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Bernie renonce à l'investiture

Sanders : fin de partie pour le rêve social-démocrate

Il y a tout juste un mois, de nombreux socialistes soutenaient qu’il était possible pour Bernie Sanders de remporter l'investiture démocrate et la présidence des États-Unis. Aujourd'hui, il a suspendu sa campagne. Et maintenant ?

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Crédits photo : Erin Schaff/The New York Times

Article publié sur Left Voice - Traduction par Inès Rossi

Plus de 12 000 personnes sont mortes des suites du coronavirus aux États-Unis, et des dizaines de millions de gens se retrouvent au chômage. Et, au milieu de tout cela, l’annonce tombe : Bernie Sanders abandonne la course à l’investiture démocrate.

L’impressionnante mobilisation autour de Sanders lui a permis de récolter 180 millions de dollars, plus que tous les autres candidats aux primaires démocrates réunis, grâce à de petits dons essentiellement de la classe ouvrière : enseignants, infirmières, employés d’Amazon, etc. Le “démocrate socialiste” autoproclamé a obtenu le soutien des principaux syndicats américains, et a bénéficié d’un soutien massif au sein de la jeunesse. Le succès de sa campagne restera représentatif d’un tournant vers la gauche dans la conscience des masses.

Nombre de travailleurs précaires sans assurance maladie avaient placés leurs espoirs en Sanders. Espoirs aujourd’hui déçus, car Bernie Sanders a abandonné la course.

Cette décision intervient après sa défaite face à Joe Biden dans dix États lors du Super Tuesday, et à la suite d’un véritable bashing médiatique exigeant de Sanders qu’il abandonne la course et se range derrière son rival. Pendant la campagne, il semblait possible que Bernie remporte l’investiture. Son programme (système de santé universel, gratuité des études supérieures, etc.) polarisait les débats au sein du Parti démocrate. Les sondages révélaient une forte adhésion à ses propositions de réformes. De toute évidence, l’establishment du Parti démocrate allait devoir effectuer un tournant, même rhétorique, à gauche, pour pouvoir tenir le rythme imposé par Sanders. Après sa victoire haut la main lors des primaires du Nevada, il semblait même inarrêtable. Le magazine Jacobin allait jusqu’à titrer : “Bernie a pris les rênes du parti”.

Et puis est arrivée la pandémie. L’avenir semble bien incertain, quand des milliers de personnes meurent du Covid-19, et quand le chômage de masse fait que les gens ont à peine de quoi se nourrir, sans parler de payer leurs loyers. L’abandon de Bernie laisse dans son sillage des milliers d’espoirs brisés. Mais l’heure n’est pas au désespoir : il nous faut tirer des leçons de cette crise afin de mieux lutter pour le socialisme.

Le Parti démocrate vs Bernie Sanders

On a beaucoup reproché à Sanders de ne pas avoir abandonné plus tôt, invoquant le fait qu’en pleine épidémie, les gens qui allaient voter le feraient au risque d’être contaminés (l’Ohio et l’État de New York ont d’ailleurs reporté leurs primaires). Ces critiques ont notamment été relayées sur les grandes chaînes de télévision, adversaires de longue date de Sanders. Pourtant, c’est bien la direction du Parti et la Cour suprême qui ont maintenu les élections malgré le risque, y voyant une aubaine pour faire pression sur Sanders.

Les jeux étaient faits depuis le Super Tuesday, lorsque, suite au retrait et au soutien de tous les autres candidats de l’establishment, Joe Biden l’a emporté dans dix États face à Bernie Sanders. Après cela, Elizabeth Warren, seule autre candidate progressiste encore en lice, a abandonné la course, et n’a pas apporté son soutien à Sanders. Si Warren avait renoncé avant le Super Tuesday, les résultats auraient sans doute été très différents. Mais la candidate a confirmé qu’elle restait fidèle à l’establishment démocrate.

La rapidité avec laquelle tout cela s’est produit n’est pas un hasard, mais le résultat de semaines d’attaques médiatiques contre Sanders. Barack Obama en personne aurait contacté les autres candidats pour les encourager à apporter leur soutien à Biden. À bien des égards, Biden se trouvait dans une impasse. Il est clair que l’establishment a activement promu Biden et a bloqué toute perspective d’élection pour Sanders, comme ils l’ont fait en 2016.

Pourtant, sur le “terrain des idées”, Sanders a gagné. Son programme était populaire, plus populaire que sa personne dans certains États, et il a réussi à imposer ses idées dans le débat public. Pendant la campagne, les sondages faisaient état d’une adhésion de 39% de la population à l’idée du socialisme, et de 50% à un système de santé universel.

