×

Mayotte

« On va me jeter à la rue avec mon fils » : à Mayotte, les habitants visés par Wuambushu témoignent

L’État français s’apprête à expulser massivement des immigrés et à détruire des quartiers entiers sur l’île de Mayotte. Nous publions un reportage photo réalisé par Daniel Gros, qui donne la parole aux habitants, Mahorais et Comoriens, dont les habitations ont d'ores et déjà été marquées d'un numéro rouge menaçant.

Daniel Gros

19 avril 2023

Facebook Twitter
« On va me jeter à la rue avec mon fils » : à Mayotte, les habitants visés par Wuambushu témoignent

Crédit photo : Daniel Gros

Avec l’aimable autorisation de l’auteur, nous republions ce portfolio réalisé par Daniel Gros, retraité de l’éducation nationale et ancien CPE du lycée de Mamoudzou à Mayotte, initialement publié le 17 avril 2023 sur son blog personnel hébergé par Mediapart.

Dans la mesure où il s’obstine à maltraiter Mayotte et à désigner des boucs émissaires à la population victime de son administration, le gouvernement ne conçoit que de déverser les échecs de sa politique sur les îles voisines de l’archipel, ainsi considérées comme les poubelles de la République. Au risque d’une guerre frontale entre les communautés si d’aventure l’opération vire au fiasco.

1.

« Résistez beaucoup, obéissez peu.
Dès que vous cesserez de mettre en question la soumission, vous serez complètement asservis. »
.

Walt Whitman, Feuilles d’herbe.

Les photographies présentées ici ont été prises le 22 mars après que les habitations destinées à la démolition ont été marquées d’un numéro menaçant. Cela bien qu’elles soient protégées par une décision de justice. Les textes sous les photographies ne présentent pas une légende mais forment les paragraphes d’un ensemble cohérent qui peut être lu d’affilée, alternés sous la photo suivante avec des paroles recueillies auprès des habitants de ces maisons.

2.

Par un arrêté du 2 décembre, le préfet de Mayotte a décidé la démolition du quartier Talus 2 sur la commune de Koungou. Près de la moitié des habitants possédaient des titres les autorisant à occuper la parcelle dûment numérotée. Hélas, ils n’avaient jamais été autorisés à construire des habitations durables pour des questions de viabilisation. Aussi avaient-ils tous érigé des habitations en tôle sur des dalles épaisses recouvertes de céramique. Ils se sont depuis regroupés dans une association loi 1901 et se sont engagés dans une lutte pour la sauvegarde de leur quartier. Par des requêtes en suspension, l’arrêté fut soumis à l’appréciation du juge administratif qui a conclu à sa suspension. Mais le rejet de l’intérêt à agir de la Ligue des droits de l’homme a limité la protection de l’ordonnance aux seuls requérants. Qu’importe si l’arrêté est illégal dans sa globalité. L’Etat veut détruire l’habitat pauvre et il a prévenu : rien ni personne ne l’arrêtera !

3.

« Je vis dans ce quartier depuis un bon moment. Je suis une mère de six enfants. Elles sont toutes des mineures. Les trois grandes sont scolarisées et les deux suivantes sont inscrites à la maternelle du quartier pour la rentrée de l’année prochaine. J’ai entendu qu’on va détruire nos maisons. J’étais dans la liste d’attente pour aller à Tsoundzou, je ne sais pas comment cela se passe et personne ne m’informe de rien. Je n’ai pas une situation normale qui me permettra d’envoyer mes enfants dans une autre école. »

4.

Cohabite dans le quartier une population mélangée : certains travaillent dans les administrations territoriales, quelques-uns dans les entreprises locales de distribution d’eau ou d’électricité, le bâtiment ou les travaux publics. D’autres sont de petits entrepreneurs. De nombreux également sont extrêmement pauvres, vivant de petits boulots qu’ils appellent des "bricoles" pour noter leur nature occasionnelle, ou vendent au marché fruits et légumes locaux. Comoriens, avec ou sans papier, et Mahorais sur plusieurs générations vivent en bon voisinage. C’est ainsi qu’ils ont pu facilement s’organiser dans une lutte inédite contre les décideurs.

Car l’État a décidé de broyer les pauvres, par les contrôles incessants sur la voie publique et la privation régulière de liberté pour des vérifications approfondies, par la lutte contre le travail informel dans l’intention explicite de couper les vivres ; et par la lutte contre l’habitat insalubre pour les déloger sans pitié en faisant mine hypocritement d’améliorer leurs conditions.

5.

