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Colombie

Révolte en Colombie : des milliers de personnes dans les rues pour la grève nationale

Ce mercredi 5 mai marquait le huitième jour de manifestations massives contre le gouvernement Duque et sa répression brutale. Les centrales syndicales et l'opposition se préparent à rejoindre la « table des négociations » et à coopter les mobilisations tandis que les jeunes veulent continuer la lutte.

Flo Balletti

6 mai 2021

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Ce 5 mai a eu lieu une nouvelle journée de grève nationale massive. Il s’agissait de la huitième journée de protestation contre le gouvernement Duque depuis leur lancement, le 28 avril, contre la réforme fiscale, déjà retirée depuis grâce aux mobilisations. Alors que dans les principales villes, les manifestations se poursuivent malgré une répression brutale de la police et de l’armée, le gouvernement affaibli d’Ivan Duque a appelé à des « espaces de dialogue » pour affaiblir une mobilisation qui accélère la crise politique.

La journée a paralysé le pays avec d’énormes manifestations dans différents lieux des principales villes comme Bogota, Medellin et Cali de manière coordonnée, accompagnées de blocages pour rendre la grève efficace. Elle a été appelée par le Comité national de Grève – composé des centrales syndicales (CUT, CGT, CTC) et de la Fecode (fédération des éducateurs) – mais avant tout sous la pression des manifestations qui perdurent dans tout le pays. Ces directions syndicales qui viennent de choisir le dialogue misaient sur une manifestation pacifique et festive pour faire baisser la tension après 7 jours de protestations où 37 personnes ont été tuées selon l’ONG Temblores. Des cas de disparitions et de violences sexuelles de la part de l’appareil répressif ont également été dénoncés.

Les manifestants affrontent le gouvernement depuis le 28 avril, faisant face à une répression brutale de la police et de l’armée, alors que Cali s’est convertie en centre de la résistance. On y voit une jeunesse combative qui n’a plus rien à perdre, frappée par des années de néolibéralisme dans un pays fortement dominé par l’impérialisme étasunien à travers le Plan Colombie. Un plan justifié par le conflit avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et d’autres organisations armées. Rappelons que suite à la fin du conflit en 2016 (accord de paix), l’ingérence américaine, loin de diminuer, a augmenté. Et avec elle, l’avancée de l’agrobusiness sur les territoires indigènes et les persécutions et assassinats de militants écologistes, ainsi que la détérioration des conditions générales de vie de la population.

La journée de mercredi a été marquée par de grandes mobilisations à travers le pays. Des étudiants de l’Université nationale de Colombie à Bogota ont défilé, ainsi que des étudiants de l’Université de Valle à Cali, où ils se sont organisés dès les premiers jours. À Cali, quelques 5000 membres de la Minga indigène (vocable quechua désignant un mouvement en faveur d’un objectif commun) ont participé à la manifestation au cri de « Résistance ! »

Bien que le gouvernement Duque ait tenté de porter un coup à la rébellion sociale en faisant marche arrière sur la réforme fiscale et en écartant le ministre des Finances détesté, les manifestations se sont poursuivies, car les revendications sont beaucoup plus profondes et englobent des problèmes structurels tels que la pauvreté, la santé (à laquelle s’est ajoutée ces derniers mois la gestion désastreuse de la pandémie qui a tué plus de 75 000 colombiens), la faim, la répression et la paramilitarisation, la précarité de l’emploi, la persécution des dirigeants étudiants et syndicaux, entre autres sujets.

C’est ce que confirmait Daniela, étudiante, citée dans un article du Monde : « La réforme fiscale, c’est la goutte qui a fait déborder le vase. Le problème vient de beaucoup plus loin. Les gens sont à bout. » Les manifestants demandent encore et toujours la tête du président Duque. Le journal Le Monde met par exemple en avant cette pancarte sur laquelle il est inscrit : « Quand le gouvernement est pire que le virus, le peuple est dans la rue ».

Tout au long de ce mercredi, les positions politiques de chacun des acteurs se sont ajustées. D’une part, Iván Duque a sorti vers midi un discours qui contredit ses intentions supposées de dialogue, ciblant les jeunes qui manifestent, les traitant de « vandales » et de « terroristes urbains » et offrant 10 millions de pesos à ceux qui les identifieront. Bien que son objectif principal soit de faire s’essouffler les manifestations par le biais d’une feuille de route pour les prochains jours – au programme, 11 réunions avec différents secteurs sociaux (syndicats, partis politiques, hommes d’affaires, étudiants, etc.) à partir de lundi – il criminalise systématiquement la protestation.

