Poésie et révolution

Rimbaud et les communards

Frédéric Thomas

Rimbaud et les communards

Frédéric Thomas

Chercheur au Centre Tricontinental de Louvain, Frédéric Thomas revient dans son dernier ouvrage, "Rimbaud révolution", sur un certain nombre de liens cardinaux entre poésie et transformation révolutionnaire de la société. Et notamment sur Rimbaud et la Commune.

RP. Rimbaud et la Commune. Belle rencontre. Nous sommes nombreux et nombreuses à l’avoir rappelée, au fil de conversations, évoquée, au moment de discussions, cette filiation entre les révolutionnaires parisiens de 1871 et le poète de Charleville-Mézières. Certes, il y avait le livre de Pierre Gascar, Rimbaud et la Commune, publié chez Gallimard en 1971. Mais, longtemps introuvable, on se contentait souvent de mentionner cette épiphanie communarde sans trop savoir si tout cela était véritable ou faisait partie d’une légende militante. Finalement, Rimbaud était-il présent à Paris pendant les semaines décisives, de mars à mai 1871 ?

FT. À ce jour, il est toujours impossible de savoir si Rimbaud a effectivement participé à la Commune de Paris. Il existe un rapport de police l’attestant. Mais les témoignages divergent. De toutes façons, s’il a été présent dans Paris durant cette période, cela n’a pu être que quelques jours et il n’a pu tenir qu’un rôle mineur. On oublie qu’il n’avait alors que 16 ans (il est né en octobre 1854).

Mais la question de la présence de Rimbaud durant la Commune a servi d’écran à une question d’ordre plus général, à savoir ses liens avec les communards et les rapports entre son projet poétique et la révolution communarde. De manière générale, la possible influence de la Commune sur Rimbaud était ignorée. Et même lorsqu’on l’évoquait, c’était pour la réduire à quelques poèmes, à une « folie de jeunesse ». Rien de bien sérieux en somme.

Heureusement, ces dernières années, plusieurs livres sont parus, replaçant la question de la Commune sous un angle à la fois plus global et plus précis : Rimbaud dans son temps d’Yves Reboul, en 2009, Rimbaud et la Commune. Microlectures et perspectives de Steve Murphy, en 2011, et enfin la traduction française de Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale de Kristin Ross, en 2013. C’est largement dans ce courant dans lequel Rimbaud révolution s’inscrit. Les images, les textes, l’esprit communard irriguent les poèmes de Rimbaud. Mais, de manière plus organique, Rimbaud a lié le sort de la poésie à celui de la Commune, en mettant en avant les correspondances entre les travailleurs révoltés, puis vaincus, et les poètes nouveaux, qui cherchent à dégager ce qu’il appelait, dans une de ses lettres contemporaines de la Commune, la « poésie objective », qui se situerait « en avant de l’action ».

RP. Cette présence (éventuelle) est-elle due à un hasard ? Une énième fugue du poète qui finit dans la capitale, où il reviendra, par la suite, chez le couple Verlaine, notamment, puisqu’il est accueilli chez eux sur les pentes de la Butte ? Ou cela a-t-il avoir avec un projet plus précis ?

FT. Rimbaud « monte » à Paris pour échapper à sa mère, à l’école et, en général, à l’univers étroitement bourgeois de Charleville-Mézières :

« Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses » (À la musique).

Il vient aussi à Paris pour rencontrer ses pairs, les poètes, et être publié. Mais ses maladresses, son impatience, sa liaison avec Verlaine, ses provocations, son ignorance des « codes » sociaux, et sa soif d’une poésie bouleversante, hypothèque assez rapidement ce projet.

Mais cette ambition littéraire n’est pas étrangère aux remous politiques qui secouent alors la France. On sait que Rimbaud est à Paris début 1871 et qu’il y revient peu de temps après la Commune. Quels sont les écrits qui l’attirent ? Vers quels poètes se dirigent-ils « naturellement » ? Vers les caricaturistes et journalistes pamphlétaires (Vermersch, Vallès, Gill), vers le Cercle zutique, dont fait partie Verlaine, et qui affiche une sympathie communarde en même temps qu’un mépris des valeurs morales et culturelles de la bourgeoisie. Bref, il se lie d’emblée à cette bohème que Henri Lefebvre a qualifié d’« “intelligentsia” de déclassés », où s’expérimente des tentatives pour faire sauter la frontière étanche de la culture, en basculant du côté du populaire et du politique.

