Massacre et abomination

Sabra et Chatila, quarante ans après

Mahdi Adi

Mariam Amel

Sabra et Chatila, quarante ans après

Mahdi Adi

Mariam Amel

Il y a quarante ans, du 15 au 17 septembre 1982, les milices phalangistes libanaises massacraient les réfugiés palestiniens des camps de Sabra et Chatila, à Beyrouth, sous la supervision de l’armée israélienne et avec la complicité des puissances occidentales.

Illustration : "Le massacre de Sabra et Chatila" (1982-3), Dia al-Azzawi (1939-), Tate Gallery, Londres

« J’avais passé quatre heures à Chatila. Il restait dans ma mémoire environ quarante cadavres. Tous – je dis bien tous – avaient été torturés, probablement dans l’ivresse, dans les chants, les rires, l’odeur de la poudre et déjà de la charogne. »
Jean Genet - « Quatre heures à Chatila » (1982)

Pour comprendre l’origine du massacre de Sabra et Chatila, il faut remonter à la Nakba (« catastrophe » en arabe), épisode qui désigne l’exode de 700 000 Palestiniens en 1948, forcés de quitter leurs terres suite à la création de l’État d’Israël. Ceci oblige plus de 320 000 Palestiniens à traverser la frontière de Galilée et à s’installer dans les camps de réfugiés au Liban. Parmi eux, le camp de Chatila, à la frontière de Beyrouth-Ouest, qui abrite jusqu’à 12 000 réfugiés pour une superficie ne dépassant pas un kilomètre carré, et celui de Sabra, une extension du camp de Chatila, dans un quartier Sud de Beyrouth.

Un grand nombre de combattants palestiniens, les Fedayin, vivent alors dans ces camps, acquis à la résistance palestinienne. Ainsi en 1971, l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) dirigée à l’époque par Yasser Arafat s’installe au Liban après avoir été expulsée de Jordanie. En effet, les accords du Caire signés en 1969 entre l’OLP et le chef de l’armée libanaise avec le soutien du président égyptien Gamal Abdel Nasser, lui permettent de développer son appareil militaire sur le territoire libanais.

Mais les Phalanges libanaises (Al Kataëb, parti chrétien maronite de droite) rejettent cet accord qui reconnaît la légitimité de la résistance palestinienne. Alliées historiques des puissances impérialistes françaises et occidentales en général, les Phalanges vont travailler à saper la résistance palestinienne au Liban. Ses milices vont jouer le rôle de véritable bras armée de l’État israélien dans le pays. De 1969 à 1975, les tensions vont donc s’intensifier, entre, d’un côté, les Fedayin et leurs alliés qui soutiennent le droit des Palestiniens à se défendre depuis le Liban et, de l’autre, les Phalangistes, avec le soutien des forces armées libanaises, et qui vont chercher à éliminer la résistance palestinienne en l’accusant de ne pas respecter la souveraineté du Liban.

Guerre civile au Liban, blocus israélien contre Beyrouth, et expulsion des Fedayin

Le 13 avril 1975 dans le quartier de Aïn el-Remaneh à Beyrouth, des miliciens phalangistes attaquent un bus dans lequel se trouvent 27 Palestiniens et les exécutent tous. Le « massacre du bus » et l’attentat manqué le même jour contre le dirigeant phalangiste Pierre Gemayel vont être l’étincelle qui va acter le début d’une longue guerre civile au Liban. Un bain de sang qui fera plus de 200 000 morts en quinze ans, et qui attisera les divisions confessionnelles dans un pays déchiré par la guerre, tout en affaiblissant de manière considérable le mouvement pour la libération de la Palestine.