« Je vis dans un quartier où on nous oblige de partir dans les plus brefs délais. Je vis ici depuis toujours, et mes enfants y sont nés. Le plus grand est né en 2003, il y a 20 ans. Aujourd’hui l’obligation de partir sans avoir un autre endroit où vivre est très injuste. Comment faire pour continuer à vivre dans la commune si personne ne nous regarde ? Mes enfants vont à l’école ici. Je vais faire comment avec mes affaires ? Je suis trop inquiète et ne vois pas comment je vais m’en sortir. »

6.

A un mois de distance, les habitants du quartier Talus 2 ont reçu la visite inopinée de la présidente de l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU) début février et celle début mars d’Olivier Klein, lui-même ancien président de l’ANRU et actuel "ministre délégué auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires chargé de la Ville et du Logement". Les intentions des deux personnalités n’étaient pas de venir à la rencontre des habitants mais de constater de visu la nécessité de détruire l’habitat indigne et d’encourager l’État dans son programme contre la misère à Mayotte.

7.

« J’occupe ma parcelle BK depuis 15 ans. Le Conseil Départemental de Mayotte m’a accordé une autorisation d’occupation de la parcelle qui prouve que mon installation sur ce terrain est légale. J’ai fait installer un compteur d’eau et un autre d’électricité. J’ai une adresse officielle. La préfecture veut détruire ma maison sous prétexte qu’elle est en tôle mais je n’ai pas le droit de construire une maison en dur parce qu’il n’y a pas d’assainissement. Je suis Français, j’ai trois enfants qui sont scolarisés sur la commune. Quelle solution me propose-t-on ? Simplement de partir ou de m’héberger pendant six mois. Après tu pars. »

8.

Mais madame Vautrin sur le talus ne s’attendait pas à cette surprise. Rien ne se passait comme d’habitude. Mayotte se rebifferait-elle ? Alors que les habitants des quartiers visés par des arrêtés de démolitions sont à chaque fois saisis d’une sidération guère propice à la contestation pacifique, et peu habitués à espérer des secours institutionnels, savent ne devoir compter que sur eux-mêmes, cette fois-ci, ils ont su organiser un comité d’accueil : tout le long du parcours de la personnalité, ils ont tendu des pancartes revendicatives.

Le Journal de Mayotte rapporte que « quasiment autant de pancartes que de marches sont brandies par les habitants du lieu », « Nous voulons la régularisation de ces terrains, et les autorisations pour construire », « Démolition illégale sans relogement définitif, Déscolarisation de nos enfants », « Destruction massive chaque fois dans la zone et la commune, on en a marre », « Nous ne refusons pas de partir mais nous voulons des maisons où on peut vivre avec nos enfants ».

Le bon sens populaire s’accorde mal avec la finauderie des puissants : qu’importe les contre-temps et les difficultés, « il faut engager les actions de destructions-constructions dans les temps impartis », insiste la présidente de l’ANRU dans une chronologie en forme d’aveu de maltraitance. Voir aussi la relation de Mayotte-hebdo ici.

9.

« Je suis une habitante de ce quartier depuis si longtemps. Il n’a pas évolué. J’ai donné naissance à mes enfants ici. Et elles, ils vont tous à l’école dans le quartier. Et mes enfants ont la nationalité, les autres ont la carte cinq ans*. Aujourd’hui on me dit de quitter mon terrain, c’est inacceptable. Je ne veux pas être délogée et qu’on détruise ma maison. Je n’accepte pas de vivre dehors avec mes enfants. Je veux rester ici et régulariser ma situation. Je suis prêt à acheter le terrain et obtenir le permis de construire une maison en dur. Nous sommes des êtres humains. »


NOTE
* Carte cinq ans : Document de circulation pour étranger mineur (DCEM).
Ce document permet à l’enfant de voyager avec ses parents pour se rendre aux Comores ou à Madagascar. Un voyage dans un autre département français est soumis à visa. Et donc quasiment impossible.

10.

Monsieur le ministre du logement a suivi les pas de celle qui lui a succédé à la présidence de l’ANRU sur les pentes du quartier Talus 2 à Majicavo, dans la commune de Koungou. Les habitants en lutte avaient obtenu le 8 février une ordonnance favorable du tribunal administratif. L’arrêté était suspendu et le préfet est donc empêché de démolir avant nouvel examen. Connaissant l’incertitude de la situation dans un département où les pouvoirs publics n’hésitent pas à s’asseoir sur les décisions de justice, les habitants ont voulu faire connaître à monsieur Klein la manière brutale avec laquelle sont engagées les opérations de démolition. Une habitante l’interpela en ces termes : « Ici, vous avez des gens qui habitent depuis 35 ans, certains sont mahorais, d’autres étrangers comme moi. Nous avons demandé à pouvoir régulariser les terrains pour ensuite demander un permis de construire, mais sans réponse. Et on nous parle de tout détruire ».

11.

