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Répression et violences, entretien avec Paul Rocher

Gabriel Ichen

Paul Rocher

Répression et violences, entretien avec Paul Rocher

Gabriel Ichen

Paul Rocher

Depuis le passage en force par 49-3, la répression policière contre le mouvement des retraites s’est intensifiée, comme en témoigne la répression ultra-brutale de la mobilisation écologiste de Sainte-Soline et les scènes de violences policières qui se multiplient dans les manifestations. Dans cet entretien, Paul Rocher, économiste et auteur d’essais sur la police, revient sur les débats qui réémergent sur les violences policières.

Contributeur aux débats critiques sur l’appareil policier et les violences policières, Paul Rocher est économiste et a écrit des essais sur la police comme Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale et, plus récemment, Que fait la police ? Et comment s’en passer ?, parus aux éditions La Fabrique. Il revient dans cet entretien sur la répression policière du mouvement contre la réforme des retraites et aborde les débats qui réémergent autour des violences policières dans la période actuelle.

Révolution Permanente : Depuis l’annonce du 49-3, on constate une intensification de la répression du mouvement par la police (celle-ci n’est pas nouvelle mais semble gagner en intensité). Les images et témoignages de violences policières et d’une répression très brutale se multiplient avec, notamment, la répression d’une violence inouïe dont a été la cible la mobilisation écologiste à Sainte-Soline contre les méga-bassines. Comment analysez-vous ce tournant en termes de répression policière ?

Paul Rocher : L’intensification des violences policières à la suite du 49-3 me semble tout d’abord due au débordement des forces de l’ordre par le mouvement social. Jusqu’à ce moment, les manifestations prenaient une forme classique que la grammaire policière arrive assez bien à décoder. L’inventivité populaire a en quelque sorte amplifié la puissance des grandes manifestations syndicales par de nouveaux modes d’action. Normalement, en maintien de l’ordre, la force de la police vient du fait que dans l’adversité elle reste bien organisée. En étant particulièrement mobiles, nombreuses et spontanées, pour le dire en un mot : rhizomatiques, les manifestations de nuit ont subverti cette force.

Ensuite, ces évolutions de la lutte dans la rue ne peuvent être dissociées de la signification politique du 49-3. Avant, la mobilisation portait quasi-exclusivement sur la répartition des richesses. Depuis, la question du pouvoir dans la société est posée plus ouvertement et la légitimité du gouvernement et des institutions de la démocratie bourgeoisie sont contestées. Mis en minorité par la grève, le gouvernement s’est radicalisé, plutôt que d’admettre sa défaite. Le gouvernement aurait pu reconnaître son incapacité à maîtriser la situation et retirer son projet sur les retraites. Il a fait le contraire : donner carte blanche à la police, qui a procédé à un déchaînement aveugle de la force et des arrestations massives. C’est l’illustration par excellence de l’étatisme autoritaire qui accompagne les politiques néolibérales.

La répression particulièrement violente de la mobilisation de Sainte-Soline s’inscrit dans ce contexte général. Il y a toutefois aussi un élément plus spécifique aux mobilisations écologistes dans la mesure où elles subissent un niveau particulièrement élevé de tirs de la part des forces de l’ordre : environ 800 tirs à Sivens en 2014, près de 11 000 tirs à Notre-Dame-des-Landes en 2018, plus de 5 000 tirs à Sainte-Soline. Comment expliquer cette spécificité ? Le rapport de la gendarmerie sur l’intervention à Sainte-Soline indique par exemple l’anticipation de la présence d’une proportion très élevée de manifestants « particulièrement violents ». La recherche sur la police montre bien l’existence d’une prophétie autoréalisatrice du maintien de l’ordre : l’anticipation de manifestants violents par les policiers, fortement imprégnée par leurs conceptions stéréotypées, augmente d’autant le niveau de violence de la police.

Enfin, si on parle d’intensification des violences policières avec le 49-3, il me semble crucial de rappeler que depuis le début du mouvement des retraites, le 19 janvier, un certain nombre de manifestants ont subi des blessures graves et le nombre de blessés se compte en centaines. Donc il n’y a aucune « rupture » dans les méthodes du maintien de l’ordre.

RP : Dans ce cadre, la question des violences policières réémerge. Des ONG et institutions (pas spécialement radicales) dénoncent ces violences policières et des débats sur la « doctrine de maintien de l’ordre » polarisent l’actualité. Les débats portent notamment sur le rôle de la BRAV-M. Du côté de la gauche institutionnelle, des voix appellent à dissoudre cette unité et une pétition a été lancée. Qu’en pensez-vous ?