Le 14 mars 1978, profitant des tensions, l’État israélien décide d’envahir le Sud-Liban avec le soutien des Phalangistes. L’enjeu pour l’entité sioniste est de briser la résistance palestinienne et de tenir les Fedayin à distance des frontières. Le 6 juin 1982, une seconde guerre est lancée par Israël, qui bénéficie de la bienveillance des forces armées libanaises. L’opération militaire baptisée « Paix en Galilée » et le blocus de Beyrouth exercé par les forces armées israéliennes poursuit principalement deux objectifs : soutenir la candidature du chef des Phalangistes Bachir Gemayel aux élections présidentielles, et éliminer la résistance palestinienne en forçant le retrait des Fedayin et de tous les combattants palestiniens du Liban.

Le président étatsunien Ronald Reagan soutient l’agression militaire israélienne et va pousser les Fedayin à quitter le Liban et leur « offrant » une porte de sortie : si les combattants acceptent d’être expulsés vers la Tunisie, il promet de garantir la protection de leurs familles qui resteront dans les camps de réfugiés. Sous pression du blocus israélien, les Fedayin acceptent finalement de partir. 14 614 combattants palestiniens quittent donc le Liban pour Tunis, et la coalition formée par les forces américaines, françaises et italiennes promet de garantir la protection de leurs familles qui résident dans les camps.

L’assassinat de Bachir Gemayel : un prétexte pour l’invasion israélienne de Beyrouth-Ouest

Le 23 août 1982, Bachir Gemayel est élu président du Liban. A Beyrouth-Est les Phalanges libanaises fêtent la victoire, tandis que Beyrouth-Ouest est plongée dans l’anxiété et la confusion. Après l’expulsion des Fedayin et le résultat des élections, les réfugiés palestiniens craignent pour leur sort et celui de leurs familles. Et pour cause, le Premier ministre israélien est le premier homme d’État à adresser un télégramme de félicitations au nouveau président libanais : « Toutes mes félicitations du fond du cœur pour votre élection. Que Dieu vous protège, cher ami, dans la réalisation de votre importante tâche historique pour la liberté du Liban et son indépendance. Votre ami, Menahem Begin ».

Trois semaines plus tard, le 14 Septembre 1982 à 16 h 10, une explosion retentit à Beyrouth-Est. Une charge de 200 kilogrammes de TNT explose au siège du parti des Forces libanaises situé dans le quartier d’Achrafieh. Des médecins, des équipes de sauvetage ainsi que deux hélicoptères israéliens se dépêchent pour déblayer les décombres. Les chaînes de télévision américaines sont les premières à diffuser l’information : l’explosion a tué 27 personnes dont Bachir Gemayel, le jeune président de 34 ans.

Habib Chartouni, militant du PSNS (Parti Social National Syrien, qui s’oppose à l’alliance entre Bachir Gemayel et l’État israélien), reconnaît être le poseur de bombe. Mais les phalangistes accusent malgré tout les Fedayin d’avoir participé à l’attentat. Tsahal, l’armée israélienne, va alors prétendre que les combattants palestiniens sont toujours présents au Liban et prendre prétexte de cet attentat pour envahir et mettre sous contrôle Beyrouth-Ouest deux jours plus tard, le 16 septembre 1982.

« L’armée israélienne a commandé le "sale boulot" aux Kataëb »

Pour légitimer l’assaut contre Sabra et Chatila, l’État israélien va prétendre que 2 500 combattants responsables de l’assassinat de Bachir Gemayel sont présents à l’intérieur du camp. Quelques heures après son assassinat, l’armée israélienne va donc assiéger les camps. L’opération est dirigée par par le chef d’état-major de Rafael Eitan et le ministre de la Défense (et futur Premier ministre) Ariel Sharon. Ce dernier s’installe sur le toit de l’ambassade du Koweït, située juste en face de Sabra, afin d’être aux premières loges pour superviser personnellement le massacre. Il annonce fièrement à Menahem Begin : « Nos forces avancent vers leurs objectifs, je peux le voir de mes propres yeux. »

Mais ce sont les Phalangistes qui seront chargés de rentrer dans les camps, animés par la perspective de venger la mort de Bachir Gemayel. L’armée israélienne se contente d’encadrer l’opération de l’extérieur en assiégeant la zone. Une tactique qui permet à l’État israélien de se laver les mains, tout en sous-traitant le massacre dans l’objectif d’anéantir la résistance palestinienne au Liban.

