Entretien

Rébellion en Guadeloupe et Martinique. Entretien avec Pierre Nido (Université des Antilles)

Pierre Nido

Rébellion en Guadeloupe et Martinique. Entretien avec Pierre Nido (Université des Antilles)

Pierre Nido

Depuis bientôt trois semaines, la Guadeloupe et la Martinique sont traversées par de grandes mobilisations contre l’autoritarisme sanitaire et la vie chère. Nous nous sommes entretenus avec Pierre Nido, enseignant à l’Université des Antilles, sur le mouvement en cours, sa dynamique et sur les problématiques qu’il soulève.

Crédit photo : Christophe ARCHAMBAULT

Révolution Permanente : Depuis le 15 novembre dernier, la Guadeloupe connaît une mobilisation importante. Samedi, on a vu plusieurs milliers de personnes défiler dans les rues de Pointe-à-Pitre et les barrages semblent se maintenir à de nombreux endroits malgré leur répression systématique. Le mouvement est décrit généralement comme structuré autour d’une part de secteurs organisés du mouvements ouvrier et d’organisations indépendantistes, d’autre part de la jeunesse populaire guadeloupéenne. Pourriez-vous revenir sur l’état actuel de la mobilisation, sa dynamique ainsi que sa composition ?
 
Pierre Nido : Difficile de statuer sur la mobilisation de façon précise, on a l’impression de plusieurs mobilisations qui coexistent de façon simultanée, mais qui regroupent des secteurs différents de la population. Le mouvement avait un côté assez sectoriel à ses débuts : depuis juillet et l’annonce de l’obligation vaccinale, les syndicats organisaient des marches toutes les semaines dans les différentes localités. Même si celles-ci n’étaient pas toujours très suivies, ces manifestations ont participé à ancrer le mouvement sur le territoire et dans le paysage politique. Beaucoup d’observateurs pensaient que la mobilisation était vouée à s’isoler ou à s’affaiblir après la catastrophe de cet été. C’est plutôt le contraire qui s’est produit. Depuis la rentrée, les syndicats ont continué à interpeller les pouvoirs publics, à hausser le ton sur la question de la suspension. A partir du 15 novembre, des barrages ont été installés sur les axes de communication – ce qui est assez habituel en Guadeloupe lorsque l’on parle de grève ou de mouvement social. C’est monté crescendo, avec des barrages de plus en plus nombreux et filtrants.
 
Dans le même temps, les occupations de jour ont cédé la place à des actions nocturnes, donnant parfois lieu à des affrontements et à des émeutes. Effectivement, la jeunesse ne se tient pas à l’écart de la mobilisation : elle est active et visible sur les barrages depuis le début. Ces deux dernières semaines, elle est descendue massivement dans la rue à Pointe-à-Pitre et à Basse-Terre, à l’appel notamment des groupes culturels du carnaval comme Akiyo, Vokoum ou Mas’Ka’Klé. Enfin, d’autres acteurs se sont greffés à la mobilisation, comme Moun Gwadloup, un collectif très impliqué sur la question de l’eau, mais en conflit ouvert avec les syndicats du fait de sa base politiquement conservatrice et de la proximité supposée de certains de ses membres avec le RN local.
 
RP : Un des éléments marquants des deux dernières semaines est la mise en place immédiate de couvre-feux en Guadeloupe puis en Martinique, mais aussi l’envoi de forces spéciales habituellement dévolues au contre-terrorisme. Certains y voient le reflet d’une gestion coloniale des mobilisations. Quel regard portez-vous sur la spécificité de cette gestion des mouvements sociaux dans les territoires comme la Guadeloupe ?
 
Pierre Nido : La spécificité me semble relative, depuis quelques années c’est plutôt la réponse classique du gouvernement vis-à-vis de la contestation sociale. Évidemment, l’envoi du GIGN et du RAID a beaucoup marqué les esprits et ravivé le souvenir des répressions coloniales du passé – comme qui avait eu lieu en mai 1967 sous les ordres du préfet Bolotte. D’une certaine façon, on a eu le sentiment d’entrer directement dans une phase de tension comme celle qui avait entouré la mort du syndicaliste Jacques Bino en 2009.
 