Paul Rocher : La proposition d’interdiction des BRAV-M montre que la question des violences policières est aujourd’hui une préoccupation largement partagée. En cela elle indique une évolution importante du débat politique. Néanmoins, il faut se rappeler que les membres des BRAV-M ne sont aucunement les seuls policiers violents. Parfois, on a l’impression que les CRS seraient devenus des modèles de maintien de l’ordre. Le focus est donc biaisé et passe à côté du sujet essentiel.

L’essentiel c’est que la police en tant qu’institution produit des agents qui pensent vivre dans une « citadelle assiégée », pour reprendre un terme de la recherche sur la police, et c’est le reste de la population qui les assiège. La vision du monde que l’institution transmet à ses agents est donc imprégnée de méfiance, voire d’hostilité envers le reste de la société. C’est une institution imperméable vis-à-vis de l’extérieur et puissamment soudée à l’intérieur. Ce constat permet à la fois de comprendre la récurrence des violences policières et l’absence de voix dissidentes de policiers qui dénoncent ces violences. Car pour chaque policier commettant des violences, d’autres policiers sont témoins. Confronté à des accusations de violence, l’ancien secrétaire général de la Fédération autonome des syndicats de police (l’ancêtre de l’UNSA-Police) disait : « on ne va pas balancer un collège ! Tout au plus, on est neutre ». De la part de quelqu’un qui prétend incarner le respect de la loi, c’est un rapport étonnant, révélateur, à la déviance.

Par ailleurs, il me semble crucial de souligner que loin d’assurer un maintien de l’ordre plus humain, les armes non létales produisent une brutalisation du maintien de l’ordre. Le mécanisme à l’œuvre, que j’ai pu mettre en évidence dans Gazer, mutiler, soumettre, est le suivant : suggérer qu’une arme est par nature non létale, donc quelque part inoffensive, incite les forces de l’ordre à l’utiliser avec d’autant plus de facilité. Au-delà de l’impact fondamental que l’institution de la police exerce sur ses agents, la disponibilité d’armes non létales est donc un catalyseur supplémentaire de violences. L’actualité autour de Sainte-Soline illustre tragiquement ce phénomène.

C’est pour toutes ces raisons que le débat sur l’IGPN et le contrôle de la police ainsi que la discussion sur la « doctrine » manque la cible. Sur la doctrine, j’ajouterai que souvent une telle discussion permet au ministère de l’intérieur de transformer un débat sur la violence congénitale de la police en un débat sur le mauvais emploi de la force dans certaines situations. Dès le 19e siècle, dès le début de la police moderne, les gouvernements annoncent des changements de doctrine, censés apaiser le maintien de l’ordre – une promesse qui n’est jamais tenue. Typiquement, ces dernières semaines, tous les principes de la soi-disant nouvelle doctrine du maintien de l’ordre introduite après les gilets jaunes, le schéma national du maintien de l’ordre, ont été violés par la police. J’ai d’ailleurs pu montrer dès 2020 que ce schéma est susceptible d’intensifier les tensions en manifestation.

Ces faits conduisent à poser dans l’immédiat le débat de l’interdiction des armes non létales, et, de manière plus générale, celui du dépassement de l’institution policière.

RP : Plusieurs figures de la Nupes, dont Sandrine Rousseau (EELV) et Fabien Roussel (PCF), appellent les policiers à rejoindre le mouvement en cours et diffusent l’idée d’une possible fraternisation entre ceux qui matraquent, gazent et mutilent des manifestants et les manifestants eux-mêmes. Dans votre dernier livre, vous discutez notamment cette position, qui véhicule des illusions, pouvez-vous y revenir dans le cadre des débats soulevés par le mouvement ?

Paul Rocher : La croyance dans la fraternisation revient à chaque grand mouvement social. Dans Que fait la police ? je revisite l’histoire de la police française en regardant si on trouve des traces effectives de fraternisation entre la police et les manifestants. Ce que renseigne l’histoire c’est que la hiérarchie policière est très rarement inquiète de cette éventualité, et quand elle s’en inquiète – en 1907 et en 1947 – elle anticipe en renforçant les dispositions visant à assurer la loyauté des troupes. Il en découle l’inexistence de fait des fraternisations.