Biden ou la stabilité capitaliste

Joe Biden n’a aucune solution à apporter à la crise actuelle, loin de là. On ne l’a pratiquement pas entendu depuis le début de la pandémie. Il n’en reste que pour beaucoup de gens, Biden incarne la “stabilité” des années Obama. Mais la stabilité est-elle encore possible, en période de crise sanitaire et économique ?

Certes, les années Obama n’étaient pas émaillées de tweets polémiques et de conférences de presse chaotique. Mais le gouvernement Obama-Biden n’était pas l’âge d’or que beaucoup - y compris Joe Biden - voudraient faire croire. Leur bilan est tout sauf progressiste. Obama a expulsé plus d’immigré que tout autre président avant lui, a lancé des frappes aériennes dans au moins sept pays et a adopté un plan de santé qui a surtout aidé les compagnies d’assurance, en écartant toute possibilité d’un service de santé public.

Plus que la “stabilité”, Biden représente la politique néolibérale qui a jeté les bases de la crise économique et sanitaire actuelle. Des milliers de personnes vont mourir en prison à cause du Covid-19. C’est Biden qui a contribué à la surpopulation des prisons aux États-Unis, avec le Crime Bill de 1994. Des milliers d’immigrants et de réfugiés vont mourir dans les camps de concentration construits par Biden, main dans la main avec la ICE, l’agence fédérale de police aux frontières des États-Unis. Et même en pleine pandémie, Biden continue de s’opposer à un système de santé universel.

On peut donc s’étonner que, dans ce contexte, Bernie Sanders n’ait pas manifesté de colère envers Joe Biden et l’establishment du Parti démocrate en annonçant son retrait de la course à l’investiture. Bien au contraire : “J’adresse mes félicitations à Joe Biden, un homme très respectable, avec qui je vais travailler pour faire avancer nos idées progressistes”, a-t-il déclaré.

Joe Biden est un ennemi de la classe ouvrière, celle-là même qui a soutenu Sanders, qui a financé sa campagne, a participé à ses meetings. Il se range fermement du côté des capitalistes, maintient sa scandaleuse opposition à un système de santé universel, et ce en pleine pandémie. Et pourtant, comme il l’a promis tout au long de sa campagne, Bernie Sanders fera campagne pour Biden, en dépit de ses plus fervents soutiens.

Il est donc temps de tirer les conclusions politiques de ce qui semble être une terrible trahison de tout ce pour quoi Sanders prétendait se battre.

Ci-gît le Sanderisme

Sanders a su tirer parti d’un phénomène en pleine expansion et beaucoup de gens se sont intéressés à la politique grâce à lui. Cependant, les dirigeants de ces masses nouvellement politisées (tant Sanders lui-même que ses alliés à la tête des Democratic Socialists of America, le parti des socialistes démocrates d’Amérique) ont choisi de consacrer la majeure partie de leurs forces à pousser un parti capitaliste vers la gauche. Cette stratégie semblait fonctionner au début. Des membres des DSA ont été élus à des Capitoles d’États, et Alexandria Ocasio-Cortez a gagné un siège à la Chambre des représentants.

L’échec de Sanders devrait occasionner une période d’introspection pour les dirigeants des DSA, du magazine Jacobin et de tous les autres groupes sanderistes. En mettant toutes leurs forces dans une stratégie s’appuyant sur la démocratie bourgeoise et un parti politique impérialiste pour atteindre le socialisme, ou même des réformes sociales, ils ont conduit un mouvement naissant dans une impasse.

L’histoire est jalonnée des tombes des militants de gauche qui ont tenté de réformer le Parti démocrate. C’est une stratégie qui a systématiquement échoué, de George McGovern à Jesse Jackson jusqu’à Bernie Sanders. Le Parti démocrate, en tant que parti intrinsèquement bourgeois et impérialiste, un ennemi juré des socialistes et du projet socialiste. Il est et restera ce qu’il a toujours été : un parti de capitalistes, pour les capitalistes. Le choix de la direction des DSA de s’aligner sur le Parti démocrate montre un échec stratégique fondamental. Les socialistes devraient se présenter aux élections pour diffuser leurs idées et construire leurs forces, et non pour construire un parti capitaliste.

Bernie Sanders n’est cependant pas un socialiste. Il est un “libéral à la New Deal”, selon ses propres termes. Son projet était de pousser le Parti démocrate vers la gauche, et non de faire naître la révolution socialiste. C’est la raison pour laquelle il a voté pour le plan de sauvetage des entreprises, la raison pour laquelle il soutient sans relâche l’impérialisme américain, et c’est pourquoi il va faire campagne pour Joe Biden. Sanders demande à ce que sa base électorale vote quand même pour lui lors des primaires à venir, afin qu’il puisse avoir le plus de délégués possible à la Convention ; en d’autres termes, il est toujours déterminé à pousser le parti vers la gauche de l’intérieur. Cette stratégie n’aura que peu d’impact sur l’establishment du Parti démocrate. En revanche, elle permet d’éviter que sa base plus radicale ne rompe avec le parti capitaliste.