Mais à côté de ça, le maintien de l’ordre est principalement assuré par la gendarmerie, qui vient régulièrement déloger les barrages mais intervient assez peu dans les cortèges. Il me semble que le versant le plus marqué de cette répression a été judiciaire. On en est déjà à plusieurs dizaines d’interpellations ciblant les jeunes des quartiers identifiés par la police pour vider les barrages, avec de nombreuses comparutions immédiates qui ont débouché sur des peines de prison ferme, un peu comme ça a pu être le cas en France durant les émeutes de 2005 ou durant le mouvement des gilets jaunes.
 
RP : La question sanitaire a été le déclencheur des mobilisations du 15 novembre, mais la plateforme revendicative du LKP pose des questions beaucoup plus larges, sur le modèle de ce que pouvaient être les revendications du mouvement de 2009. Comment s’articule opposition à l’autoritarisme sanitaire et revendications économiques et sociales ? La plateforme revendicative reflète-t-elle le sentiment de la population ? Qu’en est-il du soutien au mouvement au sein de la population ?
 
Pierre Nido : Pour moi, la question sanitaire et la question sociale sont liées de la façon suivante. Le discours du gouvernement s’est toujours appuyé sur une vision individualisante et autoritaire du travail salarié. On a tous en mémoire le leitmotiv de la seconde vague : maintenir l’activité économique à tout prix en évitant le confinement. Le gouvernement a ensuite développé un second volet, plus social et plus protecteur, qu’il a « redécouvert », presque à son corps défendant. Ces deux discours peinent à faire sens pour nombre de Guadeloupén·nes : le chômage touche une personne sur trois, et presque deux jeunes sur trois. Les services publics dysfonctionnent gravement pour des raisons diverses, l’accès à l’eau n’est pas garanti pour un tiers des foyers, etc.
 
Ensuite, cette politique sanitaire arrive après le scandale étatique de la contamination au chlordécone, qui avait déjà sérieusement ébranlé la confiance des Antillais.es. Bref, dans ce contexte, l’État et le gouvernement apparaissent comme défaillants, ce qui limite évidemment la portée de leur discours auprès de larges franges d’une population qui a compté ses morts tout l’été et qui vit le pass sanitaire comme une injustice. Il faut réaliser que dans un pays où seule une personne sur deux et vaccinée (bien moins encore si l’on tient compte des disparités raciales sur la question ou si l’on pense au fait que de nombreuses personnes âgées ont été incitées à se faire vacciner), conditionner l’accès au travail ou aux loisirs à la vaccination est perçu comme une punition, voire comme quelque chose de ségrégant.
 
Cette situation entraîne deux choses : un climat idéologique assez délétère où circulent nombre de fausses informations qui alimentent des rhétoriques covido-sceptiques et, dans le même temps, une conflictualité sociale qui est dans tous les esprits ici. On a le sentiment que la population est assez clivée, à la fois sur la question des barrages et de la vaccination. Difficile, de ce fait, de donner une idée de l’ampleur du soutien au mouvement en tant que tel et bien malin qui peut prédire son issue.
 
RP : La référence au grand mouvement de 2009 est systématique depuis le début de la mobilisation, pour les acteurs comme pour les adversaires de la mobilisation. Quelles différences et points communs voyez-vous entre les deux mouvements ? Comment l’expérience du mouvement de 2009 joue-t-elle sur la mobilisation actuelle ?
 
Comme en 2009, ce sont les organisations syndicales qui sont au centre de la mobilisation, avec une alliance entre les poids lourds que sont l’UGTG et la CGTG. De nouveau, les revendications autour de la cherté de la vie (la hausse des salaires et le gel des prix), de l’emploi des jeunes et du service public sont revenues sur le devant de la scène aux côtés de celles qui concerne la réintégration des salarié.es suspendus.
 
Dans le même temps, les syndicats semblent moins puissants que par le passé – que l’on parle en termes d’effectifs militants ou de capacité de mobilisation. D’une certaine façon, ils accusent également le coup du vieillissement de la population et de la faible syndicalisation parmi la jeunesse – ce qui est logique, vue qu’elle est au chômage ou contrainte de partir. Il y a donc un décalage générationnel et social : la population qui s’était mobilisée en 2009 fait partie de ce que l’on peut appeler « la génération de la départementalisation ». Ce sont des personnes nées entre la fin des années 1940 et le début des années 1970 qui ont grandi dans une colonie départementalisée, pétrie de contradictions et de conflictualité, et qui se sont formé au contact d’un puissant mouvement anticolonialiste très organisé qui remettait en cause l’exploitation et l’assimilation, avec un ancrage populaire fort. Ils et elles tentent aujourd’hui de s’adresser aux jeunes de catégories populaires qui sont sur les barrages mais le dialogue ne semble pas toujours évident, notamment lorsque surviennent des moments de tensions, d’émeutes ou d’affrontements avec les forces de l’ordre que les syndicalistes ont plutôt cherché à contenir ou à éviter.
 
