Trotskysme et auto-organisation

Réflexions sur le trotskysme chinois et ses leçons pour les luttes actuelles

Promise Li

Réflexions sur le trotskysme chinois et ses leçons pour les luttes actuelles

Promise Li

Promise Li pose ses réflexions sur le livre de Wang Fanxi Mao Zedong Thought et revient sur la lutte du trotskysme chinois face à la répression maoïste. Une occasion pour l’auteur de pointer les profondes divergences stratégiques entre les conceptions trotskystes de la révolution et la « guerre révolutionnaire » maoïste.

Nous publions ci-dessous l’article de Promise Li apparu initialement dans Spectre Journal en anglais. L’article est une recension du livre de Wang Fanxi Mao Zedong Thought. L’auteur décide de prendre l’exemple de la lutte des trotskystes chinois contre la répression impérialiste, de la bourgeoisie chinoise organisée dans le Kouo-Min-Tang et ensuite du pouvoir maoïste à partir de la décennie des années 1950. En comparant les conceptions stratégiques du trotskysme chinois et du maoïsme, Li fait en permanence des parallèles avec la situation actuelle de la classe ouvrière chinoise et des militants marxistes contre le pouvoir du PCC. Une lecture très instructive sur plusieurs aspects.

Quel sens cela a-t-il de parler du trotskysme chinois, et quel en est l’intérêt pour nous aujourd’hui ? Alors que les premiers leaders de l’opposition de gauche en Chine comptaient parmi les fondateurs du Parti Communiste Chinois (PCC) et parmi les lecteurs de Marx les plus érudits, cette tradition a aussi été marginalisée, avilie, et plus tard brutalement supprimée par le Parti à l’époque de Mao. La manière dont le PCC a traité ses opposants offre un modèle pour la manière dont il continue à traiter ses dissidents de gauche aujourd’hui : les trotskystes chinois ont vu leur travail intellectuel et organisationnel complètement détruit dans les purges de masse du début des années 1950. Ces pratiques nous semblent familières quand on réfléchit à l’étendue de la suppression des dissidents lors des mouvements de masse de Hong Kong et de Chine. Cela fait écho à la question de Gregor Benton, dans la préface du Prophète désarmé : "Pourquoi l’anti-trotskysme est-il ainsi une part si constante dans la constitution politique du PCC et si difficile à désavouer ?". Beaucoup de ces trotskystes n’ont pas réussi à effectivement organiser les mouvements de masse derrière un programme cohérent, au contraire de leurs pairs maoïstes. Ils n’avaient qu’une base minimale de soutiens avec laquelle commencer, surtout après les années de persécution du Japon impérial, de l’URSS, du Kuomintang (KMT) et, ensuite, du PCC.

Dans cet article, je voudrais présenter quelques vignettes peu connues afin de faire le portrait de ce que ce mouvement marxiste marginal a entrainé derrière lui et à travers lequel des futurs alternatifs ont pu être imaginés sur des bases matérielles. Li Cailian a rejoint l’opposition de gauche chinoise un an après le massacre de Shanghai en 1927, massacre qui avait décimé les rangs des communistes dans les centres urbains. Pendant la dictature du Kuomintang, elle a continué à faire le travail dangereux d’organiser les ouvrières dans les usines de Shanghai et de soutenir les prisonniers jusqu’à sa mort, à l’âge de 24 ans, quand le PCC a fui dans les campagnes. A la fin des années 1930, Liu Pingmui, un autre jeune trotskyste, a construit une organisation anti-japonaise et offert une perspective originale sur la manière dont la lutte contre le Japon impérial pouvait être menée à travers un tract adressé aux citoyens de Chongshan. Il y écrit que "les masses doivent avoir la liberté de former leurs propres organisations indépendantes dans le but de combattre librement les Japonais".

A peu près à la même époque, Chen Du-Xiu, figure importante de la révolution de Xinhai et cofondateur du PCC à l’origine, présente, dans une lettre à Trotsky de 1938, le point de vue d’une minorité au sein des divisions des factions trotskystes. Il en appelle à la constitution d’un front de lutte national contre l’agression japonaise pendant qu’il travaille à "nouer des relations organisationnelles avec les travailleurs et à faire de la propagande en faveur de la lutte nationale et démocratique", alternative au PCC alors en difficulté dans les centres urbains face au double front des "territoires occupés par le Japon et par le Guomintang". Alors qu’il pensait que les trotskystes ne gagneraient aucune influence sans que les usines ne reprennent leur activité dans les villes, il était convaincu que l’inaction et l’absence d’organisation pouvaient détruire leur mouvement.

Révolution ou guerre révolutionnaire ?