Le plus tragique, dans la campagne de Sanders est qu’il a amené une grande partie des militants socialistes du pays dans le giron d’un parti qui n’avait aucune légitimité à leurs yeux. Cette intégration a été orchestrée par une direction qui promettait qu’elle n’avait pas vocation à être pérenne, et que cela permettrait d’obtenir des réformes structurelles sous une présidence Sanders, qui seraient à leur tour un tremplin sur la voie du socialisme.

Rien de tout cela ne s’est produit.

“Il ne s’agit pas de moi, mais de nous”

La campagne de Sanders a popularisé plusieurs revendications importantes que les socialistes devraient reprendre : un système de santé pour tous, l’annulation des dettes des étudiants, la gratuité des études universitaires et l’augmentation des impôts pour les riches. En pleine pandémie de coronavirus, Sanders a également défendu le versement d’un chèque de 2 000 dollars par personne pour chaque mois de la crise, ce qui serait salvateur pour beaucoup.

Tout au long de sa campagne, Sanders a promis que des réformes profondes pourraient être obtenues grâce à un soutien populaire pour faire face à un Congrès rempli de républicains (et de démocrates) : "Il ne s’agit pas de moi, mais de nous", a déclaré Sanders.

Mais Sanders n’a pas organisé une seule mobilisation pour ses revendications. Sanders avait le soutien d’un large secteur de travailleurs, d’étudiants et de plusieurs syndicats importants. Toutes ces forces auraient pu contribuer à faire avancer la lutte pour les réformes défendues par Sanders. Imaginez s’il avait appelé tous les syndicats qui l’ont soutenu à faire la grève pour un système de santé universel ? Ou s’il avait dit à tous ses sympathisants de descendre dans la rue pour manifester contre la dette étudiante ? Chacune de ces tactiques était réalisable avec la coalition qu’il avait construite. Mais au lieu de les appeler à se battre, Sanders les a appelés à... faire du porte-à-porte. Et des appels téléphoniques. Et des dons. Des organisations comme les DSA ont suivi le mouvement, consacrant tout leur temps et toute leur énergie à ces activités. C’est ainsi que Sanders a créé une armée de démarcheurs, et non une armée de lutte des classes.

Maintenant que Sanders abandonne la course, son incapacité à construire une armée de manifestants, de militants et de grévistes implantés dans la classe ouvrière est évidente. Mais en ce moment, il est encore plus urgent de poursuivre la lutte. Alors que les travailleurs de tout le pays organisent des débrayages et que la lutte des classes s’intensifie, la décision de la direction des DSA de se concentrer sur la campagne de Sanders doit être remise en question.

Bien que certains déclarent qu’il n’y a pas d’autre solution, notre tâche en tant que socialistes est de construire une force capable de créer l’alternative dont nous avons tous désespérément besoin. Pendant que Sanders vote en faveur d’un plan de sauvetage des entreprises, les infirmières réclament la nationalisation des services de santé. "Socialisme ou barbarie" : ce n’est pas seulement un slogan, c’est une réalité qui est en train de se concrétiser sous nos yeux.

Que faire

La défaite de Bernie Sanders sera, pour beaucoup, démoralisante et décourageante. Nombreux sont ceux qui envisagent de tourner le dos à la politique nationale pour se concentrer sur des mobilisations à l’échelle locale. Mais ce n’est pas le moment de perdre courage et d’abandonner la lutte pour le pouvoir politique au niveau national et international.

Ce dont les travailleurs ont besoin, c’est d’une représentation politique propre. Les travailleurs de la santé, du bâtiment et de l’alimentation qui se mobilisent en ce moment ont besoin de leur propre parti politique : un parti de travailleurs indépendant des capitalistes.

"Les choses étant ce qu’elles sont, elles ne peuvent que changer", a un jour écrit Bertolt Brecht. L’ordre capitaliste est en crise et, aujourd’hui plus que jamais, nous ne pouvons pas nous permettre de sombrer dans le désespoir. L’heure n’est pas à la désillusion, mais à la lutte. Le moment est venue de nous organiser pour préparer les combats qui ne font que commencer, et de jeter les bases de la révolution socialiste, pour notre avenir. Les socialistes déçus qui avaient sincèrement placé leurs espoirs en Sanders se rendent aujourd’hui compte de l’impasse stratégique que représentait le Parti démocrate, et doivent à présent se battre aux côtés de la classe ouvrière, en première ligne de la crise actuelle. Cette unité devrait se construire autour d’un nouveau parti, une véritable alternative de la classe ouvrière qui soit indépendante des capitalistes. Il est grand temps. Nous n’avons rien à perdre, et tout à gagner.


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