RP : Dans votre ouvrage, Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique, vous parlez du fait que les organisations indépendantistes comme l’UGTG voient le syndicalisme comme une voie vers l’indépendance. Quel est le poids aujourd’hui de l’indépendantisme en Guadeloupe ? Comment analysez-vous l’attitude du gouvernement consistant à proposer d’ouvrir une discussion sur l’autonomie de l’île alors que la question semblait peu au cœur des revendications des guadeloupéens mobilisés ?
 
L’indépendantisme demeure vivace en Guadeloupe. C’est effectivement l’UGTG qui reste la principale organisation indépendantiste de l’île, avec plusieurs milliers d’adhérent·es. Son ancien secrétaire général, Eli Domota, bénéficie d’une forte audience, raison pour laquelle il est toujours porte-parole du LKP. Jusqu’à récemment, l’UGTG était la seule organisation à faire exister l’indépendantisme à une échelle de masse, même si l’adhésion idéologique au projet indépendantiste en lui-même est très variable, y compris à la base de l’UGTG. Nombre de Guadeloupéen·nes sont sceptiques envers l’idée d’indépendance mais apprécient la combativité du syndicat dans la défense et la représentation des salariés. D’autres encore le redoutent ou le décrient pour ce côté « jusqu’au-boutiste ».
 
A côté de ça, il existe un volet identitaire et culturel de l’indépendantisme qui est très présent dans la société guadeloupéenne, en particulier chez les jeunes générations. Ce mouvement culturel trouve sa base dans les milieux associatifs et dans les groupes carnavalesques, qui agissent traditionnellement comme des structures d’éducation populaire et qui transmettent une mémoire de l’esclavage et des résistances qu’il a généré, comme le marronnage.
 
Enfin, le nationalisme réapparaît en tant que courant politique et comme force électorale, avec des partis comme l’ANG (Alyans Nasyonal Gwadloup) et la coalition NOU qui rassemble des indépendantistes et des autonomistes. Ce dynamisme politique et la poussée électorale de NOU aux régionales a suscité des tensions avec le LKP, hostile par principe à toute participation aux « élections françaises ». Il a aussi contraint les élus locaux à reprendre les éléments de langage, à parler davantage d’autonomie. C’est probablement pour cette raison que le gouvernement français en parle aussi. Mais du coup, ici, personne ne semble avoir compris la teneur du message : l’autonomie pour gérer quoi ? Selon quelles priorités ? Avec quels moyens ? Ce qui rassemble des acteurs et des courants très différents de la société guadeloupéenne autour de l’idée d’autonomie, c’est précisément l’idée que l’autonomie est un moyen, pas une fin en soi. De ce point de vue, la proposition gouvernementale paraît effectivement assez floue et un peu hors-sol.
 
RP : Depuis quelques jours, et notamment depuis que le mouvement a pris en Martinique et en Polynésie Française, certains évoquent une contagion. Les mouvements en Guadeloupe et en Martinique dialoguent-ils ? Quels liens politiques existent entre les organisations des deux îles ?
 
Pierre Nido : Il existe traditionnellement des liens entre les organisations syndicales et entre les groupes politiques d’extrême-gauche de Guadeloupe et de Martinique, chacune ayant son organisation sœur : UGTG et UGTM, CGTG et CGTM, ou des organisations politiques communes (notamment Combat Ouvrier, l’équivalent antillais de Lutte Ouvrière qui possède une forte implantation locale dans la CGT en Guadeloupe et en Martinique). Au-delà de ça, les populations des deux îles sont confrontées aux mêmes problématiques, elles sont également très proches culturellement, et très attentives à ce qui se passe chez les voisins. De ce fait, même si elles possèdent chacune une histoire politique singulière, et même si les dynamiques politiques et la composition du mouvement ne sont pas exactement les mêmes, on a le sentiment que ceux-ci se répondent par bien des aspects.

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