Toutes ces initiatives politiques ont échoué. Et par la suite, elles n’ont été ni commémorées ni étudiées. De nombreux trotskystes sont restés actifs durant la guerre contre le Japon, bien qu’ils aient dû lutter de manière individuelle sans avoir un programme cohérent à offrir aux masses comme une alternative au PCC et au KMT - situation peut-être pas si différente de celle de la gauche lors du mouvement de Hong Kong qui a été étouffé ces dernières années. En décembre 1952, le PCC a recensé tous les trotskystes qu’il pouvait identifier, mettant un terme effectif et définitif au trotskysme comme force politique en Chine. Les archives ont été détruites par les autorités et quand quelques trotskystes ont réussi à fuir à l’étranger, beaucoup d’entre eux ont fini en prison pour plusieurs années ou décennies. Mais le plus important est que beaucoup ont essayé de comprendre les circonstances de leurs défaites et d’en tirer les leçons pour les mouvements futurs.

C’est dans un tel contexte que Wang Fanxi a mis en avant son analyse critique des influences et de la pensée de Mao. Son but n’était pas de produire une équivalence entre la personnalité de Mao et le caractère politique du PCC au fil du temps, mais de mettre en lumière la manière dont la compréhension de l’arrière-plan intellectuel de Mao et ses décisions politiques peut nous aider à comprendre les contradictions de la Révolution chinoise et nous renseigner sur la manière dont certains de ces aspects constituent encore le cadre de la politique du PCC aujourd’hui. Au coeur de ce projet se trouve l’objet principal de l’enquête de Wang : de quelle manière doit-on organiser la révolution politique contre le capitalisme global ?

Le chapitre de Wang qui s’intitule "Un brillant tacticien" contient l’essentiel de sa critique de Mao : Wang conçoit une pratique révolutionnaire qui ne voit pas simplement, selon ses propres mots, "tous les mouvements de masse révolutionnaires non-armés comme des mouvements préparatoires et subordonnés à la guerre révolutionnaire". Il ne rejette pas la guerre révolutionnaire, mais il voit la théorie de la guerre révolutionnaire comme une tactique plutôt que comme une stratégie. Le problème central de Mao, selon Wang, est que tout est réduit chez lui aux paradigmes de la guerre, plutôt qu’à ceux de l’organisation indépendante des masses - et ce même après la prise du pouvoir d’Etat par le PCC. Le résultat final de cette formule de Mao est que toutes les expressions d’auto-organisation démocratiques devaient être cooptées par le programme national de construction de l’Etat désormais aux mains du PCC. Et l’administration de Xi Jinping aujourd’hui rejoue une version contemporaine de cette pratique, avec sa rhétorique de l’anti-impérialisme contre les "interférences de l’étranger" et sa diplomatie du "loup guerrier".

Ce que Wang appelle "guerre révolutionnaire" va, en réalité, au-delà du seul phénomène de conflit militarisé. Il décrit en effet une certaine façon d’aborder le travail d’organisation de masse qui recouvre différents aspects : de, au mieux, la suspension temporaire du processus démocratique et de l’émancipation des masses pour privilégier les tâches urgentes de la planification d’actions immédiates à, au pire, la concentration sur une longue durée du pouvoir de décision dans les mains de personnels rémunérés ou de cadres organisateurs. Wang souligne la différence entre "révolution" et "guerre révolutionnaire" puisque la première "surgit par en bas et tend à être excessivement démocratique... la volonté populaire prendra finalement le dessus" alors que "la guerre, même la guerre révolutionnaire, est verticale, centralisée, et elle est le produit de la volonté de quelques leaders qui doivent affirmer leur autorité et leur pouvoir coercitif". Ces quelques lignes contiennent des leçons qui résonnent au-delà de la perspective des mouvements marxistes à l’époque de Wang : elles nous indiquent qu’une authentique énergie révolutionnaire de masse - depuis la construction d’alliances entre des mouvements militants dans le cadre de la démocratie libérale jusqu’à un profond mouvement de masse à l’échelle d’une ville et contre le Parti-Etat - sera toujours contrainte et pervertie si elle ne se construit pas en constituant, au coeur même de toute sa pratique, une organisation indépendante et démocratique plutôt que des formations bureaucratiques et militarisées. Le schéma de Wang implique le rejet, d’un côté, de la manière paternaliste et anti-démocratique avec laquelle le PCC se lie à sa base, et, d’un autre côté, les énergies des formes de mouvement "sans leader" qui se sont illustrées dans les luttes de Hong Kong, qui ont conduit à valoriser plutôt les actions de front, aventurières et atomisées, à la place d’un processus d’organisation collective dans lequel les masses ont les moyens nécessaires pour développer de manière indépendante des programmes et des stratégies collectives.