Le Premier ministre Menahem Begin peut ainsi déclarer cyniquement devant la Knesset : « A Chatila, à Sabra, des non-juifs ont tué des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il ? ». De son côté, la commission Kahane qui sera créée par le gouvernement israélien se contentera logiquement de conclure que la responsabilité directe du massacre revient aux Phalangistes libanais, et qu’Israël ne pouvait avoir qu’une responsabilité indirecte. « Rien de réellement surprenant donc. Rien de politiquement gênant non plus », résume René Backmann dans Mediapart

L’écrivain anticolonialiste Jean Genet qui se trouve à Beyrouth au moment du massacre, sera l’un des premiers européens à pénétrer dans le camp de Chatila. Il documentera le massacre dans un court texte intitulé « Quatre heures à Chatila » où il décrit l’horreur et résume : « Comme l’armée israélienne a commandé le "sale boulot" aux Kataëb [les phalangistes, ndlr], ou aux Haddadistes, les travaillistes [israéliens] ont fait accomplir le ‘sale boulot’ par le Likoud, Begin, Sharon, Shamir. »

La nuit du 15 septembre 1982, les milices phalangistes dirigées par Elie Hobeika et Saad Haddad vont pénétrer dans les camps par groupes de cinquante. L’armée israélienne contrôle la zone et lance des fusées éclairantes pour les aiguiller et leur faciliter la tâche. Ivres de vengeance, les miliciens libanais commencent le massacre en torturant, violant et détruisant tout sur leur passage. Désarmés depuis le départ des Fedayin de Beyrouth vers Tunis, les réfugiés Palestiniens sont à la merci des phalangistes. Personne n’est épargné : les hommes, les femmes, les enfants, et même les animaux sont tués. Les exactions durent une quarantaine d’heure, jusqu’au samedi 17 septembre.

Silence, les Phalanges massacrent…

La journaliste palestinienne Bayan Nuwayhed Al-Hout qui a enquêté sur le massacre, raconte que les miliciens avaient reçu des ordres pour effectuer leur besogne en silence. Dans un livre paru en anglais en 2004 et intitulé Sabra and Shatila, September 1982, elle explique que les coups de feu devaient être éviter dans la mesure du possible, au profit de baïonnettes et de couteaux afin de ne pas attirer l’attention.

Pendant ce temps, l’armée israélienne continuait de bloquer toutes les entrées et sorties des camps pour empêcher les réfugiés de fuir. Dans Sabra et Chatila, enquête sur un massacre publié en 1982, le journaliste franco-israélien Amnon Kapeliouk raconte que cinq cents personnes réfugiées dans l’hôpital Gaza à Sabra ont tenté de quitter le camp en agitant des drapeaux blancs. Mais alors qu’elles tentaient d’échapper au massacre, des soldats israéliens les arrêtent et leur ordonnent de faire demi-tour vers les lieux où les atrocités avaient commencé.

Au sujet des sévices commis dans les camps, il rapporte des témoignages d’une violence extrême : des femmes sont violées plusieurs fois avant d’être tuées et leurs seins coupés, des femmes enceintes poignardées au ventre, des miliciens creusent au couteau une croix sur le front de leurs victimes, certains cadavres sont attachés et traînés en voiture...Même les enfants ne sont pas épargnés par l’horreur.