« Ça fait des années que nous vivons ici. Mes enfants sont nés ici. Leur scolarité se passe ici. Il y en a un au lycée, un autre au collège, deux autres à l’école de la commune et la petite en maternelle. Mes enfants sont françaises, alors qu’est-ce que je vais faire si on nous expulse d’ici ? »

* * *

« J’aimerais qu’on me laisse vivre dans ma maison. L’éducation de mes enfants sera meilleure si on me laisse habiter là. Le développement de Mayotte dépend de l’éducation de nos enfants. »

12.

Car le combat reste difficile. Malgré des manifestations lors de la visite de la présidente de l’ANRU et celle du ministre du logement, les messes basses continuent à être célébrées entre le préfet et le maire de Koungou afin de passer outre et d’exécuter la démolition du quartier. Comment les autorités parviendront-elles à transgresser la suspension de l’exécution de l’arrêté litigieux ? Les préparatifs de l’opération illicite ont débuté la semaine du 13 mars par le marquage des habitations. De façon assez surprenante, le périmètre de la zone à détruire déborde les limites de l’arrêté et avale des logements jusqu’alors épargnés. Des tractations pour contourner la décision du tribunal semblent se dérouler en secret. La folie du Wuambuschu* tournerait-elle toutes les têtes ? En tout cas, les habitants concernés s’interrogent à défaut d’être informés.


NOTE

*Selon le Canard enchaîné du 22 février 2023, le gouvernement a prévu une opération massive contre l’immigration à Mayotte durant deux mois, du 20 avril au 20 juin. Cette opération consisterait à détruire pas moins de mille logements en tôle, soit mettre à la rue 5000 personnes et éloigner dans l’île voisine d’Anjouan 350 personnes par jour, soit en deux mois 20 000 personnes.

13.

« Je suis une personne subissant la loi ELAN. J’habite dans la maison de mes parents. Je suis une lycéenne, c’est l’année du bac et on va détruire ma maison alors que je dois préparer mon examen. Je vais passer mon bac en déménageant. Je suis inquiète, je ne recevrai plus mon courrier et comment je ferai pour les convocations au bac. En plus nous ne savons pas où on va nous mettre. Mon lycée est tout près d’ici. Je suis vraiment inquiète. »

14.

En effet pourquoi se priver ? Neutraliser la justice semble un des soucis premiers de nos gouvernants. Le pouvoir, par son représentant local, expérimente les façons les plus efficaces de violer les ordonnances du juge. Peu soucieux de respecter les règles d’un droit déjà dangereusement dérogatoire, le préfet multiplie les arrêtés litigieux : 7000 obligations de quitter le territoire (OQTF) ont été prononcées depuis le début de l’année. Face à une stratégie d’étouffement dont les juges des référés se plaignent à chaque audience, le président du tribunal administratif tente de se libérer de l’emprise préfectorale en réduisant l’accès des justiciables aux tribunaux. C’est ainsi qu’en un an, les associations susceptibles d’accompagner en justice les populations pauvres ont vu leur intérêt à agir rejeté les unes après les autres. L’accès à la justice des habitants des quartiers menacés par la loi ELAN est réellement entravé avec la connivence de la justice elle-même. Cette tendance de mettre à terre la justice administrative et de contrôler les tribunaux judiciaires est la marque des régimes politiques illibéraux, pour ne pas dire extrémistes. La France n’échappe pas à cette tendance et les projets du président Macron sont bien de neutraliser ou dissoudre les associations qui observent et critiquent les actes du gouvernement.

15.

« J’habite à Majicavo Koropa, le quartier Talus 2. On va démolir ma maison, me jeter à la rue avec mon fils, un mineur de 13 ans qui apprend au collège. Je suis dans la liste où je vois qu’on va m’envoyer à Tsoundzou. Je ne sais pas comment je vais aller là-bas, ni jusqu’à quand je pourrai rester. On ne m’a parlé de rien. J’ai peur d’habiter un quartier que je ne connais pas. Car il y a beaucoup de délinquance à Mayotte et ici où j’habite c’est tranquille, personne ne nous embête et on s’entend très bien entre les voisins. Si j’ai une belle maison, je serai contente mais je vois bien qu’on veut seulement détruire ma maison et prendre mon terrain. »

16.

La sinistre opération Wuambushu n’est que l’aboutissement d’une surenchère à des politiques inefficaces qu’il faut sans cesse accentuer de peur de démasquer leur inanité. Le programme d’expulsion de la population engagé depuis quatre ans qui consiste à renvoyer 30 000 comoriens annuellement n’a pas eu la moindre incidence sur la démographie de l’ile, preuve de sa stupidité. De même les démolitions des quartiers pauvres, indignes de la République, qui de l’aveu des gouvernants s’inscrivent dans une lutte contre l’insalubrité, ne parviennent pas à produire les effets attendus en raison des recours à la justice. Quand les pauvres à présent osent requérir, ils dévoilent la brutalité de l’État à leur égard.