« L’échec du trotskysme chinois témoigne de son absence de politique cohérente concernant sa propre auto-organisation »

Cela nous conduit à la deuxième question de Wang : peut-on construire et consolider un mouvement de gauche quand il est piégé par une surveillance quasi-complète et pourchassé, séparé des masses ? Wang est conscient de ce que l’influence de Mao a à la fois rendu possible et empêché pour les masses chinoises : dans les années 30, pendant que les forces commandées par Mao recevaient un entrainement rigoureux dans l’organisation concrètes des masses, l’espace laissé à la réflexion idéologique et au débat démocratique au niveau du commandement était systématiquement supprimé à l’intérieur du PCC, contraint à une hiérarchie de type militaire par les circonstances historiques de l’état de siège. Au contraire, les trotskystes se trouvaient dans une situation d’incapacité vis-à-vis des masses, mais leur expérience de l’exil et de la prison instillaient en eux un vif intérêt pour ce à quoi pourrait ressembler une politique de masse chinoise indépendante - une politique capable de prendre réellement le pouvoir.

Les leçons du trotskysme chinois

L’analyse que fait Wang des pièges du maoïsme était prémonitoire et elle est applicable telle quelle à la politique de masses chinoises et surtout sino-américaines : ce sont les ONG, les centres de services et de nombreux relais bureaucratiques et sous direction managériale qui représentent en grande majorité la direction politique de la classe ouvrière. Evidemment, il reste des moments d’auto-organisation des travailleurs eux-mêmes, mais ils sont ponctuels et ils sont souvent provoqués par des crises locales, à l’image des nombreuses grèves des ouvriers chinois sur le continent, quand ils ne sont pas carrément dirigés par des organisateurs professionnels, comme dans le cadre des campagnes des locataires et des travailleurs chinois organisées par la diaspora sino-américaine contre les propriétaires et les patrons. Après chaque crise, les organisateurs luttent pour opérer une transition et sortir du seul répertoire de la "guerre révolutionnaire", afin de développer des infrastructures qui puissent permettre aux masses chinoises de poursuivre, de manière indépendante et collective, l’extension de leur campagne de lutte par en bas sur des bases durables.

Dans son analyse du maoïsme en Inde, Tithi Bhattacharya va jusqu’à dire qu’une telle pratique politique, militaire et autoritaire, n’est pas un simple caractère contingent du maoïsme dans le Sud global : "Le maoïsme, contrairement au socialisme révolutionnaire, est une doctrine qui prospère dans la pénurie. Alors que la démocratie, la liberté de la presse et une classe ouvrière forte et consciente de sa force sont le terreau fertile des idées socialistes, le terrain de recrutement du maoïsme, qui s’auto-proclame avant-garde des masses les plus opprimées et les plus affaiblies moralement, se trouve habituellement dans les conditions les moins démocratiques. Cela s’explique par le fait que les maoïstes ne croient pas que l’émancipation de la classe ouvrière est la tâche de la classe ouvrière elle-même. Pour les maoïstes la révolution est faite par une équipe de spécialistes, combattants armés, et non par les masses dirigées par les travailleurs".

Bhattacharya accuse les maoïstes d’avoir valorisé les classes inorganisées jusque dans les conditions les plus mauvaises au détriment d’un travail d’organisation de masse qui permette de construire des alliances démocratiques et des campagnes entre les secteurs organisés et les secteurs inorganisés. Un phénomène similaire est visible dans les communautés chinoises, en Chine comme dans la diaspora : des travailleurs ruraux migrants en Chine aux immigrés précaires qui travaillent à domicile et aux habitants des quartiers chinois, ces secteurs détiennent un pouvoir énorme en tant que classe mais sont souvent exclus des mobilisations de masse indépendantes et organisées en raison de leur extrême précarité par rapport à d’autres travailleurs, comme en raison de leur difficultés linguistiques, etc. Les paradigmes maoïstes ont pu effectivement transformer quelques graines de mécontentement en luttes, mais en dernier ressort ils ont échoué à renforcer les masses sur la durée et à construire une force politique indépendante, capable de décision et de prendre le pouvoir de manière autonome. Tout centrer sur la guerre révolutionnaire implique que la politique au sein d’un mouvement sera toujours suspendue dans le cadre d’états d’exception, subordonnant le lent mais nécessaire travail de rendre les travailleurs capables de penser par eux-mêmes et de développer leurs propres revendications de manière collective à la priorité de la défense de la souveraineté nationale ou, à une échelle locale, à des "victoires" superficielles de la direction, qui lui donnent plus de pouvoir ou de ressources, comme cela se passe pour les ONG.