Son discours, qui est soutenu par l’extrême droite dirigée par l’ancien président Alvaro Uribe (2002-2010), vise à séparer l’avant-garde des jeunes qui se battent dans les rues du reste des manifestants. En ce sens, les médias, comme le journal La Semana, ont passé toute la journée à séparer nettement les manifestants qui résistent à la répression en première ligne des manifestants « pacifiques ». L’autre opération médiatique, dans le même esprit que la précédente, a consisté à mettre sur le même plan la violence d’État de la police militarisée, qui a déjà fait près de 40 morts, et la résistance de la population dans les rues. De même, les dirigeants syndicaux et politiques soulignaient que la manifestation était « pacifique », dans une perspective claire de diluer les protestations et de favoriser le dialogue avec le gouvernement répressif.

Une attitude honteuse qui rappelle en France celle de l’intersyndicale (hormis Solidaires) au début du mouvement des gilets jaunes, le 6 décembre 2018, condamnant pêle-mêle aussi bien les violences policières que celles des manifestants. Mais le parallèle ne s’arrête pas là puisque les centrales syndicales notaient avec entrain que « le gouvernement, avec beaucoup de retard, a enfin ouvert les portes du dialogue ». Et d’en rajouter une couche dans ce communiqué de la honte : « le dialogue et l’écoute doivent retrouver leur place dans notre pays. C’est pourquoi nos organisations dénoncent toutes formes de violence dans l’expression des revendications. »

Du côté des partis « progressistes » colombiens, s’est également exprimé un appel au dialogue pour pacifier la situation qui ne change pas fondamentalement de leur localisation lors du soulèvement de 2019-2020 où ils ont tenu de longs pourparlers pour affaiblir les mobilisations.

Gustavo Petro, leader de Colombia Humana, principale figure de la politique colombienne du côté du « progressisme », a envoyé mardi soir un message enregistré dans lequel il appelle à la démobilisation pour éviter davantage de violence et demande aux organisations sociales d’accepter la table des négociations. Dans le même temps, il a déclaré que Duque se sauve d’Uribe (c’est-à-dire qu’il subit des pressions par la droite) et qu’il était nécessaire de chercher une voie vers la réconciliation nationale. Cette ligne politique de Petro répond à sa stratégie électorale, puisqu’il est le mieux placé pour les élections de 2022.

La maire de Bogotá, Claudia López (leader du parti Vert et ancienne alliée de Colombia Humana de Gustavo Petro) a appelé à en finir avec la violence : « Nous devons reconnaître qu’il y a eu des abus des deux côtés. Si vous ne rejetez que le vandalisme, mais ne reconnaissez pas l’abus de force, il n’y a aucun moyen d’entamer un dialogue ». Elle a omis d’ajouter que la police a tué plus de 30 manifestants et en a blessé des centaines.

Pour sa part, Rodrigo Londoño, surnommé Timochenko, sénateur et président du parti Comunes né après l’accord de paix avec les FARC, a lancé au cours de la journée un appel à « toutes les forces politiques et sociales pour orienter la mobilisation vers la construction d’agendas de négociation avec le gouvernement Duque », approfondissant son orientation conciliatrice après son intégration au régime politique.

Pendant ce temps, des secteurs de l’ultra-droite partisans d’Uribe ont répandu des rumeurs selon lesquelles le décret de « commotion intérieure » était en cours de rédaction. On peut le comparer à un « état de siège », où le président se voit conférer des pouvoirs extraordinaires et peut aller jusqu’à suspendre les dirigeants régionaux, restreindre les manifestations et prendre le contrôle de la radio et de la télévision, ainsi que le pouvoir d’émettre des décrets ayant force de loi.

D’autre part, une autre bataille a eu lieu sur les réseaux sociaux. Les fans de K-pop (style musical coréen) ont boycotté les hashtags de droite tels que #UribeTieneLaRazón, #YoApoyoAlEsmad et #YoApoyoALaFuerzaPública. Alors qu’Anonymous, le célèbre groupe radicalisé du web, a piraté la page du Sénat et de militaires où ils ont ajouté des phrases de l’écrivain populaire Eduardo Galeano et ont publié les mots de passe de ces derniers. Jusqu’à ce mercredi après-midi, les militaires n’ont pas pu rétablir le contrôle de leurs adresses mail face à cette cyberattaque.