17.

« J’occupe ce terrain depuis 23 ans. C’est ici que j’ai eu la joie d’être mère. La décision de nous expulser sans possibilité d’avoir un autre endroit où vivre avec les enfants, et finir à la rue, devoir aller de droite à gauche, pour que mes enfants finissent par devenir comme des délinquants, et puis après nous dire qu’on élève mal nos enfants, qu’on nous enlève le titre de séjour ou le récépissé parce que nos enfants seront accusés d’être des délinquants. »

18.

Car la preuve est faite à présent que les gouvernements qui se sont succédé depuis au moins 1995 lors de la création d’une frontière politique entre l’Union des Comores et Mayotte et sa fermeture immédiate par l’instauration du visa Balladur, n’a produit que désolation, misère, délinquance, et inégalités coloniales où seuls peuvent s’enrichir les agents de la fonction publique nationale (les métropolitains) et territoriale (les quelques Mahorais en lien avec les politiques). Mais que peut produire d’autre une société où à peine 20% des gens tirent leur épingle du jeu ? Dans la mesure où ils s’obstinent à refuser à la population de Mayotte, qu’elle soit mahoraise ou comorienne, le même traitement qu’il accorde sur l’ensemble du territoire national, et qu’ils ne savent que désigner à la population maltraitée des boucs émissaires à rejeter, les gouvernements ne peuvent imaginer d’autres politiques que l’exclusion, couronnée par un Wuambushu aussi illusoire ?

19.

« J’habite sur ce terrain depuis 1997. Maintenant on nous dit de partir. Le maire veut détruire nos maisons et je sais pas où aller avec mes enfants qui sont tous handicapés et dont je suis seule à m’occuper. Je n’ai nulle part où aller et comment je les emmène ? »

* * *

« Je vis dans ce quartier depuis si longtemps. Mes enfants y sont nés. J’ai vu la joie d’être la mère de mes enfants et de les élever ici jusqu’à maintenant. Aujourd’hui on a décidé de nous expulser sans nous donner la possibilité de nous installer dans un endroit stable. Pourtant ma vie dans ce quartier avance bien. Et ici je sais me débrouiller. Je ne vois pas comment je vais faire ailleurs. »

20.

Ainsi s’asseyant sur une décision de justice qui a ordonné de suspendre l’exécution de l’arrêté contre le quartier de Talus 2, au moins en ce qui concerne les habitations des vingt requérants, le préfet a finalement décidé d’inaugurer la séquence du Wuambushu par la démolition illégale dès le 25 avril. Il avait été question que cette cérémonie soit marquée par la présence du président de la République en personne. Mais il court tant de bruits sur cette opération secrète ou honteuse ! Opération qui en fin de compte ne vise qu’à déverser les échecs de la France dans l’administration de Mayotte sur les îles voisines de l’archipel considérées ici sans vergogne comme les poubelles de la République.


Facebook Twitter
La manifestation antiraciste du 21 avril autorisée : tous dans la rue ce dimanche à Paris !

La manifestation antiraciste du 21 avril autorisée : tous dans la rue ce dimanche à Paris !

Des AED condamnés à de la prison avec sursis pour avoir dénoncé la répression syndicale et le racisme

Des AED condamnés à de la prison avec sursis pour avoir dénoncé la répression syndicale et le racisme

Répression coloniale. A Pointe-à-Pitre, Darmanin instaure un couvre-feu pour les mineurs

Répression coloniale. A Pointe-à-Pitre, Darmanin instaure un couvre-feu pour les mineurs

Marche antiraciste du 21 avril interdite à Paris. Face à la répression, faisons front !

Marche antiraciste du 21 avril interdite à Paris. Face à la répression, faisons front !

Peines contre les parents, internats : Attal s'en prend encore aux jeunes de quartiers populaires

Peines contre les parents, internats : Attal s’en prend encore aux jeunes de quartiers populaires

« Place Nette » à Mayotte : le gouvernement relance l'opération Wuambushu pour des expulsions de masse

« Place Nette » à Mayotte : le gouvernement relance l’opération Wuambushu pour des expulsions de masse

Solidarité avec les sans-papiers et les mineurs isolés : tous dans la rue ce vendredi 12 avril !

Solidarité avec les sans-papiers et les mineurs isolés : tous dans la rue ce vendredi 12 avril !

JO : À la Maison des Métallos, la lutte des mineurs en recours s'organise contre les expulsions

JO : À la Maison des Métallos, la lutte des mineurs en recours s’organise contre les expulsions