Nous devons être attentifs à ne pas voir dans tout cela une caractéristique intrinsèque de la classe ouvrière chinoise, ni le défaut de militants individuels ou d’organisations. Au contraire, nous devons comprendre cette faiblesse comme une conséquence remarquable des conditions matérielles et historiques qui ont construit la conscience de la classe ouvrière chinoise jusqu’à présent. Ainsi, l’échec du trotskysme chinois témoigne des conséquences retentissantes de l’absence d’une politique cohérente d’auto-organisation qui permette d’armer la conscience politique historique et actuelle des communautés chinoises. Ce que représente l’héritage décimé du trotskysme chinois conduit à une aporie que Wang envisage clairement mais qu’il ne peut totalement résoudre seul : alors que le PCC peut revendiquer et exploiter le pouvoir d’une masse énorme, le Parti-Etat n’a aucune tolérance pour les idées d’auto-organisation indépendante et force les cadres organisateurs les plus indépendants à l’exil. Mais en comprenant la nature historique et contingente et les raisons de la faiblesse politique des communautés chinoises, nous pouvons commencer à reconnaître que cette réalité peut être remplacée par des conditions objectives meilleures et, pour emprunter à l’ouvrage de C.L.R. James, Grace Lee Boggs et Cornélius Castoriadis "Facing Reality", en développant les organisateurs de la classe ouvrière depuis leurs implantation au sein de leurs communautés, dans le but de "produire l’organisation, les formes et les idées que leur émancipation exige"

Pour Wang, le socialisme existe dans la relation dialectique avec le mouvement des travailleurs : le premier "n’émane" pas du second, mais chacun surgit parallèlement à l’autre. Ils sont co-constitués. Les organisations socialistes ne dégénèrent pas aussitôt qu’elles s’abstraient des masses qui sont leur base, mais en raison de processus plus longs, dans lesquels elles "absorbent des éléments du style, du comportement, des manières, et même de la pensée d’autres classes, de sorte que le parti, particulièrement sa direction, se gâte et change de nature". C’est une thèse que Wang tire de ses années de persécution, lorsqu’en exil il réfléchit au rôle des socialistes coupés, de force, des masses avec lesquelles ils devraient s’organiser et desquelles ils ont à apprendre.

Nous devrions nous souvenir de Wang et des autres, non pas parce qu’ils nous donnent le modèle exact pour reconstruire le mouvement socialiste aujourd’hui et demain. Comme le socialiste hongkongais Au Loong-yu, je considère le trotskisme comme une identité "dépassée", et je ne souscris certainement pas à tous les principes clés du trotskisme orthodoxe. Mais l’esprit du trotskysme chinois, contenu dans l’analyse critique de Mao que fait Wang, montre l’importance d’une opposition marxiste indépendante - même si celle-ci est à réinventer. Les trotskystes chinois nous inspirent par la manière dont ils réfléchissent et étayent leurs réflexions dans une relation dialectique avec l’expérience de l’exil et de la défaite, où leurs vies et leurs idées s’entremêlent. La situation politique aujourd’hui en Chine et à Hong Kong nous reconduit à une position similaire, plus d’un demi-siècle plus tard : dans un climat dans lequel aucune organisation indépendante n’est possible, avec des vagues de militants qui fuient ou arrêtent de lutter, comment pouvons-nous, en tant que marxistes, réfléchir à nos échecs dans le but d’éviter, à terme, le destin tragique des trotskystes du siècle dernier ? A quoi peut ressembler une organisation ayant pour perspective une opposition marxiste indépendante et démocratique au PCC et au capitalisme global ? Et, plus important encore, comment pouvons-nous développer des stratégies d’organisation afin de nous adapter aux conditions matérielles et à la conscience sociale des communautés chinoises actuelles, à la fois sur le continent et dans la diaspora, de manière à les articuler à la praxis d’une auto-organisation indépendante ? Cela implique la tâche difficile de défaire plusieurs générations d’atomisation et de pratiques politiques paternalistes sous le régime colonial et la direction du PCC - un combat ardu que les trotskystes ont perdu et qu’ils ont payé chèrement : du prix de leurs vies. L’ouvrage critique de Wang sur Mao nous rappelle que ce ne sont pas pour leurs sacrifices que nous devons nous souvenir des trotskystes, mais également pour leurs idées et leurs débats internes - parce que la possibilité de l’auto-détermination indépendante et démocratique est inscrite au coeur de la lutte révolutionnaire authentique, plutôt que dans le canon d’un fusil.

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