Les directions syndicales et l’opposition politique cherchent à démobiliser les secteurs qui maintiennent les protestations, insistant sur l’ouverture de la table de négociations avec le gouvernement, proposant même une trêve dans les manifestations. Chercher à canaliser les forces en présence pour éviter une crise majeure pour le gouvernement et le régime politique.

Malgré ces appels à la désescalade des protestations, des centaines de jeunes continuent dans les rues à résister à la répression et aux brutalités policières, dans le cadre des marches dites de la faim qui commencent chaque jour à la tombée de la nuit. Cette jeunesse radicalisée est celle qui a été le plus durement touchée ces dernières années par la dégradation de l’économie, contribuant pour une large part au taux de chômage de 17% dans le pays. Les prochains jours seront déterminants pour l’orientation des mobilisations en Colombie contre le plan d’austérité d’Ivan Duque. La jeunesse qui en a assez des politiciens traditionnels est celle qui maintient le feu allumé face à toutes sortes de tentatives pour pacifier la situation. De plus, la grève nationale de ce 5 mai s’est déroulée dans le cadre d’une situation d’une ampleur sans précédent dans l’histoire de la Colombie qui a forgé une alliance ouvrière-paysanne mise en lumière par des médias comme la BBC.

Les travailleuses et travailleurs, ainsi que les pauvres, la classe moyenne ruinée, les paysans, les peuples indigènes et les jeunes doivent lutter de toutes leurs forces contre les plans d’austérité criminels de la bourgeoisie colombienne. Pour gagner, un agenda indépendant de l’opposition politique (qui pense aux élections de 2022) et des directions syndicales conciliantes qui veulent amener la lutte sur la voie de la négociation avec Duque est nécessaire. Pour cela, il est impératif de renforcer les organisations depuis la base pour organiser une véritable grève générale contre Duque et ses plans d’austérité.

Car, comme le souligne Milton D’León dans un article centré sur « la nécessité de la grève générale pour faire tomber Duque » : « La mobilisation dans les rues et les blocages ne suffisent pas. Les travailleurs, paysans, indigènes et toutes les classes populaires doivent pouvoir déployer toute la force qui permettra de mettre fin aux plans du gouvernement Duque et du patronat. Pour que ça ne soit pas aux travailleurs et aux masses populaires de payer la crise, aucune trêve n’est possible. Pour cela, la classe ouvrière doit se mettre au cœur de la lutte. La voie pour triompher c’est que les travailleurs, aux côtés des paysans, peuples indigènes et des populations pauvres, interviennent avec leurs propres méthodes de lutte, en évitant toute canalisation de la colère. Les récentes mobilisations ont la possibilité de passer à un niveau supérieur pour briser la volonté du gouvernement, et ouvrir la possibilité d’une victoire sur les revendications que pose, par exemple, l’avant-garde de Cali (annulation de tout le « paquetazo », jugement et châtiment des responsables de la répression, etc… ). Pour cela, il faut convoquer une grève générale, qui mette en mouvement toute la classe ouvrière et exploitée, pour paralyser la production et les services. […] Dans la lutte pour construire des organismes d’autodétermination des masses, celles-ci peuvent être convaincues, dans le cadre de cette expérience, qu’il est nécessaire d’avancer vers un gouvernement des travailleurs et des masses populaires. Car seul un développement révolutionnaire de la lutte des classes, avec le mouvement ouvrier à la tête de l’alliance de l’ensemble des exploités, peut garantir une issue progressiste à la crise générale qui traverse aujourd’hui la Colombie. Au cours de cette lutte pour la grève générale et pour mettre en place l’organisation de la classe ouvrière, dans une perspective d’indépendance de classe, s’ouvrira la voie pour que les travailleurs et la jeunesse se dotent d’une puissante organisation, un parti révolutionnaire des travailleurs et des exploités, qui lutte de toutes ses forces pour trouver une solution de fond et définitive aux problèmes les plus urgents auxquels le capitalisme les condamne. »


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