis Cuevas (1968)]

Aujourd’hui nous sommes partis à deux avocats, mari et femme, avec en poche nos attestations et nos convocations pour assister deux de nos détenus convoqués devant le juge des libertés et de la détention. Tout allait bien, il faisait beau, les familles nous avaient donné des promesses d’embauche et des attestations d’hébergement qui les faisaient espérer la liberté de leur mari, leur fils. Nous, de notre côté, chemin faisant, nous ferraillions dans la voiture pour affûter nos arguments respectifs. Nous sommes entrés dans un tribunal vide… Puis dans une salle d’audience vide… Et dressés comme nous le sommes à être au garde-à-vous selon le bon vouloir des magistrats, nous avons attendu… Et à un moment un de nos portables a sonné et un greffier nous a dit : « Euh, Maître, euh, on descend pas, y’a pas de débat, vous pouvez rentrer chez vous, z’avez vu la circulaire, toutes les détentions sont prolongées AU-TO-MA-TI-QUE-MENT. »

En matière pénale, la loi et rien que la loi (pas une circulaire d’interprétation d’une ministre, une bafouille de la directrice des grâces à l’adresse des magistrats ou une décision de ma concierge) fixe les peines encourues pour les crimes et les délits. De même, la loi et rien que la loi, fixe les délais maximums de détention provisoire. En outre, tous les quatre mois en matière correctionnelle, tous les ans en matière criminelle, un détenu a le droit de voir son juge qui décidera si, oui ou non, les conditions sont réunies pour que soit mis fin à sa détention provisoire.

Évidemment, avec le Covid, du fait du ralentissement de la chaîne pénale et des délais qui pètent, faudrait tout de même pas que les taulards s’égaillent dans la nature. Ainsi, l’ordonnance du 26 mars 2020 dans son article 16, est venue prolonger les délais maximums de détention provisoire de trois à six mois selon la gravité des infractions. Bon, nous avocats, on ne trouve pas ça cool : n’oublions pas que nous sommes champions d’Europe avec la Roumanie du taux de détention provisoire ; un tiers des détenus de nos prisons quand même. Tout ça ne va pas nous aider à faire baisser ces chiffres, mais bon, on comprend, y’a l’Covid.

Les détentions provisoires, donc, peuvent désormais durer plus longtemps. Mais cela ne change rien au fait que le juge des libertés et de la détention, selon le rythme prévu par la loi, puisse statuer lors d’un débat contradictoire sur la prolongation ou non du mandat de dépôt. Voilà pourquoi nous, avocats, nous sommes venus au tribunal !

Mais non, Nicole Belloubet, dans sa circulaire d’interprétation de l’ordonnance suivie par son séide Catherine Pignon (directrice des affaires criminelles et des grâces) dans sa bafouille « personnelle et confidentielle » à l’adresse des magistrats, ont décidé péremptoirement qu’en fait, TOUTES les détentions provisoires étaient « de plein droit » prolongées.

Garder le plus de monde possible en détention

Comprenons bien : d’un claquement de doigts, une circulaire vient de prolonger le titre de détention de 21 000 détenus. Exit les juges, exit les avocats, exit les audiences, exit tout ! La ministre sucre le droit acquis de tout détenu de voir sa situation réexaminée lors d’un débat permettant à son avocat de le sortir éventuellement au terme de son mandat de dépôt de l’enfer que seront dans quelques jours les prisons. C’est ça la réponse qu’a trouvé la chancellerie à la crise du Covid-19 : garder le plus de monde possible en détention. Cette circulaire viole une quantité incroyable de libertés fondamentales : le droit d’assurer de manière effective sa défense devant un juge, le droit d’assister à son procès, la présomption d’innocence, le droit à un procès équitable pour ne parler que de ceux-là…
Dites-nous, Nicole, comment on va pouvoir expliquer un truc pareil aux familles : « Madame, pour une bonne administration de la justice, alors qu’il n’a plus le droit de cantiner, qu’il n’a plus le droit aux visites, on va garder votre mari, votre fils… un peu plus longtemps en prison sans qu’un juge le décide et sans que je puisse plaider… Pourquoi ? Ben, parce que c’est comme ça maintenant » ? Comment on va pouvoir leur expliquer ça, hein ? Et dans quelques jours on va effrayer le bon peuple de France avec des images de mutineries sur les toits des maisons d’arrêt.

Cette tribune a été publiée initialement sur le site de Libération.

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