RP.« Ce n’est (…) ni du côté du passé, ni du côté de l’utopie que Marx et Rimbaud cherchent les chances de salut, mais dans l’immanence d’un ici et maintenant, chargé de la mémoire du passé et des rêves utopiques », écrivez-vous dans l’essai. Il y a, chez Rimbaud, une forte réalité des corps « d’ici bas », et notamment des mains. Les mains de « Jeanne-Marie », « des mains fortes/Mains sombres que l’été tanna, Mains pâles comme des mains de mortes ». Les siennes, également, qu’il dit noircies de poudre, pendant la Semaine sanglante. Comment s’articulent les vers et la poésie de Rimbaud et cette volonté de s’émanciper des chaînes et de l’esclavage du travail salarié que pose la Commune ?

FT Dans sa lettre du 13 mai 1871 à son ancien professeur, Georges Izambard, Rimbaud oppose la « poésie subjective » à la « poésie objective ». Et il poursuit : « - Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris - où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève ». L’originalité de Rimbaud est qu’il opère une synthèse du réalisme et du romantisme. Il ne peut pas être considéré comme un poète communard au sens de Jean Baptiste Clément, l’auteur du Temps des cerises. Mais il est aussi à l’exact opposé de Théophile Gautier, violemment anti-communard, et partisan de l’art pour l’art. Rimbaud redessine l’histoire et le rôle de la poésie, les ressorts du romantisme, en fonction de la convergence des communards et des poètes. C’est le salariat et la poésie, en tant que travail au service de la bourgeoisie, enchaîné à une division entre intellectuels et manuels, poètes et travailleurs, qu’il faut faire voler en éclat, pour aller vers cet avenir harmonieux auquel il aspire.

Rimbaud met en quelque sorte les belles images romantiques en grève. Non pas qu’il s’interdit les visions émerveillées – ses poèmes en témoignent –, mais il les interrompt, les ramène brusquement à un ici et maintenant, « tandis que » les travailleurs luttent et meurent. L’insistance sur les corps est dès lors une manière d’enraciner la poésie dans une réalité matérielle, en l’empêchant qu’elle « ne vole trop haut », sans jamais redescendre. C’est aussi une manière d’évoquer d’autres femmes, autrement (les « Jeanne-Marie » et les autres), de parler de sexualité et de désir, de dénoncer le code moral, l’hygiène bourgeoise et catholique, qui sont comme le complément de l’exploitation.

RP. Rimbaud a continué à entretenir, par la suite, des liens forts avec les Communards ? C’est l’objet de la découverte que vous avez faite, de première importance, à savoir cette lettre que vous avez retrouvée, dernièrement, dans les archives d’un exilé à Londres, Jules Andrieu, et que vous avez rendue public en octobre 2018 ?

FT. Oui, c’est ce que démontre cette lettre de 1874 à Jules Andrieu, l’un des dirigeants de la Commune, ami et collègue de Verlaine à l’Hôtel de Ville de Paris, journaliste et poète, auteur des Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris de 1871 (rééditées en 2016 par Libertalia). C’est par l’intermédiaire de la très intéressante biographie, C’était Jules. Jules Louis Andrieu (1838-1884). Un homme de son temps, que son arrière-petit-fils lui a consacré que je l’ai découverte. Sur cette question, je renvoie à mes articles, dont celui pour le blog de Dissidences.

Par l’intermédiaire de Verlaine, qui lui-même était resté en poste lors de la Commune de Paris, et qui, à l’époque, affichait des idées communardes, dans leurs pérégrinations à Bruxelles et à Londres, Rimbaud découvre les proscrits communards, amis de Verlaine : Pipe-en-Bois, Vermersch (l’auteur des Incendiaires), Andrieu. Ils participent d’un micro-réseau de ces intellectuels déclassés dont j’ai parlé, même si leur homosexualité ne peut que choquer ces révolutionnaires qui, sur ces questions, étaient très « conventionnels ». Pour l’anecdote, c’est d’ailleurs grâce à la recommandation d’Andrieu que Verlaine s’inscrit au Cercle d’études sociales à Londres, un « club de réfugiés » communards, créé notamment par Lissagaray et Vallès, et dont est membre Karl Marx. On ne sait si Rimbaud s’y est inscrit également.

