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Réquisition des raffineurs : les leçons de la grève des mineurs de 1963

La réquisition des raffineurs par le gouvernement Macron pour briser le mouvement de grève dans la pétrochimie fait écho à la politique gaulliste appliquée pendant la grève des mineurs en 1963. Nous relayons cet article, initialement publié sur le Club de Mediapart, qui dresse un parallèle ces deux évènements politiques.

LRDN

15 octobre 2022

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Crédits photo : AFP Archives

Nous relayons cet article publié sur le blog Mediapart de LRDN.

En annonçant hier à l’Assemblée nationale la réquisition des personnels des dépôts d’Esso-Exxonmobil, la Première ministre Elisabeth Borne a inscrit, volontairement ou non, sa gestion de la grève en cours dans une certaine continuité gaullo-pompidolienne. La réquisition décidée par décret présidentiel le 2 mars 1963, dès le lendemain du déclenchement d’une grève illimitée dans les charbonnages français, constitue en effet l’un des épisodes les plus marquants du premier septennat de Charles de Gaulle.

Entraînant des résistances sur le terrain, cette réquisition de 1963 participe de l’échec général qu’est la grève des mineurs pour le gouvernement de Georges Pompidou et pour le président. Charles de Gaulle n’a d’ailleurs jamais été aussi impopulaire que dans les huit mois qui ont suivi l’annonce de la réquisition des mineurs, au nom de l’intérêt de la Nation et de la rigueur climatique du mois de mars 1963. Symétriquement, les trente-cinq jours de grève sont un succès ouvrier et syndical qui a peu d’équivalents dans les quinze années précédant 1963. Se déployant dans l’ensemble des bassins miniers français encore en activité, le mouvement des mineurs est l’objet d’un soutien populaire, médiatique et même ecclésiastique !

Au sein d’un front syndical uni, la CGT, écartée par le gouvernement après la douloureuse grève minière de 1948, obtient d’être de nouveau conviée à la table des négociations collectives. Les mineurs et les syndicats obtiennent des augmentations salariales de l’ordre de 12,5%, de nouveaux avantages sociaux (notamment une quatrième semaine de congés) et la promesse qu’ils auront leur mot à dire dans la destinée finale des charbonnages français alors en déclin. Avant d’essayer de comprendre pourquoi la Première ministre en vient à employer une technique qui a précisément conduit à raviver la conflictualité sociale et les grèves dans la jeune Cinquième République, il est tentant de lister les quelques analogies qui peuvent exister entre la grève des mineurs de 1963 et la grève actuelle des ouvriers de la pétrochimie.

Des revendications qui dépassent les augmentations salariales

A plus de soixante ans de distance, le premier point commun entre ces deux grèves du secteur de l’énergie est que le gouvernement en place n’ avait pas prévu l’ampleur du mouvement. Le regain de la combativité ouvrière en mars 1963 aurait d’ailleurs conduit le Premier ministre Georges Pompidou à étouffer une plainte incongrue devant Jean Aubry, un habitué des conseillers ministériels gaulliens : “Ah Aubry, 1958, souvenez-vous, c’était le bon temps ! Il suffisait de dire l’Algérie, l’Algérie, et on n’avait plus aucun problème avec les syndicats.” Rapportant cette anecdote dans la biographie qu’il consacre à Charles de Gaulle, Julian Jackson ne s’étend pas en détail sur la gestion quotidienne de la grève de 1963 puisqu’elle a été assurée par le Premier ministre Pompidou. Il prend néanmoins le temps de signaler que cette grève serait le point de départ d’une nouvelle période où de Gaulle promeut activement l’association entre capital et travail, c’est-à-dire la participation.

En 1963 comme en 2022, le gouvernement et une partie des médias insistent d’abord sur le fait que des travailleurs relativement bien payés exigent de substantielles augmentations salariales. Les revendications de 1963 sont jugées « inacceptables » par de Gaulle dans ses Mémoires d’espoir et elles dénoteraient l’incapacité des mineurs à comprendre quelle “contrainte économique” pèse sur le début des années 1960. Alors que les échanges se libéralisent et que les sources d’approvisionnement énergétique se diversifient grâce à l’internationalisation des marchés, les mineurs ne peuvent pas espérer occuper une place aussi centrale qu’auparavant dans la société française.

Etranges pages que celles consacrées dans les Mémoires d’Espoir à la grève de 1963. A les lire, il semblerait que les mineurs aient fait grève pour rien dans la mesure où ils auraient repris le travail en acceptant au bout de trente-cinq jours les conditions salariales proposées par l’Etat en février 1963 afin de prévenir la grève. Une telle argumentation étonne : avant la grève, l’Etat gaullien ne s’était en effet pas signalé par sa grande considération à l’égard des mineurs.