La fraternisation relève donc du mythe. Il s’explique par le fait que l’institution policière imperméabilise ses agents par rapport aux préoccupations et difficultés du reste de la population. Un des aspects de cette imperméabilisation est d’ailleurs la formation d’une hostilité particulière, et bien documentée, envers de nombreux manifestants. L’espoir de fraternisation est aussi réaliste que d’espérer que des catholiques intégristes rejoignent une manifestation féministe en faveur du droit à l’IVG. Ce même raisonnement permet d’ailleurs de comprendre pourquoi la catégorie politique des « ouvriers de la sécurité » n’existe pas.

La loyauté à l’Etat capitaliste est donc fermement établie. Ses seules fois où il y a contestation au sein de la police, c’est pour doubler l’Etat par sa droite autoritaire, pour demander par exemple une présomption de légitime défense en cas de l’emploi de la force. Vous notez que ce type de revendication vise justement à élargir les capacités d’intervention violente des policiers contre la population. Ce n’est pas très fraternel, c’est même la revendication d’une plus grande séparation par rapport au reste de la population.

RP : A l’inverse, on a vu des scènes de résistance à la répression policière par des manifestants dans la rue faisant reculer la police, mais aussi du côté du mouvement ouvrier, avec des résistances face aux réquisitions comme à Fos-sur-Mer où la police a été contrainte de reculer face aux grévistes et à leurs soutiens qui ont tenu leur piquet de grève. Comment le mouvement en cours peut-il faire face à la répression ?

Paul Rocher : Depuis près de 30 ans on observe une véritable emprise policière sur la société. Contrairement au mythe selon lequel la police manquerait de moyens et d’effectifs, la police est l’enfant chéri des gouvernements. Les dépenses publiques pour les services de police ont augmenté de plus de 30 %, les effectifs policiers ont connu une hausse similaire. Un nombre croissant des interactions de la vie quotidienne sont donc rythmés par sa présence et cela vaut en particulier pour les mouvements sociaux. Ainsi, sur ces mêmes décennies, l’Etat a généralisé l’équipement des forces de l’ordre en armes non létales.

Si les risques de santé que représentent ces armes peuvent évidemment dissuader des personnes de se mobiliser, on observe aussi que les manifestants s’équipent, se protègent et apprennent à se déplacer de sorte à diminuer la probabilité que la police s’engouffre dans les cortèges. Les rapports produits au sein du ministère de l’intérieur – par exemple celui sur la mort de Rémi Fraisse ou encore celui sur l’intervention à Sainte-Soline – déplorent régulièrement que les manifestants réussissent à réduire l’impact des armes policières. L’auto-défense populaire fait ses preuves.

Enfin, une des spécificités du mouvement ouvrier est sa capacité unique à mobiliser les masses. La masse impressionne la police et permet de désorganiser ses interventions. La multiplication des actions simultanées réduit le nombre de policiers mobilisables par action. En dynamique, une succession d’actions épuise plus rapidement les policiers que les personnes mobilisées.

RP : Quel lien établissez-vous entre les violences policières dans le cadre de mouvements sociaux comme celui en cours et les violences policières à caractère raciste qui touchent la jeunesse des quartiers populaires ?

Paul Rocher : Si le phénomène de la « citadelle assiégée » permet de saisir l’attitude négative générale de la police à l’égard de la population, la recherche nous indique que certains groupes font l’objet de discriminations particulières. Cela vaut pour un certain nombre de causes défendues à travers des mobilisations. Les données disponibles permettent également de mettre en évidence un sexisme et un racisme institutionalisés. Typiquement, en France, il est établi qu’au quotidien un non blanc a nettement plus de risque de subir des comportements discriminatoires de la part de la police. Il y a donc une dimension raciale propre dans le comportement policier, qui tend à augmenter avec la hausse des effectifs.

Les liens entre le racisme et les violences policières dans le cadre du maintien de l’ordre sont nombreux. Généralement, les pratiques policières liberticides et violentes (contrôles d’identité, arrestations arbitraires, utilisation de certaines armes non létales) s’établissent d’abord dans les interactions avec des populations minoritaires. En même temps, on peut observer des tentations xénophobes dans l’interprétation policière des mobilisations. La bonne CGT serait ainsi pervertie par la présence d’ouvriers arabes, une partie des affrontements violents en manifestation s’expliquerait par la présence de « fauteurs de troubles étrangers ».

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