Dans les années 1871-1874, Rimbaud et Verlaine évoluent donc dans ce milieu de journalistes révolutionnaires, d’écrivains de ce qu’on appelait alors « la petite presse ». C’est d’autant plus significatif qu’on oublie un peu trop facilement que la très grande majorité des écrivains, y compris ceux qui s’étaient montrés critiques envers la bourgeoisie, Zola et Flaubert – Hugo se tenant « au-dessus de la mêlée » – ont pris fait et cause contre la Commune de Paris. Rimbaud et Verlaine se rangent résolument de ce « côté-là de la barrière », du côté des vaincus. Les Vaincus est d’ailleurs le titre du recueil (originellement dédicacé à Rimbaud) auquel travaillait alors Verlaine.

RP. Ce n’est en rien paradoxal, sans doute, mais tout en passant son expérience communarde sous silence, le discours dominant fait de Rimbaud, au mieux un jeune révolté, mais jamais révolutionnaire, ou alors un trafiquant dans la Corne d’Afrique, à la fin de sa vie, revenu de tout et qui aurait, précisément, renié et son passé de révolté, et ses vers. Vous affirmez, à propos de ses écrits poétiques que « plutôt que de penser séparément la puissance des images émerveillées de ses poèmes et la brisure de la désillusion qui clôt bien souvent ceux-ci, il faut les appréhender de concert comme deux forces d’un même mouvement ». En va-t-il de même pour la vie du poète ?

FT. L’image dominante de Rimbaud (et des poètes en général) reste celle du génie nécessairement seul, de l’individu détaché de toutes préoccupations vulgaires, du fou ou « Maudit » torturé et incompris. Cette manière de « grandir » Rimbaud, en en faisant un être à part, est en réalité une réduction, en le coupant de ses racines et de son élan, de ce que sa colère et sa soif visaient. On pense bien souvent encore que ce serait le rabaisser que de le montrer de son temps, lié à la Commune de Paris, préoccupé de questions sociales, participant d’une même constellation politico-culturelle... C’est là une vision faussée du poète et de la poésie. L’originalité de Rimbaud tient justement de cet ancrage, de sa manière de se situer dans un ici et maintenant, qui est aussi la condition de sa poésie.

Pour illustrer la phrase de Rimbaud révolution que vous citez, un seul exemple, tiré de son poème le plus connu, Le bateau ivre, écrit durant l’été 1871. Allégorie du voyage et de la poésie, chargée de visions émerveillées, le poème est, à la fin, brusquement rappelé à l’ordre mélancolique du retour.

« Mais vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes […]
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes
Ni nager sous les yeux horribles des pontons ».

Le mot de la fin invite à relire le poème. Les « pontons » étaient les bateaux de guerre désaffectés où étaient emprisonnés les milliers de communards après l’écrasement de la Commune. Il ne réduit pas le poème à cette seule dimension, mais lui donne un sens plus général : celui de l’impossibilité de fuir, qui est aussi le refus de l’évasion. La poésie se débat « sous les yeux horribles des pontons ». Ne pas en tenir compte, poursuivre le voyage, comme si de rien n’était, ne pas se retourner, serait mentir et trahir la poésie elle-même, en occultant ou en esthétisant l’horreur de la défaite et des vaincus.

Pourtant, cette fin est aussi ce qui donne au « bateau ivre » sa force et sa beauté. L’amertume du soleil et la tristesse de l’enfant ne gomment pas les enchantements. Ils les réorientent plutôt vers la promesse fragile d’« un bateau frêle » sur « la flache / Noire et froide ». Car, il ne s’agit pas seulement d’enchanter la vie, mais bien de la changer. Et c’est même à condition et à la mesure de ce changement qu’elle pourra être enchantée.

Pour ce qui est de la vie de Rimbaud après la poésie, la plupart des commentateurs y voient une rupture totale. D’autres, au contraire, la présentent comme la continuation parfaite de ce que le narrateur de « Mauvais sang » dans Une saison en enfer annonçait. Je pense qu’il a bien rupture, mais que celle-ci n’est pas absolue. Et son dernier message halluciné, dicté sur son lit de mort à sa sœur, fait comme la synthèse entre son adolescence poétique et sa vie d’après.

Propos recueillis par Paul Tanguy pour RPDimanche.

Rimbaud, Révolution, de Frédéric Thomas, publié en 2019 aux éditions l’Echappée, 15 euros, 112p.

Crédits. Ernest Pignon-Ernest

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