Lors de la stabilisation économique au tournant des années 1958 et 1959, les mineurs avaient vu le gouvernement désindexer les salaires du personnel des Charbonnages de France. Il allait ainsi à l’encontre d’années de concertation avec les syndicats. Cette désindexation sans concertation nourrit pendant quatre ans chez les mineurs un sentiment de frustration comparative : leurs salaires prennent du retard alors que l’expansion économique continue, notamment grâce à l’énergie qu’ils continuent d’extraire et de fournir aux entreprises françaises.

En 1963 comme en 2022, il est donc impossible de séparer les revendications salariales de la question plus large du partage de la valeur ajoutée. Certes, les Charbonnages de France ne faisaient pas de “superprofits” au début des années 1960. Cela n’empêche pas de considérer que le niveau du salaire des mineurs pouvait indirectement profiter à des entreprises privées dans la mesure où la politique de modération salariale d’une entreprise nationalisée permettait de fournir de l’énergie à plus bas coût . Dans le chapitre de La longue reconstruction de la France que Herrick Chapman consacre aux entreprises nationalisées depuis la Libération, l’historien états-unien rappelle que même la réformiste CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) n’hésitait pas à fustiger le “capitalisme d’Etat” qui se serait manifesté dans la gestion publique des Charbonnages français.

“Sensibilités traditionnelles” contre évolution du mix énergétique

Selon Charles de Gaulle, en plus d’être vaine sur le plan matériel, l’épreuve sociale de 1963 n’aurait fait que démontrer aux mineurs qu’ils étaient des hommes du passé et des travailleurs dont l’activité ne relevait plus de la première nécessité. Il explique d’ailleurs leur grève des mineurs et le large soutien populaire dont elle a bénéficié par le même ressort. Comme souvent dans ses prises de position socio-économiques, le général déplore que les “sensibilités traditionnelles” des Françaises et les Français les a conduit à méconnaître l’“intérêt national”, c’est-à-dire une implication sans réserve à la compétition économique internationale.

Plus prosaïquement, il est vrai que deux conceptions de la production charbonnière s’affrontent lors de la grève de 1963. Du côté du gouvernement et des instances planificatrices, le choix a été fait avec le Plan Jeanneney de faire décroître une production de moins en moins rentable dans un contexte d’internationalisation et de diversification énergétique. De l’autre côté, de Gaulle insiste sur le manque de rationalité économique des mineurs dont le mouvement serait avant tout mu par des déterminants moraux : attachement au métier, refus sentimental de quitter leurs bassins de vie et d’emploi isolés du reste du pays, fierté d’avoir contribué au relèvement de la France. Chapman est à peine plus charitable : il voit dans l’action des mineurs de Decazeville en 1961-1962 l’expression d’une “écologie économique locale” et n’hésite pas à la rapprocher d’un poujadisme de gauche.

S’il est vrai que la grève de Decazeville, annonciatrice du conflit national de 1963, était dirigée contre une décision de fermeture des mines jugée technocratique, il serait néanmoins plus juste et plus éclairant de considérer que les travailleurs du secteur énergétique sont en mesure, comme les fonctionnaires du Plan à l’époque et les cadres dirigeants des multinationales pétrolières aujourd’hui, de penser la question de la transition énergétique, notamment à l’échelle de leur territoire.

Soutenus par la grève administrative des maires aveyronnais des alentours, les mineurs de Decazeville s’opposaient en effet d’abord à ce que le remplacement des industries et le reclassement des travailleurs soient seulement déterminés par une logique centralisée et verticale. Ils revendiquaient d’avoir les moyens de participer, dans toutes ses dimensions, à la réorganisation de l’économie française. En cela, il est tentant de voir dans les mineurs de Decazeville des ancêtres des actuelles travailleuses et travailleurs de Grandpuits. Actuellement en grève comme le reste de leur secteur, les salariées et salariés y avaient mené en janvier et février 2022 une grève locale afin de s’opposer au projet de reconversion de leur raffinerie Total vers les biocarburants et les bioplastiques.