Le journaliste raconte encore qu’à l’hôpital d’Akka, les miliciens torturent des patients, et qu’Intisar Ismaïl, une infirmière de 19 ans, s’est faite violer dix fois par des membres de la fraction armée de Saad Haddad. Il relate également des disparitions : « Les habitants des villages de Choueifat et de Hadath, au sud de Beyrouth, disent que, vendredi à midi, trois gros camions et deux véhicules plus petits, bondés de civils, ont traversé leur localité On ne retrouvera pas trace de ces gens ». La chaîne d’information libanaise Al Mayadeen rapporte le témoignage de Mohammad Srour, un rescapé âgé de 56 ans : « Je n’oublierai jamais mon voisin Ahmed, qui a été abattu. Sa tête a été placée sur un bâton au milieu de la rue. J’ai perdu toute ma famille dans ce massacre, la scène du massacre d’Ahmed m’accompagne encore aujourd’hui ».

Israël et Phalangistes assassins, USA-France-Italie complices

Le nombre exact des victimes du massacre de Sabra et Chatila reste à ce jour inconnu. Un communiqué de la Croix Rouge publié le 22 septembre 1982 indiquait avoir retrouvé et enterré 663 corps dans des fosses communes. Une autre source annonçait le 14 octobre avoir retrouvé 762 cadavres dans les camps. A ce nombre s’ajoutent au moins 1 200 corps retrouvés par leurs familles et enterrés dans des cimetières privés. Il faut également compter les corps enterrés par les assaillants et ceux qui n’ont jamais été retrouvés et dont le nombre n’est pas connu. En tout, les estimations oscillent entre 3 500 et 5 000 martyrs. Des hommes, des femmes, des enfants et des personnes âgées, parmi lesquels on compte en majorité des Palestiniens mais aussi des Libanais.

Parmi les principales leçons à tirer de ce massacre, c’est qu’il ne faut jamais faire confiance aux puissances impérialistes et qu’il n’y a aucune illusion à entretenir à propos de la « communauté internationale ». En effet, les États-Unis, la France et l’Italie avaient promis de protéger les familles des Fedayin dans les camps en échange du départ des combattants de Beyrouth. Ronald Reagan aurait même remis une lettre à Yasser Arafat pour l’assurer de sa promesse. « Mais personne ne respectera sa parole », souligne le journaliste Pierre Péan dans un reportage publié par Le Monde Diplomatique.

Alors que les milices phalangistes avaient commencé à prendre position dès le 3 septembre aux abords des camps de Sabra et Chatila dans le quartier de Bir Hassan, les marines américains quittent le Liban sous les ordres du secrétaire à la Défense de Ronald Reagan, Caspar Weinberger. Puis les parachutistes français et les bersaglieri italiens qui devaient faire office de force d’interposition partent précipitamment à leur suite. Si bien que le 10 septembre plus aucun soldat n’est à Beyrouth. Les puissances occidentales n’ont évidemment jamais reconnu leur responsabilité dans cette affaire, mais il est clair qu’elles ont volontairement donné le feu vert aux milices phalangistes et à l’armée israélienne pour massacrer les réfugiés dans les camps de Sabra et Chatila.

Le massacre de Sabra et Chatila fait partie de la longue liste d’abominations à mettre sur le dos de l’entité sioniste pour éradiquer l’idée même d’une Palestine libérée du joug colonial, au même titre que ceux de Deir Yassin, Jénine et Gaza, avec la complicité des puissances impérialistes et des régime corrompus du Proche et Moyen-Orient. Alors qu’aujourd’hui encore, les camps au Liban, mais aussi en Jordanie, en Syrie, en Cisjordanie et à Gaza continuent d’abriter plus de 5 millions de réfugiés Palestiniens, il s’agit de défendre le droit inconditionnel au retour des réfugiés sur leurs terres. Mais pour la libération de la Palestine et pour la construction d’un État unique et laïc dans lequel pourront coexister toutes les communautés, le peuple palestinien ne peut compter que sur la mobilisation des masses populaires et la solidarité internationale en toute indépendance des puissances impérialistes et des régimes autoritaires et corrompus de la région.

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