Comme indiqué précédemment, la question de la sauvegarde de l’emploi dans les industries énergétiques considérées comme dépassées gagne à être articulée avec des enjeux excédant largement la situation matérielle de quelques centaines de travailleuses et de travailleurs : dans quelle mesure la transition énergétique, doublée en 2022 de l’impératif de transition écologique, peut-elle advenir si elle est menée par les plus grosses entreprises fossiles ? Un équipement aussi lourd qu’une raffinerie peut-il être reconverti selon des modalités démocratiques ? A gauche de l’échiquier politique, l’épisode de Grandpuits a valeur d’exemple pour les militants ou les intellectuels qui, à l’instar de Frédéric Lordon, préconisent une alliance entre les mouvements sociaux ouvriers et les groupes s’étant politisés via les marches climats.

Pénurie ou substitution

Si le pouvoir gaullien n’a pas hésité à réquisitionner en 1963, c’est parce qu’il était persuadé que le charbon était en 1963 une énergie facile à substituer. Toujours dans ses Mémoires, Charles de Gaulle se félicite même que des Françaises et des Français se soient tournés vers l’achat de combustibles venus de Russie et de Pologne au cours de la grève de 1963. Comme son Premier ministre Pompidou à l’époque, de Gaulle va jusqu’à affirmer que l’arrêt de travail des mineurs s’est à peine ressenti dans la vie quotidienne des Françaises et des Français. Dans le chapitre de l’Histoire des mouvements sociaux en France qu’il consacre à la grève des mineurs, Michel Pigenet considère que la non-pénurie de charbon est instrumentalisée par le Premier ministre afin de démontrer que les mineurs ne sont plus des travailleurs nécessaires.

L’historien souligne que le recours à la réquisition était loin d’être exceptionnel dans les années précédant la grève de 1963. Il rappelle que parmi les multiples ordonnances adoptées en janvier 1959 par la jeune Cinquième République, celle du 6 janvier a contribué à faciliter le recours à la réquisition en temps de paix. Cette procédure officielle était auparavant encadrée par la loi “sur l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre” votée en 1938, après de longues années d’élaboration et de tractations politiques auxquelles avait largement participé… le colonel de Gaulle ! Selon Pigenet, l’ordonnance de 1959 a permis de faire de la réquisition un instrument politique auquel le pouvoir gaulliste recourait par principe plutôt que par nécessité. Quinze jours avant la grève du 1er mars 1963, le ministre du Travail Gilbert Grandval annonça ainsi que passé un délai toléré de 48 heures, le gouvernement réquisitionnerait les personnels des Charbonnages de France. Cette menace fut mise à exécution mais n’empêcha pas le développement du mouvement des mineurs et d’une solidarité interprofessionnelle et populaire.

En 2022, le président de la République et son gouvernement semblent bien moins convaincus que leurs prédécesseurs que l’énergie transformée par les travailleuses et les travailleurs actuellement en grève est facilement substituable. Dans un contexte énergétique déjà tendu, c’est le désir de prévenir une pénurie des carburants qui aurait poussé le gouvernement à lancer une réquisition. Cela ne relèverait pas du principe ou de la volonté d’attenter au droit de grève. Contrairement à Georges Pompidou, Elisabeth Borne n’a pas non plus lancé d’offensive médiatique visant à présenter les employés de la pétrochimie comme des travailleurs inoffensifs et sans pouvoir de nuisance, au contraire.

Les facteurs expliquant l’échec de la réquisition en 1963 sont loin d’être tous réunis aujourd’hui. Les mineurs en grève avaient bénéficié, aux premiers jours du mouvement, de la solidarité des cadres des Charbonnages de France et des ingénieurs des mines. L’unité syndicale était faite en amont de la grève et s’était maintenue pendant trente-cinq jours. Dans un environnement médiatique incomparable au nôtre, les mineurs étaient traités avec sympathie par une grande partie de la presse et Pompidou s’était plaint que l’ORTF en faisait trop avec cette grève.

L’absence de front syndical uni, les évolutions de notre système médiatique et la non émergence d’un soutien populaire massif aux travailleurs en grève dans les premiers jours du mouvement ont peut-être laissé penser au gouvernement Borne que la réquisition n’était plus un jeu dangereux en 2022. Dans des circonstances économiques et énergétiques si distinctes, comment pourrait-il y avoir une répétition de l’échec de 1963 ? Ironiquement, c’est finalement le choix même de la réquisition qui conduira peut-être au changement d’échelle du mouvement en cours. Apprenant la réquisition gouvernementale des mineurs, tous les syndicats de l’EDF et de GDF avaient appelé à débrayer le 5 mars 1963, afin défendre le droit de grève. L’on apprend ce matin que la CGT énergie demande aux travailleurs du nucléaire à rejoindre la grève de la pétrochimie.


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